Les gendarmes et l'usage mortel de leurs armes (nouvelle mise en ligne)
Par Michel Huyette
rem : cet article a été mis en ligne pour la première fois en septembre 2010
Une affaire qui sort de l'ordinaire vient d'être jugée par la cour d'assises du Var, puisqu'il s'agit d'un homicide commis par un gendarme. Un individu est, selon les medias, arrêté pour vol de camion et séquestration du chauffeur, placé en garde à vue, et à l'occasion d'une pause, et alors qu'il est autorisé à fumer une cigarette devant la fenêtre d'un couloir, saute brusquement par cette fenêtre. Alors que l'individu est dans la cour de la gendarmerie et s'enfuit, le gendarme qui le surveille et qui n'a pas bougé de place fait usage de son arme, à plusieurs reprises, et l'atteint mortellement. L'individu décède presque aussitôt.
Poursuivi pour coups mortels (violences entraînant la mort sans intention de la donner), le gendarme a été acquitté par les magistrats et les jurés.
Le cadre juridique applicable est le suivant.
L'article 174 d'un décret du 20 mai 1903 relatif à l'oganisation de la gendarmerie autrefois, aujourd'hui l'article L 2338-3 (texte ici) du code de la défense, fixe les règles suivantes:
"Les officiers et sous-officiers de gendarmerie ne peuvent, en l'absence de l'autorité judiciaire ou administrative, déployer la force armée que dans les cas suivants : 1° Lorsque des violences ou des voies de fait sont exercées contre eux ou lorsqu'ils sont menacés par des individus armés ; 2° Lorsqu'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent, les postes ou les personnes qui leur sont confiés ou, enfin, si la résistance est telle qu'elle ne puisse être vaincue que par la force des armes ; 3° Lorsque les personnes invitées à s'arrêter par des appels répétés de " Halte gendarmerie " faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s'arrêter que par l'usage des armes ; 4° Lorsqu'ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n'obtempèrent pas à l'ordre d'arrêt. Ils sont également autorisés à faire usage de tous engins ou moyens appropriés tels que herses, hérissons, câbles, pour immobiliser les moyens de transport quand les conducteurs ne s'arrêtent pas à leurs sommations."
Ce texte est fortement dérogatoire au droit commun. D'ordinaire, une personne, y compris un policier, ne peut utiliser son arme contre un tiers que s'il est en situation de légitime défense, c'est à dire s'il ne dispose d'aucun autre moyen de se protéger contre une agression particulièrement dangereuse (cf. le texte ici). En plus, la rédaction de l'article L 2338-3 ne fait pas de la culpabilité de la personne gardée dans les locaux un élément d'appréciation. Cela veut dire que les gendarmes sont, dans les conditions légales, autorisés à tirer sur une personne qui s'enfuit de la gendarmerie même si, à ce moment là, il n'est pas certain qu'elle soit coupable d'une quelconque infraction. Il est donc possible, en théorie, qu'un gendarme tire sur un homme qui s'enfuit et qu'il soit ensuite prouvé, par exemple par l'arrestation du vrai coupable, que l'homme décédé n'avait rien fait qui puisse lui être reproché en dehors de sa tentative de fuite.
Quand un gendarme tire sur une personne qui "cherche à échapper" à sa garde, la légitime défense est évidemment exclue. Un gendarme n'est pas physiquement menacé par une personne qui s'enfuit, donc qui s'éloigne de lui, et qui en plus lui tourne le dos. Cela d'autant plus si cette personne n'est pas armée.
Depuis longtemps les professionnels s'interrogent sur le bien fondé actuel d'une telle disposition, et surtout sur ce qui peut encore justifier une différence de régime entre les policiers et les gendarmes qui peuvent, à tour de rôle, se retrouver dans des situations identiques et se voient pourtant appliquer des règles très différentes. Mais jusqu'à présent aucun gouvernement n'a estimé devoir modifier la réglementation en vigueur. C'est donc dans ce cadre juridique que s'est tenu le procès du Var.
Les juridictions françaises ont rarement eu l'occasion de se prononcer sur l'application de ce texte. Mais une décision importante a été rendue par la chambre criminelle de la cour de cassation le 18 février 2003 (décision ici). Dans son arrêt, la cour de cassation précise qu'un gendarme ne peut faire usage de son arme que si cet usage est "absolument nécessaire en l'état des circonstances de l'espèce".
Il ne s'agit toutefois pas d'une réelle innovation jurisprudentielle. Plusieurs années avant, la cour européenne des droits de l'homme avait déjà eu à interpréter l'article 2 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme qui mentionne que "La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article (art. 2) dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire : (..) b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue."
La CEDH avait en effet rappelé ce critère de l'absolue nécessité dans un arrêt du 27 septembre 1995 (McCan c/ Royaume Uni), en précisant à propos de cette autorisation exceptionnelle de tirer qu'étant donné l'importance du droit à la vie en temps de paix " Il faut donc en interpréter les dispositions de façon étroite" (§ 174) et que " La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l'article 2" (§ 149).
Si la précision est importante en ce qu'elle restreint le domaine d'application de l'article L 2338-3 précité, encore faut-il en analyser le sens et l'appliquer aux circonstances propres à chaque affaire.
Dans le dossier soumis à la cour d'assises du Var, le tir du gendarme sur l'homme qui prenait la fuite était-il "absolument nécessaire" ? Tout dépend de la façon d'interpréter ce critère.
Doit-on prendre en compte le comportement de l'individu sur qui a tiré le gendarme, et rechercher, objectivement, s'il était absolument nécessaire de faire obstacle à sa fuite pour mettre fin à un danger indiscutable ? Cela peut-être le cas, par exemple, quand un conducteur de voiture force plusieurs barrages de gendarmerie, tente de heurter un membre des forces de l'ordre, roule de façon très dangereuse pour les autres usagers, et que, alors qu'il est poursuivi, les gendarmes après lui avoir fait signe de s'arrêter tirent sur lui. La nécessité absolue serait alors l'obligation de mettre fin au danger permanent que représente le comportement de ce conducteur.
Ce pourrait être également le cas à propos d'un individu qui au moment de son arrestation s'est violemment opposé aux gendarmes, a exercé des violences physiques sur eux, éventuellement avec une arme, et dont on peut penser qu'après sa fuite il utilisera tous les moyens possibles, même les plus violents, pour s'opposer à toute nouvelle arrestation.
Doit-on avoir une approche moins restrictive, et prendre en compte la dangerosité seulement potentielle de l'intéressé ? Dans une telle configuration, un gendarme serait autorisé à faire feu contre celui qui s'enfuit de la gendarmerie non pas à cause du comportement de celui-ci dans les heures précédentes (l'homme peut avoir été arrêté pour une infraction de gravité moyenne), mais parce que le passé ancient et récent de l'individu démontre chez lui une dangerosité susceptible de s'exprimer de nouveau, même s'il n'existe pas de certitude.
Ce second critère est délicat d'application car en dehors des cas d'agressivité actuelle violente et manifeste, à partir de quand peut-on considérer qu'un individu est potentiellement dangereux à tel point qu'il est légitime de lui donner la mort s'il s'enfuit ? Par exemple, si un homme est placé en garde à vue pour un vol de faible importance mais a déjà été condamné pour braquage peu de temps avant, la dangerosité est assez aisément envisageable puisque les actes de délinquance sont rapprochés dans le temps. Mais si sa précédente condamnation est ancienne et que, jusqu'au nouveau vol, il n'y a rien sur son casier judiciaire, peut-on aussi aisément considérer qu'il reste très dangereux et qu'il est absolument nécessaire de tirer sur lui en cas de fuite ?
C'est bien pourquoi l'affaire soumise à la cour d'assises du Var était particulièrement difficile à juger.
On regrettera seulement - une fois de plus (lire ici) - que l'absence de motivation des décisions de la cour d'assises ne permette ni au gendarme poursuivi, ni à la famille de la personne décédée, ni aux citoyens, de savoir quels éléments ont finalement emporté la décision des juges.