Le viol, la dénonciation calomnieuse, et la CEDH
Par Michel Huyette
Alors que l'affaire "DSK" n'est pas terminée (cet ancien directeur français du FMI accusé d'agression sexuelle par une femme de chambre d'un hôtel new-yorkais) (lire ici, ici), la cour européenne des droits de l'homme vient de rendre une décision dont le contenu nous permet de prolonger une réflexion déjà entamée sur ce blog, autour de la problématique de la dénonciation calomnieuse. Et qui est directement en lien avec cette affaire, comme avec de nombreuses affaires de viol.
Rappelons brièvement (pour de plus amples développement lire ici) que la dénonciation calomnieuse c'est d'abord, selon les termes de l'article 226-10 du code pénal (texte ici), le fait de porter à la connaissance de la police ou de la justice "un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l'on sait totalement ou partiellement inexact".
Jusqu'en juillet 2010, il était précisé dans le même article que "La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d'acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n'est pas établie ou que celui-ci n'est pas imputable à la personne dénoncée." La loi du 9 juillet 2010 a remplacé cette phrase par "La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d'acquittement, de relaxe ou de non-lieu, déclarant que le fait n'a pas été commis ou que celui-ci n'est pas imputable à la personne dénoncée."
Cela change quoi ? Beaucoup de choses pour les plaignants.
Avec la première version, le plaignant pouvait être condamné pour dénonciation calomnieuse si la juridiction pénale déclarait la personne visée par la plainte non coupable, et cela même si l'innocence n'était retenue qu'au bénéfice du doute. C'est à dire quand les juges ont pensé : "Il n'est pas impossible que l'infraction ait été commise, mais dans le dossier et à l'issue des débats il n'y a pas assez de preuves pour retenir la culpabilité de la personne poursuivie".
En clair, et pour revenir aux affaires de viol, une véritable victime de viol qui dénonçait son véritable agresseur pouvait être poursuivie pour dénonciation calomnieuse en l'absence de condamnation de ce dernier. C'est à dire à chaque fois que la police n'avait pas réussi à réunir suffisamment de preuves au-delà des seules affirmations de la plaignante, par principe insuffisantes pour condamner quiconque.
Aujourd'hui, et pour rester dans le domaine du viol (mais le principe est le même pour toutes les infractions), la plaignante ne peut êre condamnée pour dénonciation calomnieuse que s'il est démontré que l'infraction dénoncée n'a jamais existée, autrement dit qu'elle a menti. Et il faut que cela soit écrit dans la décision déclarant la personne poursuivie non coupable. Une relaxe ou un acquittement au bénéfice du doute fait dorénavant obstacle à toute poursuite en dénonciation calomnieuse.
Cette évolution du droit est tout à fait logique et plus en conformité avec la réalité. Car une déclaration de non culpabilité ne signifie pas forcément l'innocence de l'intéressé.
Dans une décision en date du 30 juin 2011 concernant la France, la CEDH aborde cette problématique, sous l'angle des droits fondamentaux.
En septembre 1994 une salariée porte plainte pour viol et harcèlement sexuel contre l'un de ses supérieurs hiérarchiques. En 1998 un juge d'instruction rend une ordonnance de non lieu en écrivant qu'il n'a pas été possible "d'établir la véracité des accusations" et qu'il n'existe pas "de charges suffisantes" contre l'homme désigné comme agresseur.
L'homme accusé de viol renvoie la balle et porte plainte pour dénonciation calomnieuse. En 1999 la plaignante est déclarée coupable et condamnée à trois mois de prison avec sursis. Elle doit en plus verser environ 12.000 euros (en francs à l'époque) de dommages-intérêts à cet homme, et lui rembourser ses frais de procédure. Le tribunal applique la loi de l'époque en retenant que la fausseté du fait dénoncé résulte de la décision de non lieu.
La femme fait appel, sans succès, puis son pourvoi est rejeté par la cour de cassation dans une décision de mars 2003 (décision ici), quand bien même il était soutenu l'incompatibilité de l'article 226-10 de l'époque avec la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La cour de cassation a notamment rappelé que "en cas de décision définitive d'acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n'est pas établie ou que celui-ci n'est pas imputable à la personne dénoncée, les juges ne peuvent pas apprécier la pertinence des accusations portées."
La CEDH a donc été saisie. Dans l'arrêt précité (décision ici) elle écrit :
" La Cour constate qu'en l'espèce le juge d'instruction saisi de la plainte de la requérante a diligenté une information approfondie avec recherche d'éléments matériels et audition de nombreux témoins (paragraphe 10 ci-dessus). Il conclut, suite à cette enquête, que « l'absence de constatations objectives et les conclusions des rapports médico-psychologiques » ne permettaient pas de se forger une certitude et qu'il n'existait pas de charges suffisantes contre P. pour le renvoyer devant le tribunal correctionnel. C'est dans ces conditions qu'une ordonnance de non-lieu fut rendue. La Cour relève qu'en l'espèce le tribunal a fait une application stricte de ce texte en estimant que, de la décision de non-lieu du 22 janvier 1998, résultait « nécessairement » la fausseté des faits dénoncés et que, dans la mesure où la requérante s'était plainte de viols répétés et de harcèlement sexuel, elle ne pouvait ignorer la fausseté de ces faits, d'où il résultait que l'élément intentionnel était caractérisé" (..).
" Dès lors, un nouvel examen des faits dénoncés par la requérante dans sa plainte, par les juges de la dénonciation calomnieuse, était exclu. En effet, il aurait été considéré comme remettant en cause les conclusions du juge d'instruction dans son ordonnance de non-lieu. (..) La requérante se trouvait ainsi confrontée à une double présomption qui réduisait de manière significative les droits garantis par l'article 6 de la Convention, le tribunal ne pouvant peser les diverses données en sa possession et devant recourir automatiquement aux présomptions légales posées par l'article 226-10 du code pénal. (..) Elle n'avait de ce fait aucune possibilité d'apporter des preuves à soumettre au débat contradictoire devant le tribunal pour établir la réalité des faits et son absence de culpabilité avant que celui-ci se prononce."
Et elle conclut :
"(..) dans ces conditions, la requérante n'a pas pu bénéficier d'un procès équitable et de la présomption d'innocence. Partant, il y a eu violation de l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention."
Notons que la cour de cassation, dans son rapport annuel de 2009, avait déjà souligné la nécessité de modifier les termes de l'article 226-10 du code pénal, et que le législateur s'est rallié à ce point de vue.
Ainsi, dorénavant, dans les affaires de viol, les décisions de non lieu et d'acquittement rendues au bénéfice du doute ne pourront plus entraîner de poursuites contre la plaignante.
Mais pour que le texte puisse être appliqué, encore faut-il, s'agissant de la cour d'assises, que celle-ci motive par écrit sa décision, ce qui pendant de très nombreuses années a été exclu (lire not. ici, ici, ici) et qui est dorénavant prévu par une loi actuellement soumise au Conseil Constitutionnel.
Nous en reparlerons donc prochainement.
Mais dès à présent, ce cadre juridique impose aux magistrats d'apporter une particulière attention à la rédaction de leurs décisions de non culpabilité. Il va leur falloir distinguer les affaires dans lesquelles il est possible, mais non certain, que l'infraction ait été commise, de celles dans lesquelles il est absolument certain qu'elle n'a pas existé.
De fait, on peut penser qu'il pourrait être écrit que l'infraction "n'a pas été commise" soit quand des éléments du dossier prouvent avec certitude le caractère mensonger de la dénonciation (par exemple quand la preuve est rapportée que l'auteur désigné était géographiquement ailleurs le jour de l'agression), soit quand le plaignant reconnaît par la suite avoir menti, soit quand la personne qui porte plainte n'apporte aucun élément, même mince, susceptible de démontrer qu'il est possible que quelque chose se soit produit.
Mais cela ne solutionne pas tout. En effet on peut très bien imaginer qu'une victime réelle de viol qui désigne son véritable agresseur ne soit pas en mesure ni les policiers saisis d'apporter des éléments probants, ce qui est parfois le cas quand une agression sexuelle est dénoncée très longtemps après les faits.
Or, si l'on part du principe que, sauf en cas de mensonge manifeste, dans toute plainte il peut y avoir quelque chose de vrai, les juges n'écriront jamais que l'infraction n'a pas été commise, de peur de permettre la condamnation pour dénonciation calomnieuse d'une véritable victime.
Mais à l'inverse, si l'on pose un tel préalable de précaution, cela signifie que les plaintes douteuses ne seront jamais sanctionnées, ce qui viderait le texte sur la dénonciation calomnieuse de son efficacité préventive.
Il sera donc utile d'examiner la jurisprudence à venir sur ce sujet, pour éventuellement en tirer un bilan.