Le président de la cour d'assises influence-t-il les jurés (suite) ?
Par Michel Huyette
Le journal Le Parisien, en avril 2011, a publié un article dans lequel il est écrit qu'un juré, qui s'est manifesté auprès de journalistes, dénonce l'attitude d'un président de cour d'assises qui aurait, selon lui, exercé une pression maximale pendant le délibéré, et même "manipulé" les jurés, pour que soit condamné un accusé que lui, juré dénonciateur, estime innocent.
Cela avait fait l'objet d'un commentaire sur ce blog (lire ici).
Le procès de ce juré se tenant ces jours-ci, c'est l'occasion de revenir sur la très délicate question du déroulement des délibérés de la cour d'assises, et d'aller un peu plus loin dans la réflexion qu'à l'occasion du précédent article.
Les jurés prêtent serment de respecter le secret. Le texte de ce serment est contenu dans l'article 304 du code de procédure pénale (texte ici) :
"Vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X..., de ne trahir ni les intérêts de l'accusé, ni ceux de la société qui l'accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu'après votre déclaration ; de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection ; de vous rappeler que l'accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; de vous décider d'après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions".
Pour ne pas se tromper d'analyse, il faut comprendre, d'abord, la raison d'être de ce secret. Il y en a plusieurs.
Le secret c'est d'abord la condition indispensable pour que, pendant le délibéré, la parole soit libre. Un président d'assises a raconté qu'il y a quelques mois, après qu'il ait expliqué le cadre juridique du délibéré, et alors qu'il allait lancer le premier tour de table, un juré a levé la main et posé la question suivante : "Est-ce que vous nous confirmez que chacun d'entre nous est tenu au secret ?". Le président a répondu affirmativement, rappelant les termes du serment prêté par chaque juré. Mais, piqué par la curiosité, il a demandé a ce juré pourquoi il posait une telle question. Et le juré a aussitôt répondu : "C'est pour savoir si je peux parler librement."
Ce bref échange en dit plus long qu'un discours théorique. Le secret c'est ce qui facilite l'expression de ceux qui hésitent, qui doutent, ou à l'inverse qui ont un avis précis, et qui savent que personne ne dira jamais ce qu'ils ont dit, leurs hésitations, leurs certitudes, voire leurs erreurs ou parfois leurs incohérences.
Le secret du délibéré est donc indispensable pour permettre à chacun de s'exprimer pleinement, librement, sans crainte que ses propos soient rapportés à l'extérieur.
C'est pourquoi, pour cette seule raison, il ne pourrait pas y avoir de délibéré approfondi avec des prises de paroles réellement libres sans la garantie du secret absolu.
Il faut savoir ensuite que quand un accusé est déclaré coupable, ce qui suppose que la majorité prévue par la loi soit atteinte (6 voix sur 9 en première instance, 8 voix sur 12 en appel), le président n'écrit jamais sur la feuille de questions le nombre de "oui" (qui par exemple peuvent être en première instance 6, 7, 8 ou 9). La loi lui impose d'écrire : "Oui à la majorité de 6 voix au moins".
Cela signifie que la réalité des votes reste secrète. Personne ne sait exactement combien de personnes ont voté oui, et s'il y a eu un ou plusieurs non.
Cela rassure fortement les jurés quand sont jugés des accusés très dangereux. En effet, l'accusé devenu le condamné ne sait pas si tout le monde a voté oui. Si jamais lui ou ses proches voulaient s'en prendre à un membre du jury (cela n'est jamais arrivé jusqu'à présent fort heureusement..), il sait qu'il pourrait très bien s'en prendre à une personne qui a voté non.
Une autre raison encore impose un secret absolu du délibéré. C'est le ressentiment, parfois constaté, de ceux qui sont contrariés par la décision.
Dans un délibéré, 9 ou 12 personnes prennent une décision en commun. Sur la culpabilité, quand l'accusé ne reconnaît pas les faits, certains pensent qu'il est coupable, d'autres non. Quand l'accusé est déclaré coupable, certains sont en faveur d'une peine élevée quand d'autres sont nettement plus modérés.
Et, de temps en temps (même si cela est rare), un juré accepte mal ce fonctionnement démocratique, et ne supporte pas que sa conviction, très forte, n'ait pas été partagée par la majorité des autres jurés. D'où, de temps en temps aussi, des tensions pendant le délibéré lui même.
Faut-il alors accepter que le juré dont la position n'a pas été suivie et qui en est fâché aille dire à l'extérieur tout le mal qu'il pense de la décision rendue, qu'il décortique les opinions des uns et des autres pour les critiquer ou les dénigrer ? Evidemment non. Le secret est là pour garantir que ceux qui ont mal supporté la règle démocratique et le vote majoritaire n'iront pas ensuite vider leur sac avec la subjectivité générée par leur ressentiment.
Au demeurant, dans un article publié le 18 octobre 2013, la journaliste du Monde P. Robert-Diard, qui a assisté aux audiences du procès en cours, a relevé qu'alors que le juré poursuivi a maintenu avoir été manipulé par la présidente, une autre femme juré dans la même affaire, citée comme témoin, a déclaré au tribunal "Je n'ai pas mal vécu ce délibéré. Je n'ai senti ni manipulation, ni pression. J'étais libre de ma décision." (lire ici) Soit exactement le contraire des propos du juré dénonciateur. Cela illustre parfaitement la difficulté d'avoir un compte rendu objectif, neutre, et fiable, du déroulement du délibéré. (1)
Pour au moins ces trois raisons, le secret du délibéré est donc une règle indispensable sur laquelle il ne sera jamais possible de revenir. Et c'est pour cela que la loi prévoit une sanction pour tous ceux qui enfreignent cette règle, qu'ils soient magistrats ou jurés.
Il n'empêche que ce secret a un inconvénient majeur : en cas de dysfonctionnement de quelque nature qu'il soit, personne n'est, a priori, autorisé à le faire savoir à l'extérieur. Et ce dysfonctionnement peut bien sûr avoir comme origine un comportement inadapté d'un président. Il serait absurde d'écarter une telle hypothèse d'un revers de manche. Il suffit de se rappeler qu'en ce moment deux magistrats sont poursuivis disciplinairement devant le Conseil Supérieur de la Magistrature après avoir utilisé leur téléphone en pleine audience de cour d'assises pour se voir interdire de prétendre que le comportement des magistrats est toujours parfait.
Mais on se heurte alors à un double obstacle : d'abord comment savoir si ce qui est raconté après l'audience est exact ou non, ensuite qu'est-ce qui est acceptable en délibéré, et qu'est-ce qui ne l'est pas ?
S'agissant de la première problématique, il est assez évident que les propos d'un seul acteur d'un délibéré ne peuvent suffire à conclure que ce qu'il raconte est l'exact reflet de la réalité. Comme souligné plus haut, subjectivité et ressentiment ont leur place, et tout commentaire unique doit être considéré avec beaucoup de prudence, quel que soit son contenu.
En plus, à cause de la règle du secret et de sa sanction pénale quand elle n'est pas respectée, on imagine mal le juré cité devant une juridiction pénale citer comme témoins les autres jurés, ce qui reviendrait à les contraindre à leur tout à violer le secret du délibéré.
Enfin, cela supposerait que chaque juré soit en mesure d'expliquer, de façon parfaitement objective à supposer que cela soit possible, dans quel état d'esprit il était, comment il a compris les demandes et les attitudes des autres, pourquoi de son point de vue le président a dit ceci ou cela.
La voie semble bien sans issue quand elle passe par la juridiction correctionnelle après qu'un juré ait raconté, en dehors de l'institution judiciaire, sa vision du délibéré auquel il a participé.
La seconde problématique doit être abordée sans hésitations. Mais elle bien plus délicate à traiter qu'il peut sembler au premier abord. Car il est plus que difficile, c'est peut dire, de préciser ce que doit être le comportement d'un président de cour d'assises en délibéré, une fois que l'on a écarté l'hypothèse de pressions manifestement aberrantes, ce qui ne se produit sans doute jamais de façon aussi flagrante.
Le président de la cour d'assises est un membre comme les autres de la juridiction, et à ce titre il dispose d'une voix. Il doit donc lui aussi se faire son opinion et, bien sûr, il a le droit de l'exprimer pendant le délibéré. Le risque est toutefois permanent qu'un juré plus en difficulté que les autres, qui n'arrive pas à clarifier ses idées dans une affaire complexe, s'appuie sur l'avis du président et, au final, décide de voter dans le même sens que lui faute de meilleur avis personnel. Au demeurant, un juré en difficulté peut aussi se rallier à l'avis d'un autre juré qui aura longuement et avec vigueur développé son point de vue. On voit parfois en délibéré des échanges approfondis et parfois un peu vifs entre jurés qui défendent chacun avec vigueur des points de vue opposés.
Il y a donc toujours en délibéré des influences dans tous les sens, et entre tous les participants. Imaginer un délibéré pendant lequel personne n'influence personne serait forcément une vue de l'esprit déconnectée de la réalité d'un groupe devant prendre des décisions importantes.
Il est vrai que l'avis du président peut influencer plus fortement que l'avis d'un juré. Cest pourquoi, comme mentionné dans le précédent article (lire ici), il est souvent préférable que le président s'abstienne de donner son point de vue, tant sur la culpabilité que sur la peine, ou, en tous cas, qu'il ne le donne qu'en toute fin de délibéré, quand tous les membres de la cour d'assises se sont exprimés, ont échangé, ont examiné tous les éléments essentiels du dossier, et ont, à ce stade du délibéré, été en mesure de bâtir peu à peu leur raisonnement jusqu'à une conviction suffisamment forte pour entraîner leur vote dans un sens ou dans un autre. De la même façon, il peut sembler souhaitable que le président s'abstienne de mentionner des fourchettes de peines susceptibles de convenir dans le dossier jugé.
Pour le dire autrement, le rôle du président c'est, surtout, d'aider les jurés à raisonner, à construire leur raisonnement, de faire en sorte que tous les arguments soient pris en compte dans un sens ou dans un autre, de veiller à ce que chaque juré ait l'occasion de s'exprimer, d'aider les plus timides à le faire, de veiller à ce que ne soient pas introduits dans le débat des éléments erronés. Dans une telle configuration, les jurés, pour la très grande majorité d'entre eux, sont tout à fait capables de raisonner et d'arriver à une conviction reposant sur un argumentaire sérieux et convaincant.
Reste le cas du président qui va au-delà et qui, parce qu'il refuse qu'une décision soit trop éloignée de sa conviction, utilise des stratagèmes contestables pour contrer les avis déjà exprimés des jurés. La difficulté, nous l'avons déjà souligné, consiste à fixer la limite.
Pour certains jurés plus susceptibles que d'autres, le fait que le président donne son avis est déjà perçu comme une discutable tentative d'influence. Alors que pour d'autres la même intervention est considérée comme un indispensable élément de leur réflexion. La ligne rouge ne se situe donc pas là.
Cette ligne rouge peut sembler franchie quand le président constate que la cour d'assises se dirige vers telle décision après que chacun de ses membres aient exprimé leur point de vue, qu'il réalise que la décision qui s'annonce est contraire à sa conviction, et qu'il tente de faire changer d'opinion ceux qui sont d'un avis contraire au sien en refusant d'admettre leur argumentation quand bien même elle est raisonnable et parfaitement étayée tant d'un point de vue juridique que factuel au regard des éléments du dossier. Bref, quand le président fait anormalement pression sur les jurés pour qu'ils changent d'avis.
La problématique doit être abordée en amont et en aval de l'audience.
Pendant le délibéré, ce sont d'abord vers les magistrats assesseurs que les regards se tournent. Ils ne doivent pas hésiter à intervenir pour exprimer leur compréhension vis à vis des points de vue opposés à celui du président, et à prendre oralement leur distance vis à vis des propos tenus par ce dernier. Ils peuvent même demander au président de faire une pause pendant le délibéré et lui exprimer leur désapprobation. Mais cela ne fait malheureusement pas obstacle au dysfonctionnement.
En amont, et c'est là l'essentiel, il manque depuis toujours une réflexion globale, nationale, sur la déontologie du délibéré.
Certes, dans son Recueil des obligations déontologiques des magistrats", publié en 2010, le Conseil Supérieur de la Magistrature (son site) a tracé quelques lignes. Il est écrit au paragraphe e.16, p. 36 :
"A l'audience et pendant le délibéré le magistrat adopte une attitude d'écoute (..)"
Mais celà ne nous avance que peu, même si l'attitude d'écoute peut signifier l'ouverture d'esprit à l'argumentation des autres. C'est pourquoi, dans un premier temps, il peut être utile de rechercher quelques repères méthodologiques.
L'une des conditions essentielles pour que le président ne soit pas tenté d'intervenir au-delà de l'acceptable, c'est qu'il soit indifférent au résultat du procès. Comprenons nous bien. Cela signifie que tant que la décision retenue n'est pas manifestement aberrante (ce serait le cas - jamais rencontré en pratique car les jurés savent toujours faire la part des choses - si par exemple la peine maximale était envisagée pour un accusé primaire qui a commis un crime de faible gravité), le président doit être indifférent au fait que la décision finale ne soit pas celle pour laquelle il a voté. Les magistrats professionnels ne détiennent pas la vérité. Ils doivent accepter que, parfois, leur point de vue soit minoritaire.
Au demeurant, comme cela a déjà été indiqué sur ce blog, l'expérience de plusieurs années en cour d'assises montre de façon particulièrement flagrante que avec ou sans jurés les décisions rendues seraient globalement à peu près les mêmes. Cela parce que magistrats et jurés travaillent sur le même dossier, on entendu les mêmes personnes, et, logiquement, en tirent à peu près les mêmes conséquences.
Le président doit aussi veiller à ce que personne d'autre ne cherche à influencer excessivement le débat. Il faut avoir en tête que le délibéré c'est, en soi, un lieu d'influences réciproques entre tous les participants. Certains jurés ayant une forte conviction cherchent parfois à influencer ceux qui ne la partagent pas. Le président doit souvent, pendant le délibéré, rappeler que tous les avis sont respectables et faire en sorte que tous les jurés se sentent libres de voter ce qui leur semble opportun, quand bien même d'autres ont exprimé un profond désaccord avec leur vision du dossier.
Dans tous les cas, les présidents qui expriment leur point de vue doivent se poser les questions suivantes : quand interviennent-ils, c'est à dire pourquoi à ce moment et pas à un autre, que disent-ils, c'est à dire quels termes emploient-ils pour exprimer une divergence de point de vue, et dans quel but inerviennent-ils, c'est à dire à titre d'information ou pour faire évoluer l'opinion déjà exprimée des autres.
C'est en regardant en eux mêmes que les présidents peuvent sentir si leur intervention est une simple participation au débat, ou bien s'il peut y avoir quelques arrière-pensées.
Certains présidents de cour d'assises ont fait le choix de ne pas donner leur avis, tant sur la culpabilité que sur la peine. Si cette pratique n'est sans doute pas majoritaire, elle a l'avantage de faire obstacle à tout dérapage. Elle contraint les jurés à construire seuls leur raisonnement, la prise de parole des magistrats assesseurs devant être retardée autant que possible. Et elle coupe court à toute insinuation, objective ou non, quant à une manipulation du jury par le président.
Présider un délibéré n'est pas facile. Il faut accompagner, aider, soutenir les jurés, et notamment ceux qui parfois sont un peu perdus, leur apporter une multitude d'informations juridiques, cela sans les influencer et guider leur vote.
La mise en retrait du président sur le fond du dossier solutionne la plupart des dysfonctionnements possibles. Le président peut alors se consacrer à la seule animation du délibéré, afin que chacun s'exprime, même les plus timides, que tous les éléments soient examinés, que chacun construise un raisonnement étayé.
Au-delà de ces quelques pistes méthodologiques, qui ne sont qu'un point de départ, la réflexion déontologique autour du délibéré, qui est insuffisante actuellement, doit se poursuivre, et être amplifiée.
Quoi qu'il en soit, en fin de session, de très nombreux jurés font part aux divers président(e)s de leur grande satisfaction. Le moment où les uns et les autres prennent congé, après de nombreuses journées ensemble, est toujours un moment fort en émotion.
Les poignées de mains, les regards, les quelques mots, les remerciements, nous disent régulièrement que, finalement, nous n'avons pas été trop mauvais.
Pour les présidents, c'est la plus belle des récompenses.
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1. Le lecteur est également renvoyé à la rubrique "Paroles de jurés" de ce blog (colonne de gauche) pour des témoignages de jurés ayant siégé auprès de magistrats professionnels.