Le juge ou le Parlement, qui fait la loi ? (à propos des reclassements à l'étranger)
Ce qui vient de se passer autour de la question du reclassement des salariés dont le licenciement pour motif économique est envisagé est intéressant à plus d'un titre, notamment, et c'est ce que j'en retiendrai aujourd'hui, en ce qui concerne l'articulation des interventions du juge et du Parlement dans l'élaboration des normes juridiques.
Quand un employeur envisage un licenciement pour motif économique, il doit, entre autres obligations, chercher préalablement s'il peut reclasser le salarié qu'il envisage de licencier. Cette obligation est inscrite dans l'article L 1233-4 du code du travail qui nous dit que :
"Le licenciement pour motif économique d'un salarié ne peut intervenir que lorsque tous les efforts de formation et d'adaptation ont été réalisés et que le reclassement de l'intéressé ne peut être opéré dans l'entreprise ou dans les entreprises du groupe auquel l'entreprise appartient. Le reclassement du salarié s'effectue sur un emploi relevant de la même catégorie que celui qu'il occupe ou sur un emploi équivalent. A défaut, et sous réserve de l'accord exprès du salarié, le reclassement s'effectue sur un emploi d'une catégorie inférieure. Les offres de reclassement proposées au salarié sont écrites et précises."
Le rôle du juge, c'est d'appliquer la loi, mais une application mécanique d'un texte ne suffit pas toujours. Le juge doit très souvent fixer le périmètre de notions imprécises.
En droit du travail, s'est posée la question suivante : quand un groupe est constitué de plusieurs entreprises, que certaines sont en France et d'autres à l'étranger, l'employeur doit-il proposer des postes en reclassement seulement dans les entreprises situées en France, le pays dans lequel vit le salarié susceptible d'être licencié, ou bien doit-il proposer des postes dans les autres pays, même quand il sait, tout comme le salarié, que dans certains pays les salaires sont tellement faibles que la proposition sera forcément rejetée. Les medias mentionné la semaine dernière une proposition faite à un salarié d'aller travailler dans un pays émergent pour un salaire de quelques dizaines d'euros par mois. Et ce n'était pas une première..
Deux réponses semblaient possibles au moment d'analyser cet article du code du travail.
L'une, privilégiant la réalité, consiste à dire que l'employeur ne doit faire que des propositions sérieuses, c'est à dire celles que le salarié peut réellement envisager d'accepter, autrement dit n'est pas tenu de faire des propositions manifestement aberrantes que tout salarié refuserait. Mais une nouvelle difficulté apparaît rapidement : qui fixe la limite entre la proposition raisonnable et celle qui ne l'est pas ? De fait, si un employeur peut légitimement penser qu'un salarié ne voudra pas partir à l'autre bout du monde, avec sa famille, pour quelques dizaines d'euros pas mois, comment savoir si le même salarié acceptera ou refusera d'aller dans un pays d'Europe pour un salaire légèrement moindre mais quand même acceptable ?
L'autre, plus juridique, consiste à relever que la loi telle qu'elle a été votée par le Parlement ne comporte aucune limite géographique en matière de propositions de reclassement, d'autant plus que le texte précité mentionne expressément le "groupe", notion qui entraîne parfois l'existence d'une pluralité de sociétés dans diverses parties du monde.
La cour de cassation a choisi cette seconde option, conforme à la législation en vigueur. Et elle décide depuis plusieurs années que l'employeur doit proposer les postes à l'étranger, même quand il pense que le salarié, qui a pu exprimer un point de vue en ce sens, avant de recevoir les propositions, va probablement les refuser (par ex: arrêt du 18.11.2009)
Elle a toutefois récemment assoupli cette position en considérant que si le salarié ne connaît pas la langue du pays dans lequel un emploi en reclassement est disponible, l'employeur qui n'est pas tenu d'offrir une formation en langue étrangère peut ne pas proposer ce poste (arrêt du 26.01.2010).
Il n'empêche que ces règles ont de nombreuses fois semé le trouble dans les entreprises, des salariés estimant humiliant de se voir proposer des postes dans des pays étrangers, aux langues exotiques, et pour un salaire dérisoire au regard de leur niveau de vie en France, même modeste. Et à l'envers, des employeurs ont été condamnés pour ne pas avoir proposé des postes que les salariés auraient manifestement refusé.
C'est pourquoi le Parlement est intervenu pour modifier le cadre juridique applicable, par le biais de la loi 2010-499 du 18 mai 2010.
Dorénavant, dans l'article L 1233-4, à la phrase "Le reclassement du salarié s'effectue sur un emploi relevant de la même catégorie que celui qu'il occupe ou sur un emploi équivalent" il a été ajouté les mots " assorti d'une rémunération équivalente".
Et il a été créé un nouvel article L 1233-4-1 rédigé ainsi :
"Lorsque l'entreprise ou le groupe auquel elle appartient est implanté hors du territoire national, l'employeur demande au salarié, préalablement au licenciement, s'il accepte de recevoir des offres de reclassement hors de ce territoire, dans chacune des implantations en cause, et sous quelles restrictions éventuelles quant aux caractéristiques des emplois offerts, notamment en matière de rémunération et de localisation. Le salarié manifeste son accord, assorti le cas échéant des restrictions susmentionnées, pour recevoir de telles offres dans un délai de six jours ouvrables à compter de la réception de la proposition de l'employeur. L'absence de réponse vaut refus. Les offres de reclassement hors du territoire national, qui sont écrites et précises, ne sont adressées qu'au salarié ayant accepté d'en recevoir et compte tenu des restrictions qu'il a pu exprimer. Le salarié reste libre de refuser ces offres. Le salarié auquel aucune offre n'est adressée est informé de l'absence d'offres correspondant à celles qu'il a accepté de recevoir."
Il s'agit là de règles que le juge judiciaire pouvait difficilement poser dans le cadre, qui doit rester limiter, de son pouvoir d'interprétation de la loi.
C'est pourquoi, au-delà du fond du droit avec lequel on peut être ou ne pas être d'accord, il est légitime si ce n'est indispensable que le Parlement intervienne chaque fois que nécessaire pour rectifier un texte devenu source d'incertitudes ou de dysfonctionnements qui peuvent être supprimés.