Le conseil constitutionnel et le contrôle de la jurisprudence de la cour de cassation
Par Michel Huyette
Ces jours-ci, à l'occasion d'un médiatique procès concernant notamment un ancien chef de l'Etat, vient d'être posée, sous un angle particulier, une question prioritaire de constitutionnalité, la QPC (lire not. ici, et ici). Le tribunal correctionnel vient d'accepter de transmettre la QPC à la cour de cassation qui, prochainement, décidera si elle la transmet au conseil constitutionnel (cf. ici).
Le principe de base concernant la QPC est inscrit dans l'article 61-1 de la constitution française, en ces termes : "Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé."
Dans le procès actuel, la QPC soulevée concerne le point de départ du délai de prescription du délit d'abus de bien social. Rappelons brièvement de quoi il s'agit.
Les articles 7 et 8 du code de procédure pénale posent un principe juridique important, celui de la prescription des infractions. En résumé, quand une infraction est commise par un individu, au-delà d'un certain délai les poursuites ne sont plus possibles, même s'il est établi après l'expiration de ce délai que cet individu a bien commis ces faits. C'est ce que l'on appelle la prescription.
Pour les délits, la délai de prescription est de 3 années (art 8, lire ici) (1).
En principe, le point de départ du délai de prescription est le jour de commission de l'infraction, comme cela est clairement mentionné pour les crimes à l'article 7 du cpp (lire ici). Et il en va de même pour les délits. (2)
Mais depuis des années, la cour de cassation apporte une nuance importante à ce principe en prenant en compte le caractère non apparent de certaines infractions (3). Elle a posé comme principe que le délai de prescription des infractions non apparentes débute "le jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique". L'idée, simple, c'est que celui qui arrive à cacher son comportement délinquant ne doit pas en tirer un bénéfice.
A propos de l'abus de bien social (4), infraction du monde des entreprises, la cour de cassation a jugé dans le même esprit que le délai de prescription commence à courir au moment de la publication des comptes de l'entreprise (dans lesquels on devrait voir apparaître le prélèvement illégal) ou, si le prélèvement a été dissimulé (il apparaît mais sous un intitulé mensonger qui lui donne l'apparence d'un prélèvement justifié), à compter du jour où l'infraction est révélée.
Dans ce second cas on en revient à la première règle : le délai de prescription court à compter de la découverte de l'acte délinquant.
Ce point de départ retardé agace les hommes d'affaire et les élus qui leur sont proches. C'est pourquoi il y a régulièrement des tentatives en vue de faire cesser cette jurisprudence (lire ici).
Mais venons en maintenant à ce qui nous intéresse spécialement aujourd'hui.
La QPC qui vient d'être déposée et que le tribunal a accepté de transmettre à la cour de cassation est relative au délai de prescription retardé que nous venons de décrire, qu'elle voudrait voir déclarer non conforme à la constitution.
Or, cette QPC ne semble pas avoir pour objet de faire constater qu'une disposition législative est non conforme à la constitution française puisque ce qui est contesté aujourd'hui c'est uniquement la jurisprudence de la cour de cassation. De fait, rien dans les articles 7 et 8 du code de procédure pénale ne permet de faire une quelconque distinction entre les infractions apparentes et celles qui ne le sont pas.
D'où une interrogation de certains commentateurs : cette QPC qui s'oppose à la jurisprudence et non à un texte est-elle quand même recevable ?
On connaît la réponse car le conseil constitutionnel a déjà donné son avis.
Dans une décision du 6 octobre 2010 (lire ici), il a, en marge du litige de fond, indiqué que "en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à" une disposition législative.
Et dans le commentaire de la décision (lire ici), il est précisé que : "En effet, si la création de la QPC a institué un contrôle a posteriori abstrait des dispositions législatives, elle a reconnu aux justiciables le droit de contester la constitutionnalité d’une disposition législative « applicable au litige ». Ainsi le justiciable ne s’est pas vu reconnaître le droit à contester une norme dans une abstraction théorique qui serait distincte de l’application qui est susceptible d’en être faite dans le litige où il est partie : le requérant qui pose une QPC a le droit que soit examinée la constitutionnalité d’une disposition législative telle qu’elle est interprétée ou appliquée, c’est-à-dire compte tenu de la portée effective que lui confère une interprétation jurisprudentielle constante."
Résumons : Tout justiciable peut contester non seulement la règle qui lui est opposée, mais aussi son interprétation jurisprudentielle par la cour de cassation.
La démarche qui vient d'être effectuée n'a donc rien de juridiquement aberrant. Au demeurant, si l'on peut exiger que dans une démocratie les élites n'aient pas plus de droits que les citoyens ordinaires, on peine à trouver des raisons pour justifier qu'ils ne bénéficient pas des droits reconnus à tous les citoyens, et cela même si l'usage de toutes les possibilités juridiques offertes par la loi peut faire partie d'une stratégie plus vaste que la seule recherche d'une avancée juridique.
Une dernière remarque s'impose.
Si le conseil constitutionnel (5) déclare l'interprétation de la cour de cassation non conforme à la constitution, cela aura un effet direct sur les affaires dans lesquelles les faits, même dissimulés, ont été découverts plus de trois années après qu'ils aient été commis. Cela permettra sans doute à certains justiciables du monde des affaires qui se sont montrés suffisamment habiles pour camoufler leurs fraudes d'échapper aux sanctions.
Mais si à l'inverse le conseil constitutionnel avalise la position de la jurisprudence, cela rendra plus difficile la tâche de ceux, dirigeants d'entreprises ou élus, qui sont en quête d'arguments pour mettre à néant la jurisprudence de la cour de cassation afin de bénéficier d'une sorte d'impunité de fait.
C'est ce que certains appellent l'effet boomerang...
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1. Bien sûr ce délai ne court pas quand une enquête est en cours. Ce qui compte c'est la période de temps sans aucune mesure d'enquête.
2. En pratique c'est un peu plus nuancé car quand une infraction est continue, c'est à dire qu'elle dure (par exemple le recel), le délai de prescription court à compter du jour où l'infraction cesse (quand le receleur se sépare du bien).
3. Cette jurisprudence a concerné d'abord l'abus de confiance, qui est le détournement de la chose confiée.
4. L'abus de bien social c'est, de la part des dirigeants de la société, l'utilisation de l'argent de celle-ci en dehors de son intérêt, soit pour son usage personnel (ex : se faire construire une piscine à son domicile, se payer des voyages privés), soit pour favoriser une autre société dans laquelle ils ont des intérêts.
5 Qui, ce n'est pas banal, comporte parmi ses membres le même ancien chef de l'Etat et un ancien président de la cour de cassation.