Le conseil constitutionnel et la motivation des décisions de la cour d'assises, une situation inédite
Par Michel Huyette
La question de la motivation des décisions de la cour d'assises a déjà été abordée à plusieurs reprises sur ce blog (cf. not. ici, ici, ici, ici, ici). Rappelons très succinctement qu'à la cour d'assises magistrats et jurés répondent seulement par "oui" et par "non" à des questions sur la culpabilité, et que les décisions de sont pas motivées comme le sont la plupart des autres décisions de justice, par le biais de quelques paragraphes rédigés résumant le raisonnement suivi et la raison d'être de la décision.
Après que la CEDH (cour européenne des droits de l'homme, site ici) ait considéré que le système des questions et des réponses oui/non viole la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (en fait sur le système belge mais avec un mécanisme de questions très proche du nôtre, cf. les articles précédents), c'est le conseil constitutionnel (son site) à qui il a été demandé, par le biais d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) introduite par un condamné si cette absence de motivation est conforme ou contraire à notre constitution (texte ici).
Très attendue, la décision vient d'être rendue ce 1er avril 2011 (décision ici).
Le conseil estime que la loi telle qu'elle est interprétée par la cour de cassation n'est pas contraire à notre constitution.
Dans sa motivation le conseil considère que :
- "'il est loisible au législateur, compétent pour fixer les règles de la procédure pénale en vertu de l'article 34 de la Constitution, de prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, à la condition que ces différences ne procèdent pas de discriminations injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense",
- "les personnes accusées de crime devant la cour d'assises sont dans une situation différente de celle des personnes qui sont poursuivies pour un délit ou une contravention devant le tribunal correctionnel ou le tribunal de police ; que, par suite, le législateur a pu, sans méconnaître le principe d'égalité, édicter pour le prononcé des arrêts de la cour d'assises des règles différentes de celles qui s'appliquent devant les autres juridictions pénales",
- "il ressort de l'ensemble des dispositions du titre Ier du livre II du code de procédure pénale, relatives à la cour d'assises, que les droits de la défense de l'accusé sont assurés tout au long de la procédure suivie devant cette juridiction ; que les dispositions contestées ont pour seul objet de déterminer les modalités selon lesquelles la cour d'assises délibère ; qu'elles ne portent, en elles-mêmes, aucune atteinte aux droits de la défense garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789",
- "il ressort des articles 7, 8 et 9 de la Déclaration de 1789 qu'il appartient au législateur, dans l'exercice de sa compétence, de fixer des règles de droit pénal et de procédure pénale de nature à exclure l'arbitraire dans la recherche des auteurs d'infractions, le jugement des personnes poursuivies ainsi que dans le prononcé et l'exécution des peines ; que l'obligation de motiver les jugements et arrêts de condamnation constitue une garantie légale de cette exigence constitutionnelle ; que, si la Constitution ne confère pas à cette obligation un caractère général et absolu, l'absence de motivation en la forme ne peut trouver de justification qu'à la condition que soient instituées par la loi des garanties propres à exclure l'arbitraire",
- " les dispositions particulières prévues par le chapitre VI du titre Ier du livre II du code de procédure pénale soumettent les débats de la cour d'assises aux principes d'oralité et de continuité ; que ces principes imposent que les preuves et les moyens de défense soient produits et discutés oralement au cours des débats ; qu'il ressort des articles 317 et suivants du code de procédure pénale que l'accusé assiste personnellement aux débats et bénéficie de l'assistance d'un défenseur ; que l'article 347 interdit qu'en cours de délibéré, le dossier de la procédure soit consulté par la cour d'assises hors la présence du ministère public et des avocats de l'accusé et de la partie civile ; qu'en outre, les magistrats et les jurés délibèrent ensemble immédiatement après la fin des débats ; qu'ainsi, ces dispositions assurent que les magistrats et les jurés ne forgent leur conviction que sur les seuls éléments de preuve et les arguments contradictoirement débattus",
- "la cour d'assises doit impérativement statuer sur les questions posées conformément au dispositif de la décision de renvoi dont l'article 327 du code de procédure pénale prescrit la lecture à l'ouverture des débats ; que l'article 348 prévoit qu'après avoir déclaré les débats terminés, le président donne lecture des questions auxquelles la cour et le jury doivent répondre ; que l'article 349 impose que chaque fait spécifié dans la décision de mise en accusation ainsi que chaque circonstance ou chaque cause légale d'exemption ou de diminution de peine invoquée fassent l'objet d'une question ; que des questions spéciales ou subsidiaires peuvent, en outre, être posées à l'initiative du président ou à la demande du ministère public ou d'une partie ; que l'accusé peut ainsi demander que la liste des questions posées soit complétée afin que la cour d'assises se prononce spécialement sur un élément de fait discuté pendant les débats",
- "les modalités de la délibération de la cour d'assises sur l'action publique sont définies de façon précise par le chapitre VII du même titre ; que les dispositions de ce chapitre, parmi lesquelles figurent les articles contestés, fixent l'ordre d'examen des questions posées à la cour d'assises, l'organisation du scrutin et les règles selon lesquelles les réponses doivent être adoptées",
- "il appartient au président de la cour d'assises et à la cour, lorsqu'elle est saisie d'un incident contentieux, de veiller, sous le contrôle de la Cour de cassation, à ce que les questions posées à la cour d'assises soient claires, précises et individualisées",
- "l'article 359 du code de procédure pénale a pour effet d'imposer que toute décision de la cour d'assises défavorable à l'accusé soit adoptée par au moins la majorité absolue des jurés ; qu'en imposant que la décision de la cour d'assises sur la culpabilité de l'accusé soit rendue par la seule lecture des réponses faites aux questions, le législateur a entendu garantir que la décision sur l'action publique exprime directement l'intime conviction des membres de la cour d'assises".
Et le conseil constitutionnel conclut : "il résulte de l'ensemble de ces garanties relatives aux débats devant la cour d'assises et aux modalités de sa délibération, que le grief tiré de ce que les dispositions critiquées laisseraient à cette juridiction un pouvoir arbitraire pour décider de la culpabilité d'un accusé doit être écarté".
En résumé, le conseil constitutionnel avalise le système français, sans même exiger une modification quelconque de la formulation des questions ni leur multiplication.
Ce qui précède appelle quelques premières observations.
D'abord, on reste un peu sur sa faim. En effet, le conseil constitutionnel, dans sa décision, ne semble pas avoir voulu porter son analyse sur ce que signifie véritablement le mot "motiver", sur la raison d'être d'une telle exigence dans la plupart des domaines du droit, ni sur ce qui, d'un point de vue humain, fait la différence entre des réponses sèches à des questions purement juridiques et une motivation judiciaire classique.
Ensuite parce que, au-delà du seul contenu de la décision du conseil constitutionnel, l'exposé des enjeux apparaît dans le commentaire qui est fait de cette décision aux cahiers du conseil constitutionnel (texte ici) (1). Et l'on voit tout de suite que le texte de la décision du conseil ne traduit qu'une faible partie de ces enjeux, autrement dit que l'essentiel n'y est sans doute pas écrit.
Il y est mentionné que :
- "Toute l’histoire de la cour d’assises, en France, est celle de la recherche d’un équilibre entre le poids respectif des jurés et celui des magistrats, entre une tendance plus libérale et démocratique, méfiante à l’égard des magistrats, ou une tendance plus technocratique et directive, tendant à renforcer un certain contrôle de la cour sur les jurés",
- "Depuis la Révolution, la cour d’assises est donc un enjeu politique : c’est la place des citoyens dans le procès criminel. L’instauration d’une motivation littérale des décisions ne mettrait pas à bas la cour d’assises ou le jury criminel, mais elle en modifierait l’équilibre", autrement dit la motivation littérale donnerait une place plus (trop) importante aux magistrats professionnels et notamment au président",
- "Estimer que la décision de la cour d’assises doit être motivée revient à remettre en question le principe selon lequel le verdict est l’expression directe du choix des jurés : c’est le vote des jurés qui exprime la condamnation non le raisonnement juridique que le magistrat pourrait construire pour présenter la rigueur de la solution retenue",
- "Ainsi, fondamentalement, le choix du jury criminel, en France, n’est pas qu’un choix procédural, c’est la traduction de l’idée que le constat du crime n’est pas seulement une question d’argumentation juridique. Le crime doit pouvoir être constaté par tout citoyen qui doit pouvoir dire : « ceci est un crime ». Le choix de faire juger les crimes par la cour d’assises et les délits par des magistrats professionnels confère à la différence entre crime et délit une portée qui ne tient pas seulement au degré de gravité. Il s’agit de renvoyer à une conception plus sociale du crime, comme l’action qui « offense les états forts et définis de la conscience collective ». En ce sens, il y a une justification à la non-motivation littérale de l’arrêt criminel. On peut ne pas partager les motifs de cette justification et les trouver insuffisants. Toutefois, une part du débat sur ce point relève de l’opportunité politique qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de trancher".
Ceci n'est pas forcément convaincant. En effet, motiver plus avant ne modifie pas inéluctablement les équilibres de la cour d'assises. Comme cela a déjà été indiqué précédemment, réfléchir à une motivation littérale c'est d'abord et avant tout s'imposer un effort intellectuel supplémentaire au moment de bâtir son raisonnement et de choisir sa conclusion. Cela pour réduire les risques de raisonnement excessivement subjectif en tous cas insuffisamment étayé. Et cela concerne de la même façon les magistrats et les jurés.
Au demeurant, il y a quelque chose de fondamentalement troublant à considérer qu'à la cour d'assises on peut écrire oui ou non sur son bulletin pour quelque raison que ce soit, aussi bonne ou mauvaise soit-elle.
Par ailleurs, la situation créée par cette décision semble inédite en ce sens qu'il pourrait s'agir de la première fois que le conseil constitutionnel déclaré conforme à la constitution un mécanisme juridique que la CEDH estime (si tel est bien le cas) contraire aux droits fondamentaux définis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Mais ce serait une erreur de soutenir que nous allons vers une aberration au motif qu'il y aurait une contradiction entre le conseil constitutionnel et la CDEH. En effet, le contenu de notre constitution n'est pas le même que celui de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, la seconde pouvant être parfois plus exigeante et plus protectrice que la première.
Au final, quel avenir pour cette problématique ?
Il faut avant tout éviter la cacophonie et les incohérences, génératrices d'inégalités entre les justiciables. En ce sens, il n'est pas certain qu'il soit opportun, ici ou là, de prendre l'initiative de modifier localement la façon d'expliciter la décision rendue.
Il semble dorénavant indispensable que la CEDH soit saisie dès que possible dans un dossier français, afin qu'elle dise, sans qu'il y ait de place à l'avenir pour une quelconque interprétation, si le système français est ou non acceptable au regard des normes européennes.
Et en cas de réponse négative, il appartiendra au Parlement de modifier notre législation, quand bien même celle-ci est estimée depuis aujourd'hui conforme à notre constitution. (2)
Un chapitre se referme aujourd'hui, mais nous sommes encore loin de la conclusion du livre.
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1. Ces cahiers, qui relèvent du conseil constitutionnel lui-même, et qui publient un commentaire des décisions en même temps que la décision est annoncée, offrent souvent un éclairage très intéressant sur les enjeux de la problématique.
2. En belgique, après que la cour de cassation ait en conséquence de la jurisprudence de la CEDH écarté les règles relatives aux questions, le parlement a modifié le code de procédure pénale par une loi du 21 décembre 2009.