Le coeur de l'humanité
Par Michel Huyette
A sa place, nombreux sont ceux qui auraient choisi la solution inverse. Mais pas elle. Et elle ne s'est même pas posé de question.
Comme frère et comme mari, on peut trouver mieux. Tous deux, copains de longues date, désocialisés depuis des années, se sont recyclés dans la délinquance à répétition, notamment les braquages. Ils sont allés en prison, sont sortis puis y sont retournés, encore et encore.
Après leur dernière mise en liberté, ils sont une nouvelle fois allés chez elle. L'un pour retrouver sa femme, l'autre pour être aidé par sa soeur. Elle a naturellement ouvert la porte. Mais comme il est souvent difficile à ceux qui sont restés longtemps en marge de s'insérer socialement et professionnellement, ils n'ont pas tardé à recommencer les braquages. C'est alors que tout s'est effrondré pour elle.
Elle a commencé par ne plus supporter qu'ils partent et reviennent à n'importe quelle heure, qu'ils la laissent dans l'incertitude et la peur, qu'elle soit seule à tenir la maison, à dépenser le peu qu'elle gagnait alors que ce qu'ils volaient ils allaient le gaspiller dans des dépenses toutes plus inutiles les une que les autres. Alors la dépression s'est faite de plus en plus présente.
Quand ils ont été arrêtés pour la énième fois elle n'a pas supporté. Hospitalisation en psychiatrie, enfant retirés et confiés à une famille d'accueil. Elle a connu le fond du trou. Puis, peu à peu, mois après mois, aidée par des travailleurs sociaux, elle a remonté la pente. Cela a été plus que dur mais elle a réussi à retrouver un nouvel équilibre. Et le projet a été fait d'un rapprochement avec les enfants qu'elle a été finalement autorisée à élever de nouveau. Un nouvel équilibre, précaire, était atteint.
Je l'avais en face de moi, comme témoin devant la cour d'assises, au procès de son mari et de son frère. Je lui ai demandé : "Quand ils sortiront, que ferez-vous ?". Et, comme si cela était une évidence, elle a répondu : "C'est mon mari, c'est mon frère, je vais les reprendre, je ne vais quand même pas les laisser à la rue. Peut-être qu'ils auront compris".
C'est à cause de ce "peut-être" qu'elle était inquiète. Mais malgré toutes les conséquences passées du comportement de ces deux-là, lui demander si elle allait encore les aider avait pour elle quelque chose d'incongru.
Elle m'a rappelé cet homme, rencontré maintenant voilà des années. La famille traversait tellement de turbulences (argent, conflit de couple, difficultés avec les enfants, violence) qu'un dossier avait été ouvert chez le juge des enfants.
Une mesure de tutelle aux prestations familiales avait été ordonnée, afin que les difficultés financières ne soient plus un souci permanent gangrènant la vie de la famille. A l'approche de la fin de mesure, le travailleur social avait rédigé son rapport. Après avoir décrit l'évolution de la famille pendant l'année écoulée, il avait ajouté un paragraphe critique pour dénoncer l'attitude du père. En effet, alors que les ressources de la famille étaient maigres, il avait accepté d'héberger son frère qui était sans le sou, d'où des dépenses supplémentaires et un budget encore plus difficile à tenir.
Quand je l'ai reçu en audience avec sa famille, je lui ai posé la question : "Pourquoi avez vous hébergé votre frère alors que vous avez déjà à peine assez d'argent pour offrir le minimum à votre famille ?"
Je me souviens comme si c'était hier de son visage et de sa réponse. Car pour lui aussi celle-ci était évidente. Il m'a simplement dit : "Mais enfin monsieur le juge, nous n'avons pas grand chose, mais mon frère n'avait rien. Nous n'allions quand même pas le laisser dehors".
Chez certains êtres humains, la générosité ne se réfléchit pas. Elle est en eux, tout simplement.
Il n'empêche que c'est parfois agaçant. Ce fût le cas quand cet homme, sans aucune arrière pensée, a cru bon d'ajouter en s'adressant à moi et à l'assistante sociale : "et puis, à ma place, vous auriez fait pareil, non ?"
Nous nous sommes regardés elle et moi. Et, pour ne pas avoir à répondre, nous avons fait comme si nous n'avions rien entendu.