La satire (et un peu de grossièreté) en politique et la CEDH
Par Michel Huyette
La Cour européenne des droits de l'homme, dont la mission est de veiller à la protection de nos droits les plus fondamentaux, est particulièrement vigilante dans le domaine de la liberté d'expression. L'affaire qu'elle vient de juger et qui concerne la France en est une nouvelle illustration.
On se souvient, parce que cela avait fait grand bruit, que, reprenant les mots d'un président de la République, un homme, le 28 août 2008, jour de la visite du même président de la République à Laval, alors que le passage du cortège présidentiel était imminent, avait brandi un petit écriteau sur lequel était inscrite la fameuse phrase « casse toi pov’con ».
Cet homme avait été pénalement poursuivi pour offense au président de la République, délit prévu et réprimé par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 (1). Sa condamnation par le tribunal avait été confirmée par une cour d'appel, puis la cour de cassation avait déclaré son pourvoi non admis.
Devant la CEDH cet homme a soutenu que sa condamnation porte atteinte à sa liberté d’expression tel que garantie par l’article 10 de la Convention.
Ce sur quoi la CEDH, dans un arrêt du 14 mars 2013 (document ici), et par six voix contre une, a conclu à une violation de l'article 10 en ces termes :
"(..) la Cour relève que l’expression apposée sur un écriteau, « Casse toi pov’con », brandi par le requérant lors d’un cortège présidentiel sur la voie publique, est littéralement offensante à l’égard du président de la République. Cela étant, ce propos doit être analysé à la lumière de l’ensemble de l’affaire, et en particulier au regard de la qualité de son destinataire, de celle du requérant, de sa forme et du contexte de répétition dans lequel il a été proféré. (..)
La question se pose néanmoins de savoir si la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant peut être mise en balance avec les intérêts de la libre discussion de questions d’intérêt général dans le contexte de la présente espèce. A cet égard, la Cour estime que l’on ne peut pas considérer que la reprise du propos présidentiel visait la vie privée ou l’honneur, ou qu’elle constituait une simple attaque personnelle gratuite contre la personne du président de la République.
La Cour observe, d’une part, qu’il résulte des éléments retenus par la cour d’appel que le requérant a entendu adresser publiquement au chef de l’Etat une critique de nature politique. Cette juridiction a en effet indiqué qu’il était un militant, ancien élu, et qu’il venait de mener une longue lutte de soutien actif à une famille turque, en situation irrégulière sur le territoire national. Elle a précisé que ce combat politique s’était soldé, quelques jours avant la venue du chef de l’Etat à Laval, par un échec pour le comité de soutien car cette famille venait d’être reconduite à la frontière et que le requérant en éprouvait de l’amertume. Elle a enfin établi un lien entre son engagement politique et la nature même des propos employés. Or, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance. (..)
La Cour retient, d’autre part, qu’en reprenant à son compte une formule abrupte, utilisée par le président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique, le requérant a choisi d’exprimer sa critique sur le mode de l’impertinence satirique. Or, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais.
La Cour considère que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d’intérêt général sans lequel il n’est pas de société démocratique (mutatis mutandis, Alves da Silva, précité, § 29). Eu égard à ce qui précède, et après avoir pesé l’intérêt de la condamnation pénale pour offense au chef de l’Etat dans les circonstances particulières de l’espèce et l’effet de la condamnation à l’égard du requérant, la Cour juge que le recours à une sanction pénale par les autorités compétentes était disproportionné au but visé et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique."
Au-delà du débat classique sur l'ampleur de la liberté d'expression dans le domaine politique, ce qui pouvait troubler, dans cette affaire spécifique, était le déséquilibre entre d'un côté un premier homme à qui la phrase présidentielle était destinée, et qui ne pouvait rien faire en raison de la protection statutaire de l'auteur de cette phrase, et d'un autre côté l'auteur de la phrase en capacité d'attaquer toute personne reprenant ses propres mots.
On pressent entre les lignes de la décision de la CEDH que cela n'a probablement pas été indifférent.
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1. Le délit d’offense au président de la République est prévu par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, rédigé ainsi : « L’offense au président de la République par l’un des moyens énoncés dans l’article 23 est punie d’une amende de 45 000 euros. Les peines prévues à l’alinéa précédent sont applicables à l’offense à la personne qui exerce tout ou partie des prérogatives du président de la République» (texte ici).