La révolte des juges
Par Roland Kessous (magistrat)
Corporatisme d'une profession qui s'abrite derrière le manque de moyens pour ne pas voir la réalité, sa perte d'influence sur l'évolution sociale ?
Chant du cygne d'une profession qui a perdu ses repères ?
On peut tout soutenir.
Mais à mon sens, c'est avant tout, la révolte désespérée de gens de robe, héritiers d'un certain pouvoir à travers notre histoire, qui aujourd'hui prennent conscience, dans le mouvement général de désengagement de l'État dans les secteurs les plus porteurs de sens comme l'enseignement ,la santé, qu'ils ont perdu le rêve caressé de toujours, à savoir être un troisième pouvoir ou même un contre-pouvoir.
Le fait d'être au cœur de tous les conflits privés et publics, de tous les dysfonctionnements, des problèmes d'ordre public, a toujours suscité chez les magistrats le sentiment qu'ils étaient des instruments essentiels de la paix sociale. Mais aujourd'hui cette paix, les équilibres qui la soutiennent, relève davantage du poids des intérêts économiques que de la défense des valeurs par les professions du droit. Et la mondialisation a fait éclater le cadre national en faisant dépendre nos équilibres d'événements et de choix qui se situent hors de nos frontières.
Dans ce bouleversement des priorités, où l'économie règne en maître, les secteurs régaliens, comme la police la gendarmerie la justice, constituent des pôles coûteux pour l'État qui, tout en les contrôlant, veut les soumettre aux lois du marché, c’est-à-dire fonctionner au moindre coût. La révision générale des politiques publiques n'est rien d'autre que la traduction de cette volonté de faire primer la gestion sur les principes défendus par ces professions.
Pour la justice, fonctionner en état chronique d'insuffisance budgétaire, c’est l’assurance pour le pouvoir que les agents de cette administration, en revendiquant des moyens nouveaux, ne mèneront pas de manière prioritaire le combat sur le sens politique de leur action au sein de l'État.
La révolte d'aujourd'hui, c'est extrêmement révélateur, ne porte pas sur le sens de la perte de notre influence dans la vie publique, sur l'importance du droit dans une société démocratique, sur les valeurs fondamentales dont nous sommes porteurs au regard de la Constitution. Elle ne porte pas davantage sur l'organisation judiciaire et sur l'importance démesurée et malsaine de la hiérarchie sur la vie quotidienne des juridictions. Cette hiérarchie toujours soucieuse de ménager ses perspectives de carrière ne pense qu'en termes de gestion, de rentabilité, d'économie de moyens. Il est symptomatique d’entendre les magistrats et les fonctionnaires dire d'une même voix » on ne nous considère plus, nous ne sommes que des numéros, il n'y a plus la moindre once d'humanité dans le comportement de nos chefs. »
Et quand de surcroît on accuse ces mêmes personnes d'être responsables d'un fait divers dramatique, on conçoit que la réponse immédiate soit la révolte.
Le pouvoir actuel, caractéristique des pouvoirs faibles, méprise les corps intermédiaires, rouages essentiels de la vie démocratique. Il substitue sa propre conception de l'intérêt public à celle de ces institutions, partis, syndicats, associations, sans entendre leurs revendications qui, au-delà des problèmes corporatistes, tendent à défendre l'intérêt général.
Dominique Rousseau dans un article du monde 10 février 2011 à raison de situer le débat sur son véritable terrain ; la démocratie. Au moment où les règles économiques tendent à devenir les éléments dominants de la vie publique, il est sain de rappeler que la justice doit demeurer une institution indépendante pour garantir les droits fondamentaux des citoyens.