La problématique des décisions rétroactives en assistance éducative
Par Michel Huyette
Lorsqu'un juge des enfants ordonne une mesure d'assistance éducative en application des articles 375 et suivants du code civil (action éducative en milieu ouvert, enfant confié à un tiers..) (textes ici) il doit, sauf dérogation exceptionnelle, fixer une durée maximale à cette mesure. Et l'article 375, alinéa 3, précise que ce maximum est de deux années.
Par ailleurs, en assistance éducative comme dans de nombreuses autres matières civiles, la décision du juge ne prend juridiquement effet que quand elle est notifiée aux intéressés, c'est à dire concrètement quand un exemplaire écrit leur est remis ou au moins présenté.
Par exemple, quand un juge des enfants prononce une mesure qui une fois notifiée prend effet au 1er juin 2012 et qu'il lui donne une durée de validité d'une année, cette mesure prend automatiquement juridiquement fin le 31 mai 2013 à minuit. Il n'en va autrement que si le juge des enfants, après avoir respecté la procédure ordinaire (convocation, auditions, jugement et notification) décide, suffisamment avant le 31 mai 2013, de prolonger la mesure à compter du 1er juin 2013 et pour une nouvelle durée mentionnée dans le jugement envoyé à toutes les parties. Dans ce cas deux mesures se succèdent sans aucune interruption.
La difficulté, importante nous le verrons, apparaît quand la mesure en cours n'est pas renouvelée avant son échéance. C'est le cas si, pour continuer le même exemple, le juge des enfants ne convoque les intéressés qu'en juin 2013, et que sa décision de prolonger la mesure ne prend effet que le 1er juillet 2013. Pendant un mois, du 1er juin au 1er juillet 2013, il n'existe plus aucune décision judiciaire. Faute de support juridique, aucune mesure ne peut être mise en oeuvre, ce qui fait que la mesure exercée jusqu'au 31 mai s'arrête à minuit ce jour là.
S'il s'agit de la seule mesure ordonnée par le juge des enfants, à compter du 1er juin, en droit, il n'existe plus de dossier d'assistance éducative pour cette famille dans le cabinet du juge des enfants.
Quand il s'agit d'une mesure éducative en milieu ouvert, il n'est pas forcément dramatique que pendant un mois les éducateurs chargés de la famille cessent leurs interventions et ne les reprennent qu'un mois plus tard. En cas d'urgence les services sociaux départementaux pourront toujours intervenir.
Là où apparaissent les plus sérieuses difficultés c'est quand, pendant une année, un mineur a été confié à un tiers parce qu'il a été considéré en grave danger dans son milieu naturel. La situation devient très délicate si, à l'échéance de la première année, dans notre exemple en mai 2013, les professionnels écrivent dans leur rapport au juge des enfants que le mineur doit impérativement rester dans son lieu d'accueil, qu'un retour dans son milieu familial encore bien trop dégradé est inenvisageable et le replacerait dans une situation de grave danger, mais que le juge ne rend pas de jugement renouvelant la mesure d'accueil le lendemain du terme de la précédente.
Parce que si pendant quelques semaines il n'existe plus aucune décision judiciaire confiant ce mineur au service d'accueil, le mineur est de nouveau, juridiquement, sous l'autorité exclusive de ses parents et, n'étant plus confié à aucun service éducatif d'accueil, il doit impérativement rejoindre leur domicile quand bien même il y est humainement en danger.
C'est pourquoi, en continuant toujours avec notre exemple de départ, il arrive que des juges des enfants, bien que ne convoquant les intéressés que pendant le mois de juin 2013 et ne notifiant leur décision qu'en juillet 2013, écrivent en bas de leur jugement que la décision prendra effet le 1er juin. Ils décident de faire partir la mesure à une date antérieure à l'audience, encore plus antérieure à la date de notification du jugement.
C'est ce que l'on appelle faire rétroagir (agir pour le passé) une décision judiciaire. Et qui déclenche une multitude de difficultés. Pour les décrire brièvement, continuons avec une mesure à échéance au 30 mai et renouvelée uniquement à compter du 1er juillet.
- Le statut du mineur
Quand un mineur quitte l'établissement auquel il est confié par le juge, il est considéré comme étant en fugue. Peuvent se mettre en place divers mécanismes de recherche, par les travailleurs sociaux, la police ou la gendarmerie.
C'est pourquoi si le mineur quitte son foyer (ou sa famille) d'accueil le 1er juin 2013, il n'est pas en fugue, plus largement n'est pas dans une situation illégale. Son départ ne peut donc pas être considéré comme irrégulier par les responsables du service d'accueil et ne peut pas être signalé comme tel aux services de police ou de gendarmerie, quand bien même ils continuent à soutenir que le mineur est en danger chez ses parents.
- La responsabilité pénale des parents
Quand des parents dont l'enfant mineur est confié à un tiers par le juge des enfants le reçoivent chez eux sans autorisation et, malgré la demande des services éducatifs, refusent de le reconduire jusquà ce service d'accueil, autrement dit s'opposent à l'exécution de la mesure, ils se rendent coupables du délit de non représentation d'enfant prévu par l'article 227-5 du code pénal (texte ici). Ils peuvent être renvoyés devant le tribunal correctionnel et condamnés à une peine de prison et/ou d'amende.
Dans notre exemple, à compter du 1er juin, aucune décision judiciaire ne confiant le mineur à un service éducatif, les parents ne commettent aucune infraction en l'accueillant chez eux. Au demeurant, s'ils ne le faisaient pas alors que le mineur n'est plus confié à un tiers mais est sous leur seule responsabilité, il pourrait leur être reproché un abandon de leur enfant !
A l'inverse, les responsables du service d'accueil pourraient être considérés comme commettant la même infraction si, au cours du mois de juin, ils refusaient de laisser le mineur rejoindre le domicile de ses parents malgré la demande de ces derniers puisqu'il n'ont plus aucun titre juridique leur permettant de le conserver dans leur effectif.
Si le juge notifie sa décision le 1er juillet et lui donne un effet rétroactif au 1er juin, il est évidemment impossible de considérer que, alors que pendant tout le mois de juin les parents ont régulièrement hébergé leur enfant, pour le même comportement ils deviennent délinquants à compter du 1er juillet. En clair, pendant le mois ne juin, ils ne peuvent pas en même temps être en situation légale... et illégale.
Avec la décision rétroactive du juge des enfants, on aboutit alors à cette incohérence absolue qui est que des parents qui ont régulièrement hébergé leur enfant pendant tout le mois de juin se voient dire ensuite que pendant ce même mois leur enfant était juridiquement confié à un service éducatif.
- La responsabilité civile
Le risque d'incohérence est encore plus grand en matière de responsabilité civile.
Le principe de départ est simple : quand un mineur vit auprès de ses parents ceux-ci sont civilement responsables pour les dégâts qu'il peut occasionner à des tiers, en application de l'article 1384 alinéa 4 du code civil (texte ici). Mais dès que ce mineur est confié à un tiers par une décision judiciaire les parents ne sont plus responsables, seule la responsabilité civile du service à qui le mineur est confié pouvant être recherchée.
Et il est absolument impossible que les parents et le service d'accueil soient, en même temps, tous civilement responsables.
Dans notre exemple, la mesure d'accueil prenant fin le 31 mai, si le mineur cause un dommage en juin, ce sont ses parents qui sont civilement responsables. Mais si le juge décide dans sa décision notifiée le 1er juillet de lui donner un effet rétroactif et de la faire s'appliquer à compter du 1er juin, qui la victime du dommage causé en juin va-t-elle devoir viser dans sa demande indemnitaire ? Les parents qui pendant le mois de juin avaient juridiquement la charge de leur enfant, ou le service éducatif déclaré rétroactivement gardien à compter du 1er juin ?
Si le service est considéré comme gardien à compter du 1er juin, ce qui est juridiquement exact tant que la décision rétroactive du juge des enfants, même illégale, n'est pas remise en cause, cela aura-t-il comme conséquence juridique que ce service devra payer les dommages causés par un mineur qui, au moment où le dommage est causé au tiers, ne lui était pas juridiquement confié, n'était dans son effectif, et que de fait il ne voyait plus du tout.... ?
- La contribution aux frais d'entretien
Dans sa décision confiant le mineur à un tiers, le juge des enfants fixe la contribution des parents aux frais d'entretien de leur enfant (art. 375-8 du code civil - texte ici).
Dans notre exemple, cette contribution, si elle avait été prévue pour toute la durée d'exécution de la mesure d'accueil, n'est plus due à compter du 1er juin puisqu'il n'existe plus à cette date aucune décision judiciaire la mentionnant.
Supposons que dans la décision à effet au 1er juillet, et rétroactive au 1er juin, le juge des enfants maintienne la même contribution. Les parents devront-ils la payer pour le mois de juin ? Si tel est le cas parce que la nouvelle décision judiciaire l'impose, cela voudra dire que les parents devront verser une somme au titre du mois de juin alors que ce sont eux qui pendant ce mois avaient la charge de leur enfant, et qu'ils devront versent cette somme à un service éducatif qui, pendant ce même mois de juin, n'a engagé aucune dépense pour le mineur...
Il n'est pas besoin d'aller beaucoup plus loin pour conclure qu'une décision rétroactive en assistance éducative génère une situation juridique, humaine et matérielle aberrante à tous points de vue.
Mais il ne faudrait pas oublier un argument essentiel : aucun texte n'autorise le juge des enfants à donner à sa décision un effet pour le passé.
Et à supposer même que cela soit permis, quelle serait la durée de rétrocation autorisée : une semaine, un mois, six mois, une année ? Peut-on imaginer que pendant six mois des parents aient leur enfant chez eux, régulièrement faute de décision judiciaire, et que six mois plus tard on leur déclare que pendant ses six mois ils étaient dans une situation juridiquement contraire ? L'absurde pourrait alors être poussé jusque son paroxysme.
Pour toutes ces raisons, il ne peut et il ne doit jamais y avoir de décision rétroactive en assistance éducative.Cela d'autant plus que quand un juge rend une décision rétroactive, c'est toujours pour une mauvaise raison.
En effet, cette problématique de la rétroaction en cache en fait une autre : la gestion du calendrier par le juge des enfants.
Quand un juge des enfants ordonne une mesure éducative pour une année, il sait mieux que tout autre à quelle date précise cette mesure va prendre fin. Il lui est donc aisé d'anticiper cette échéance et de prévoir, dans son agenda, la convocation des intéressés plusieurs semaines avant cette échéance, pour avoir ainsi suffisamment le temps d'auditionner ceux qui doivent l'être, de réfléchir à la solution la plus opportune (la décision est mise en délibéré), de rédiger son jugement, puis de le faire notifier par le greffe avant le dernier jour d'exercice de la mesure en cours.
Il suffit également que le juge des enfants mentionne dans sa première décision une date impérative de dépôt du rapport de fin de mesure par le service éducatif désigné, et qu'il fasse savoir lors de rencontres avec tous les responsables des services travaillant habituellement avec le tribunal pour enfants que faute de rapport il ne peut pas y avoir d'audience, et qu'en cas d'incident à cause d'une décision différée c'est au responsable du service dont les membres ne respectent pas les échéances qu'il sera demandé des comptes.
L'expérience montre que mettre en place un système qui respecte les spécificités de la procédure d'assistance éducative ne sucite aucune difficulté majeure une fois les enjeux et les risques explicités.
En tous cas une chose est certaine : au tribunal pour enfants comme ailleurs, il n'est pas vraiment permis de dissimuler un dysfonctionnement à l'aide de décisions aberrantes et qui n'ont aucun fondement juridique.