La future réforme de la procédure pénale... et les affaires Bettencourt
Par Michel Huyette
C'est déjà plus fort que le feu d'artifice du 14 juillet, et nous n'en sommes pas encore au bouquet final.
En cet été 2010, l'histoire que reprennent tous les medias de France commence par la plainte d'une femme contre un homme à qui elle reproche d'avoir abusé de la faiblesse de sa mère, dont il est proche, pour en obtenir de très fortes sommes d'argent (cf. ici). L'enjeu est d'autant plus important que cette mère est l'une des plus grandes fortunes du pays et que les sommes données à l'ami semblent importantes.
Cette plainte peut correspondre à la section du code pénal intitulée "De l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de faiblesse" (articles 223-15-2 et suivants). Et elle a été doublée d'une action, encore lancée par cette femme visant à faire reconnaître la nécessité de placer sa mère sous tutelle (cf. ici). Ce qui aurait pour conséquence première d'empêcher cette mère de gérer seule son patrimoine financier.
Mais à peine la procédure initiale lancée, voici que tout s'emballe et que d'autres procédures judiciaires partent dans tous les sens : enquête sur une éventuelle fraude fiscale, ou son blanchiment, avec interrogations sur le comportement du ministre du budget de l'époque, toujours ministre aujourd'hui, enquête sur un éventuel financement illégal de partis politiques, enquête pour atteinte à la vie privée et vol de documents, et d'autres peut-être à venir.
Plusieurs débats s'enchevêtrent, qui pour la plupart ne seront pas abordés ici, cet article voulant s'attarder sur un seul aspect de la problématique : Parquet ou juge d'instruction, qui doit conduire les enquêtes pénales les plus complexes ?
Nous en avons parlé plusieurs fois ici (1), le gouvernement a décidé de réformer la procédure pénale, la mesure phare annoncée par le président de la République dans les locaux de la cour de cassation étant la suppression du juge d'instruction et la conduite de toutes les investigations par le procureur de la République, un juge n'étant saisi qu'en cas de difficulté (2).
Aussitôt de nombreuses voix se sont élevées pour souligner ce qu'elles considèrent comme un vice fondamental du système envisagé : le fait que le procureur de la République devenu directeur permanent des investigations soit un magistrat non indépendant car hiérarchiquement soumis à l'autorité du ministre de la justice. Autrement dit, que les investigations puissent être entravées ou du moins freinées par une volonté politique gouvernementale relayée par un Parquet encore aujourd'hui sous ses ordres. Parquet qui, en plus, après avoir été enquêteur, portera l'accusation à l'audience, avec par voie de conséquence le risque que lors de l'enquête ce Parquet recherche plus les éléments à charge, qui serviront sa thèse, que les éléments à décharge.
Les détracteurs de cette réforme affirment que pour qu'une procédure judiciaire soit équitable du début à la fin, il faut que les investigations un tant soit peu compliquées soient dirigées et contrôlées par un magistrat totalement indépendant du pouvoir, donc un juge du siège. Et dès l'annonce de cette future modification du code de procédure pénale de nombreuses personnes ont parlé des affaires "politico-financières" qui ne pourraient plus "sortir" et seraient "étouffées".
Les affaires Bettencourt ont de nouveau braqué les projecteurs sur cette problématique parce que jusqu'à présent le procureur de la République a ordonné plusieurs enquêtes dites "préliminaires" et refusé fermement de saisir un juge d'instruction. Et cela a beaucoup troublé.
Dans une telle configuration, certains commentateurs se sont empressés de dénoncer, à nouveau, la main-mise du Parquet sur les enquêtes, une volonté de contrôler les investigations et de protéger le pouvoir politique en place, et ont fait valoir qu'il s'agissait d'un exemple démontrant que la réforme voulue au sommet de l'Etat est nuisible.
Essayons alors de reposer les premiers jalons de la réflexion. Ils concernent le cadre juridique applicable et le statut des magistrats.
1. Le cadre juridique applicable.
Aujourd'hui, quand des faits douteux lui sont signalés, le procureur de la République peut soit ordonner une enquête préliminaire (art. 75 svts du cpp), soit saisir le juge d'instruction (art. 49 svts du cpp). Dans le premier cas le procureur déclenche seul les investigations et c'est à lui seul que les enquêteurs rendent comptent. Dans le second toutes les investigations se déroulent sous la conduite du juge d'instruction.
Ce qui distingue essentiellement l'enquête préliminaire (dirigée par le Procureur) de l'instruction (conduite par un juge d'instruction) ce sont :
- Les moyens de coercition qui sont réduits pendant l'enquête préliminaire. Par exemples, pendant l'enquête le procureur ne peut pas ordonner une perquisition ou une saisie sans l'accord des intéressés, ce qui minore l'effet de surprise (3). Il ne peut pas ordonner d'écoutes téléphoniques. Il ne peut pas plus effectuer des investigations hors de France.
Et c'est à la fois parce que faute de mise en examen il n'y a pas de personne officiellement poursuivie, et parce qu'il n'est pas un magistrat indépendant, que le procureur ne dispose pas du droit d'ordonner lui-même des mesures attentatoires à la liberté.
- Les droits des personnes susceptibles d'être inquiétées, qui sont beaucoup moins bien protégés pendant l'enquête car personne n'étant officiellement mis en examen, ou au moins témoin assisté, il n'existe ni assistance d'un avocat, ni accès au dossier, ni possibilité de solliciter des investigations, ni droit de contester un acte ou de faire appel d'une décision.
D'où l'importance de ne poursuivre des investigations dans le cadre d'une enquête préliminaire que tant que cette enquête ne fait apparaître aucune personne susceptible d'être inquiétée et devant, du fait de la complexité de l'affaire et des amples investigations à venir, être en mesure de participer avec tous les droits de la défense à un débat équilibré, loyal et dès lors équitable.
C'est pourquoi, habituellement, un procureur se contente d'une enquête préliminaire quand les faits sont simples et ne nécessitent pas de longues investigations, et saisit un juge d'instruction lorsque les faits sont complexes et qu'il va probablement falloir effectuer de nombreuses investigations, ceci afin que la procédure soit menée suffisamment à charge et à décharge, et avec un minimum de contradiction comme l'impose la convention européenne des droits de l'homme.
Il n'est par forcément aberrant, s'agissant des affaires Bettancourt, que les investigations soient, pendant un temps, menées dans le cadre d'une enquête préliminaire, même si leur multiplicité et les diverses ramifications dont la presse a fait état incitent à penser que la problématique est assez complexe. Il est a priori légitime qu'un procureur, méfiant quand des accusations sont lancées dans un climat délétère, prenne le temps de s'assurer que des infractions peuvent réellement avoir été commises, bref que les dénonciations ne sont pas fantaisistes. Il ne faut donc pas, d'emblée et trop hâtivement, contester ce cadre juridique.
Par contre, afin de dissiper tout doute, il semble opportun, si ce n'est indispensable, que le procureur s'explique publiquement et très clairement, au regard des critères précités, sur ce qui motive son choix persistant de ne pas saisir un juge d'instruction. En cas d'arguments indiscutables, cela ferait (peut-être ?) taire les critiques et en tous cas atténuerait la méfiance des observateurs qui découle, pour partie, de l'absence d'explications convaincantes. Cela d'autant plus que nombreux sont ceux qui réclament publiquement qu'un juge d'instruction soit saisi, voire qui pétitionnent en ce sens (3).
2. Le statut des magistrats.
Les membres du Parquet (le procureur et ses substituts dans les tribunaux, le procureur général et ses substituts généraux et avocats généraux dans les cours d'appel), tout en étant des magistrats (4), sont, à la différence des juges du siège, hiérarchisés dans une pyramide au sommet de laquelle se trouve le ministre de la justice.
Les textes vont en ce sens. Ils indiquent notamment que le ministre de la justice "adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales d'action publique." Il peut également "dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes" (art. 30 du code de procédure pénale). Dans l'autre sens, les membres du Parquet rendent quotidiennement compte à leur hiérarchie de ce qui concerne les affaires les plus délicates, et, quand cela est nécessaire, sollicitent avis et instructions.
Et on se rappelle en passant avec quelle vigueur Madame Dati, ancienne garde des sceaux, affirmait qu'elle était "le chef des procureurs" qu'elle n'hésitait pas à convoquer à la moindre incartade supposée (cf. ici).
Au quotidien, dans les innombrables petites et moyennes affaires pénales, qu'il n'y ait qu'une enquête préliminaire sans ouverture d'une instruction judiciaire ne pose pas de difficultés majeures. Les enjeux ne sont que locaux, les affaires n'intéressent souvent que les auteurs et les victimes, et le statut spécifique du Parquet n'est en rien un obstacle à un déroulement normal des procédures, un tribunal constitué de magistrats indépendants étant là pour, au final, apprécier les éléments à charge et à décharge.
Mais il en va autrement dès que les investigations sont susceptibles de concerner un proche du pouvoir voire un membre du gouvernement. Cela pour plusieurs raisons.
D'abord, dans ces affaires pouvant inquiéter des politiques au plus haut niveau de l'Etat, le procureur rend très régulièrement compte au procureur général qui lui même rend aussitôt compte au ministre de la justice (5). Cela signifie que celui qui dirige une enquête pouvant mettre en cause un membre du gouvernement a l'obligation de rendre compte... à un autre membre du gouvernement et peut en recevoir des instructions.
En plus, il faut savoir que de nombreux procureurs de grandes villes aspirent à être nommés procureur général auprès d'une cour d'appel, ce qui est une poursuite de carrière logique et normale pour les plus talentueux. Or, actuellement, c'est le gouvernement qui choisit et nomme discrétionnairement les procureurs généraux. Cela signifie qu'un procureur peut, au même moment, demander et espérer du gouvernement une promotion flatteuse, et avoir à faire des choix d'investigations pouvant mettre ce même gouvernement en difficulté. Sans parler qu'il peut avoir à décider d'engager ou de ne pas engager des poursuites contre des amis ou des proches du pouvoir en place.
Les intéressés sont donc dans une situation objectivement délicate.
A toutes ces critiques concernant le statut du Parquet, certains retorquent, non sans quelques raisons, qu'il n'est pas un obstacle absolu à des prestations professionnelles ne heurtant aucun principe déontologique. Sans doute. Mais il n'empêche que cela demande des efforts individuels d'une inhabituelle ampleur.
Par ailleurs, se pose la question de l'image et de la crédibilité de la justice. Comme le rappelle souvent la cour européenne des droits de l'homme, dans ce domaine "même les apparences peuvent revêtir de l'importance".
Dans les affaires qui aujourd'hui défraient la chronique, les journalistes s'attardent longuement sur cet aspect de la problématique, à savoir le double positionnement du procureur de la République, dépendant du pouvoir d'un côté et conducteur d'enquête sur des sphères gravitant autour de ce pouvoir de l'autre, quand bien même jusqu'à présent personne n'a affirmé et encore moins démontré que les instructions données aux enquêteurs font apparaître un manque certain d'objectivité voire la recherche d'une protection indirecte des membres du pouvoir politique.
Quoi qu'il en soit, ce qui ne pourrait pas être supporté à long terme, c'est qu'en permanence persiste un doute quant au fonctionnement de l'institution judiciaire. La conduite d'une procédure équitable, de l'ouverture de la première enquête préliminaire à la décision définitive, impose que chaque acte, chaque décision, chaque choix, repose sur des critères et une motivation indiscutables au regard des principes directeurs que sont la transparence, l'objectivité, l'impartialité, et les droits fondamentaux des justiciables.
Il est donc essentiel, encore une fois, que la méfiance dorénavant profondément installée soit dissipée grâce à des explications incontestables sur les décisions prises jusqu'à présent.
Il est étonnant que ces explications soient pour l'instant retenues.
Une dernière remarque.
Dans son recueil des obligations déontologiques des magistrats, qu'il vient de rendre public le Conseil supérieur de la magistrature a écrit, à propos de l'indépendance :
"L'indépendance de l'autorité judiciaire est un droit constitutionnel reconnu aux citoyens comme aux justiciables, qui garantit l'égalité de tous devant la loi par l'accès à une magistrature impartiale. Elle est la condition première d'un procès équitable.
(..)
Les magistrats défendent l'indépendance de l'autorité judiciaire car ils sont conscients qu'elle est la garantie qu'ils statuent et agissent en application de la loi, suivant les règles procédurales en vigueur, en fonction des seuls éléments débattus devant eux, libres de toute influence ou pression extérieure, sans avoir à craindre une sanction ou espérer un avantage personnel."
(..)
Si l'indépendance des magistrats est garantie statutairement, dire le droit de manière indépendante est également un état d'esprit, un savoir-être et un savoir faire qui doivent être enseignés, cultivés et appronfondis tout au long de la carrière." (6)
Chaque magistrat doit avoir cela en tête. En permanence.
Quoi qu'il en soit, ce qui se passe actuellement autour des affaires Bettencourt va nécessairement peser dans le futur débat autour de la réforme annoncée de la procédure pénale.
Ceux qui sont favorables à un transfert des compétences du juge d'instruction au procureur de la République pourront difficilement continuer d'ignorer le trouble d'une opinion publique que l'on refuse trop longtemps d'éclairer.
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1. Lire ceci, et ceci, et ceci, et puis ceci, et ceci, et encore ceci.
2. Il semble toutefois que la mise en oeuvre du projet soit reportée à une date non précisée.
3. Le procureur peut toutefois saisir le juge des libertés et de la détention d'une demande d'autorisation de perquisition, mais seulement en cas de délit puni d'au moins 5 ans de prison.
4. Le site Médiapart a mise en ligne une pétition qui a déjà recueilli plus de 20.000 signatures.
5. Les magistrats sont pour la majorité des étudiants ayant passé le concours d'entrée à l'école de la magistrature. D'autres personnes ayant déjà exercé une activité professionnelle bénéficient d'un recrutement externe (par exemple des enseignants, des avocats..). A l'issue de leur formation, les magistrats sont nommés soit dans des postes du siège (juge dans un tribunal, juge des enfants, juge d'instruction.., soit dans un poste du Parquet comme substitut en début de carrière. Et les magistrats peuvent passer du siège au Parquet et vice versa.
6. Habituellement par le biais des magistrats en poste à la direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie.
7. Comme les procureurs des petites villes aspirent à devenir procureur d'une plus grande....
8. Pages 1 et 2.