La CNCDH et l'indépendance de la justice
Par Michel Huyette
La Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme (CNCDH - son site), entre autres activités, émet des avis sur divers sujets de société. Elle a dernièrement émis un avis sur l'indépendance de la justice, publié au Journal Officiel du 31 juillet 2013 (texte intégral ici).
La CNCDH rappelle d'abord que : "L'indépendance de l'autorité judiciaire est reconnue par l'article 64 de la Constitution (texte ici). Elle est également reconnue par différents instruments internationaux, notamment par la Déclaration universelle des droits de l'homme (texte ici), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (texte ici), la Convention européenne des droits de l'homme (texte ici), la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (texte ici). De nombreuses recommandations d'instances internationales rappellent régulièrement l'importance de ce principe, notamment l'ONU, et le Conseil de l'Europe." et ajoute que tout comme le Conseil de l'Europe elle considère que "l'indépendance de la justice garantit à toute personne le droit à un procès équitable et qu'elle n'est donc pas un privilège des juges mais une garantie du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales qui permet à toute personne d'avoir confiance dans le système judiciaire; en effet, l'indépendance des juges est un élément inhérent à l'Etat de droit et indispensable à l'impartialité des juges et au fonctionnement du système judiciaire. La garantie d'une justice indépendante est donc nécessaire pour l'ensemble du système de protection des droits de l'homme en France."
Elle relève ensuite que "depuis quelques années une crise importante. La stigmatisation, de la part d'une partie de la classe politique, du travail de la justice est en effet fréquente. Cette stigmatisation a alimenté dans l'opinion publique le mythe selon lequel les juges seraient laxistes. Sous les deux précédentes législatures, les lois se sont succédé pour restreindre progressivement le pouvoir des juges : peines planchers ou succession de lois restreignant l'office du juge en matière de droit des étrangers par exemple. A ces lois se sont ajoutées, de 2002 à 2012, des instructions de plus en plus précises adressées au ministère public, tenu par exemple de requérir l'application des peines planchers pour toute récidive ou d'utiliser la procédure de comparution immédiate pour certains types de faits.", que "l'insuffisance criante du budget de la justice, dont témoigne le classement de la France par rapport aux autres pays du Conseil de l'Europe, a d'importantes conséquences sur le travail des juges au quotidien", et que "les indicateurs de performance ont également restreint le pouvoir d'appréciation des juges, contraints de systématiser leur travail pour satisfaire aux objectifs de performance. Au total, cette réforme a été l'occasion pour la chancellerie de mettre en place un cadre très centralisé qui a eu un effet de « renforcement de l'autorité politique sur l'autorité judiciaire."
La CNCDH se penche sur plusieurs aspects de la problématique et fait pour chacun des propositions :
- Les liens entre le Parquet et le ministre de la justice.
Selon la CNCDH, "Deux facteurs militent pour une refondation des relations entre parquet et ministère de la justice : d'une part, la subordination du parquet au ministère de la justice nuit au traitement pacifié des affaires qui concernent le monde politique et, d'une manière générale, à l'impartialité de la justice qui n'est pas saisie d'affaires dont elle devrait connaître; d'autre part, les critiques répétées de la Cour européenne des droits de l'homme à l'égard du parquet doivent être prises en compte."
Selon la CNCDH, "deux solutions peuvent, en principe, être envisagées. La séparation de la magistrature en deux corps distincts en est une : d'une part, le parquet, corps hiérarchisé, soumis au ministre de la justice, qui abandonnerait son indépendance ; d'autre part, les juges du siège, pleinement indépendants. (..) L'autre solution consiste à reconnaître une plus grande indépendance au parquet."
Et, pour elle, "L'indépendance du parquet semble néanmoins s'imposer au regard des évolutions progressives de la procédure pénale française. En effet, au gré des réformes successives, et notamment de l'élargissement des pouvoirs du parquet pendant l'enquête préliminaire, son rôle a évolué pour devenir progressivement celui d'une quasi-juridiction d'instruction. De plus, l'opportunité des poursuites s'est banalisée dès lors que les poursuites ne sont plus qu'une des nombreuses modalités de la réponse pénale. Alors que le taux de réponse pénale était de 83,5 % en 2007, il devrait atteindre 90 % en 2015. Cette augmentation du taux de la réponse pénale est passée par la création d'un pouvoir quasi juridictionnel du parquet ; pour près de la moitié des infractions (47 %, 51 % pour les mineurs), la réponse pénale n'est apportée que par le parquet, seul compétent en matière d'alternatives aux poursuites. Pour les autres affaires, l'orientation vers des procédures dérogatoires telles que la comparution immédiate a de telles conséquences sur les prévenus qu'elle peut être considérée comme un préjugement : elle induit le plus souvent la délivrance d'un mandat de dépôt. Le droit à un tribunal indépendant et impartial nécessite donc que de nouvelles garanties statutaires d'indépendance soient reconnues au ministère public."
Elle ajoute que "La nécessité d'une refonte profonde du système de procédure apparaît évidente mais ne saurait être faite dans la précipitation et impose une réflexion profonde et un débat impliquant juristes, professionnels, élus et société civile, ce qui n'empêche pas, en attendant que cette réforme puisse être mise en œuvre, que les mesures préconisées ici soient adoptées." Elle recommande "qu'à l'occasion de l'examen du projet de loi n° 845 relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et d'action publique les articles 5 et 43 du statut de la magistrature (textes ici) soient modifiés et que l'indépendance des magistrats du parquet y soit inscrite. A cet égard, il semble nécessaire de supprimer les pouvoirs du garde des sceaux en tant qu'« autorité chargée de l'enquête et de l'instruction »." (..)
Elle indique qu'elle "ne s'oppose cependant pas au pouvoir du garde des sceaux de définir et de coordonner la politique pénale. Cependant, ce pouvoir ne doit pas avoir pour effet de corseter le pouvoir d'appréciation du ministère public, au mépris des principes de l'opportunité des poursuites et de l'individualisation des peines. Puis elle "recommande que les termes d'instructions générales de politique pénale soient abandonnés au profit de ceux de circulaire d'orientation générale. Il reviendrait alors aux procureurs généraux et procureurs de la République de préciser, d'adapter et de mettre en œuvre ces orientations en prenant en compte le contexte propre de leur ressort."
Elle précise que "La reconnaissance de l'indépendance du ministère public implique nécessairement l'abandon des instructions individuelles. La reconnaissance statutaire de cette indépendance et le transfert au CSM des compétences de gestion de la carrière actuellement confiées au ministère de la justice seraient des garanties suffisantes de la disparition de ces instructions individuelles."
- La nature du CSM (Conseil de la magistrature - son site) et l'étendue de ses pouvoirs.
La CNCDH pose d'abord le principe que "Pour être réelle, l'indépendance de la justice doit être reconnue par la Constitution. Or, si la Constitution reconnaît l'indépendance de la justice, elle y apporte une nuance de taille dès lors que cette indépendance est garantie par le Président de la République. Or, si garant il doit y avoir, cela ne peut être que le Conseil supérieur de la magistrature, organe indépendant."
Elle recommande que "le CSM soit composé à part égale de magistrats et de non-magistrats et que la présidence du CSM soit confiée à une personnalité élue en son sein, qui aurait voix prépondérante en cas de partage égal des voix." et que "les membres du CSM puissent se consacrer à temps plein et de manière rémunérée aux activités du CSM."
Elle estime dans un second temps que "Actuellement, le ministère de la justice reste, dans une large mesure, maître de l'évolution de la carrière des magistrats du siège et du parquet. En effet, pour la plupart des magistrats, il dispose de l'initiative de l'évolution de leur carrière, le CSM n'ayant qu'un pouvoir de veto. Une plus grande indépendance de la justice passe donc nécessairement par le transfert d'une partie de ces pouvoirs au CSM", et que "La vraie réforme d'importance aurait consisté à confier un pouvoir de proposition au CSM pour l'ensemble des magistrats. Cela aurait nécessité d'allouer au CSM des moyens qui vont de pair avec ce pouvoir, et de placer une partie de la direction des services judiciaires et de l'inspection générale des services judiciaires sous l'autorité du CSM. A minima, le pouvoir de proposition du CSM devrait être élargi à la hiérarchie du parquet : procureurs généraux et procureurs de la République."
S'agissant de certains poste de magistrats, particulièrement exposés, la CNDH estime que "Il convient également de protéger les magistrats contre les pressions que pourraient exercer sur eux les présidents de juridiction. Certaines fonctions sont particulièrement exposées à cette pression : c'est le cas de celles de juge des libertés et de la détention, ou de président de cour d'assises, qui ne tiennent leur pouvoir que d'une désignation par le président de la juridiction. Pour leur permettre d'exercer leurs fonctions de manière indépendante, il est nécessaire d'aligner leur mode de désignation sur celui des juges d'instruction ou des juges des enfants et de les nommer par décret, après avis conforme du CSM."
- La police judiciaire.
La CNCDH estime envisageable de "mettre à disposition un certain nombre de policiers qui se consacreraient exclusivement à la police judiciaire, qui devraient être gérés conjointement par le parquet général et par la chambre de l'instruction, à un échelon adéquat, au niveau de chaque cour d'appel. Les magistrats du ressort auraient un « droit de tirage » sur les effectifs ainsi affectés. Au niveau national, une commission mixte « intérieur, justice », présidée par un magistrat de la Cour de cassation, déterminerait le nombre de policiers affectés à chaque ressort et veillerait à l'avancement de ces policiers et à leur droit à revenir dans leur corps d'origine. Il conviendrait enfin de garantir à ces policiers et gendarmes de bénéficier des mêmes garanties statutaires et financières que dans leur emploi d'origine."