L'argent peut-il sécher les larmes ?
Par Michel Huyette
Tout le monde se souvient de l'accident de l'avion d'Air France reliant Rio de Janeiro à Paris, et qui s'est perdu en mer voici quelques mois.
Comme à chaque fois, la question s'est posée de l'indemnisation des proches des personnes disparues. Il faut savoir que quand une personne décède et que la responsabilité d'un tiers est en cause, les proches peuvent demander réparation de leur préjudice moral, autrement dit de la douleur morale qui est la conséquence du décès (1).
Ce qui est particulier dans cette affaire, c'est que les victimes sont de nationalités diverses. Or dans tous ces pays, les tribunaux n'indemnisent pas de la même façon les préjudices moraux. Il semblerait, d'après les éléments d'information transmis par les medias, que les écarts soient extrêmement importants puisqu'il a été dit que, pour des situations identiques, les sommes peuvent aller de quelques dizaines de milliers d'euros à plusieurs centaines de milliers, le million sembant avoir déjà été retenu par une juridiction d'Amérique du sud.
Le débat autour de l'indemnisation de la douleur est délicat.
Il l'est d'abord dans son principe. Bien sûr, personne (ou presque..) ne remet en cause le droit des proches de percevoir une somme d'argent en réparation de leur préjudice moral. Il n'empêche, autant on comprend bien le versement d'une importante somme d'argent à la personne handicapée physique qui doit faire complètement réaménager sa maison ou doit embaucher une tierce personne pour l'assister chaque jour, parce qu'il s'agit de dépenses réelles qui doivent être compensées par un dédommagement de même ampleur, autant il est moins aisé d'affirmer que de l'argent est de nature à contrebalancer de la douleur morale. Car par hypothèse, pour celui qui perd un conjoint ou un enfant dans des circonstances tragiques, aucune somme d'argent n'enlèvera jamais de son ventre ce couteau qu'une main invisible vient agiter dans tous les sens à chaque fois qu'il pense à la personne disparue.
En plus, il y a quelque chose de troublant à imaginer qu'une personne qui a reçu une importante somme d'argent après le décès d'un proche puisse dire (ou penser) : "c'est vrai, c'est dur, mais au moins j'ai pu m'acheter une belle maison".
Il l'est ensuite à propos des sommes à verser. Car comment doit-on faire pour mesurer la quantité d'argent susceptible d'indemniser un préjudice moral ? Quel raisonnement peut conduire à allouer des milliers d'euros, ou des dizaines de milliers, ou des centaines de milliers ? Et où se trouve la limite au-delà de laquelle plus rien n'est raisonnable ? Or on le voit dans cette affaire de crash aérien, les montants envisagés vont apparemment de 1 à 100 selon les pays.
En France, par comparaison avec d'autres pays, les tribunaux fixent les sommes dans la tranche inférieure. Pour vous donner un repère, en cas de décès dans des conditions brutales et tragiques, les sommes allouées aux plus proches au titre du dommage moral vont être de quelques dizaines de milliers d'euros, la barre des cinquante milles euros n'étant pas souvent franchie (2).
Cela ne signifie pas que ces sommes sont insuffisantes. Elle ne peuvent être considérées comme telles que par comparaison avec celles qui sont plus élevées. Mais pour des personnes vivant dans des pays moins riches, et dont la douleur est la même que la nôtre à la perte d'un proche, les sommes que nous versons sont déjà très élevées. L'appréciation du bien fondé du montant alloué est donc très relative.
En tous cas, cette course à l'argent met mal à l'aise. Car chacun perçoit bien, malgré un discours en sens contraire, qu'au-delà d'une certaine somme l'objectif recherché n'est plus d'obtenir une juste contrepartie à la douleur mais de profiter de l'occasion pour recevoir un maximum d'argent. Notons en passant que la possibilité offerte aux avocats de demander en plus du coût du travail de dossier et de plaidoirie une rémunération supplémentaire proportionnelle aux sommes obtenues (x % du montant des dommages-intérêts alloués par la juridiction) n'est pas de nature à favoriser la sérénité au moment du choix du montant des sommes réclamées.
Enfin, chez certaines victimes, obliger le responsable à verser une importante somme d'argent est - consciemment ou non - une forme de sanction indirecte, qui s'ajoute aux autres sanctions notamment pénales. Il s'agit alors de lui faire "payer" aussi lourdement que possible ce qu'il a engendré, la mort d'une personne, mais plus dans un sens moral que financier. Autrement dit, plus la somme fixée à titre de dommages-intérêts est élevée, plus le désir de vengeance est satisfait. Mais il faut alors admettre que l'on n'est plus dans un mécanisme de réparation d'un préjudice, mais dans celui d'une sanction civile déguisée, ce que le droit français ne prévoit pas.
Jusqu'à présent, les juridictions françaises ont, me semble-t-il, réussi à privilégier une approche sereine et équilibrée de l'indemnisation du préjudice moral. Les sommes allouées habituellement, loin d'être dérisoires, ne sont pas non plus manifestement excessives.
Mais il n'en reste pas moins que l'on peut comprendre la perplexité de certaines victimes quand elles apprennent les différences très importantes entre les sommes versées d'un pays à l'autre.
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1. Plus largement, les tribunaux indemnisent tous les préjudices. Ainsi, une personne victime d'un accident de la circulation causé par un tiers peuvent demander réparation de son préjudice économique (perte de salaire), des frais engagés non remboursés (soins), des troubles dans la vie quotidienne, des souffrances subies etc..
2. Les sommes vont varier selon la position par rapport à la personne décédée. Par exemple, un conjoint recevra nettement plus qu'un oncle qui rencontrait peu la victime.