L'abus de faiblesse et l'affaire Bettencourt
Par Michel Huyette
Après les précisions apportées par Thierry Verheyde sur l'aspect "tutelle" (cf. ici) de l'affaire Bettencourt (1) qui depuis quelques semaines fait quotidiennement la une des medias, arrêtons nous un instant sur le point de départ, la plainte pour abus de faiblesse dirigée contre un ami de Madame Bettencourt. Nous allons voir que la problématique n'est pas uniquement juridique.
Tout a donc commencé par la plainte de la fille (2) contre un photographe ami de de sa mère depuis des années et à qui elle reproche d'avoir abusé de la faiblesse de celle-ci pour en obtenir de très importantes sommes d'argent.
Il pourrait bien s'agir de l'infraction mentionnée à l'article 223-15-2 du code pénal :
"Est puni de trois ans d'emprisonnement et de 375 000 € d'amende l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse soit d'un mineur, soit d'une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, soit d'une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l'exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement (3), pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables (..)."
Pour que l'infraction d'abus de faiblesse soit constituée il faut donc que soient caractérisés les éléments suivants : La vulnérabilité de la victime, la connaissance de cette vulnérabilité par la personne poursuivie, enfin un acte qui soit gravement préjudiciable à la victime.
Cette infraction comporte bien des particularités, et appelle une analyse qui va au-delà de la simple lecture juridique d'un texte pénal. Commençons par quelques remarques en droit.
Si l'âge de la personne que l'ont dit abusée est mis en avant, il ne suffit certainement pas à caractériser la vulnérabilité. Aujourd'hui, on est parfois surpris par la vivacité d'esprit de personnes très âgées, en tous cas qui ont plus de 70 ou 80 ans (4). Les progrès de la médecine et de la diététique, la réduction des pénibilités au travail, ou plus largement l'évolution naturelle des êtres humains sont tels que des personnes qui se seraient trouvées aux portes de la mort il y a quelques décennies ont aujourd'hui de belles années devant elles et font la joie des sociétés commerciales qui se sont spécialisées dans les prestations de loisirs aux plus âgés d'entre nous. Et c'est tant mieux.
La déficience psychique (5), c'est à dire en clair une pensée qui n'est plus lucide, n'est pas liée à l'âge. Des perturbations mentales existent même chez les très jeunes enfants. En tous cas, il doit s'agir, pour que l'infraction soit constituée, d'une déficience d'une telle importance qu'elle engendre une vulnérabilité chez la personne déficiente, et que le tout, déficience plus vulnérabilité, soit connu de celui qui en profite.
Plus délicate à caractériser est la condition d'acte gravement préjudiciable à la victime. Car la morale se mêle alors au droit.
Dans l'affaire Bettancourt, il est reproché à la mère d'avoir donné beaucoup d'argent à un ami. Mais, jusqu'à présent, chacun d'entre nous est libre de faire ce qu'il veut de son argent. Certains êtres humains ont comme objectif principal dans leur existence d'en amasser autant que possible en étant persuadés que le bonheur se trouve dans la cylindrée du véhicule ou le nombre de mètres carrés de la maison. D'autres donnent une partie de leurs revenus à des organismes humanitaires en considérant que le partage est au coeur de l'humanité et donne sens à leur vie. Et la plupart gèrent leur patrimoine de façon raisonnable, en gardent une partie pour eux tout en aidant les enfants à s'installer et à débuter dans la vie professionnelle et familiale.
En tous cas, une question bien délicate est posée au juge : quelles sortes de dépenses, ou quels montants de dépenses, peuvent être considérés comme "gravement préjudiciables" ? Et cette question est d'autant plus redoutable que la personne désignée comme victime d'un abus de faiblesse est riche. Car si une personne qui gagne 2000 euros par mois en donne 1500 à un tiers peut sans doute être vue comme subissant un préjudice puisqu'il n'est pas possible de vivre dans un confort minimal avec 500 euros par mois, en quoi le fait qu'une multimilliardaire donne quelques dizaines ou centaines de millions d'euros à un ami lui est-il gravement préjudiciable ?
Le fait que ce soit la fille de cette femme qui intente une action en justice pour faire pénalement condamner celui qui a reçu de l'argent de la mère a été analysé, à tort ou à raison, comme un moyen pour la première d'obtenir le remboursement à la seconde des sommes données au troisième, sommes d'argent qui, en conséquence, feraient de nouveau partie de l'héritage à venir. Ce qui a fait dire à plusieurs commentateurs que la personne qui a pensé subir un grave préjudice ce n'est pas la mère... mais la fille.
Ce qui trouble aussi les esprits, il ne faut pas le cacher, ce sont les relations entre ces femmes âgées et des hommes plus jeunes qu'elles. Le regard n'est pas le même que celui qui est porté sur les hommes âgés qui entretiennent des relations affectueuses avec des femmes nettement plus jeunes. Pourtant, bien au-delà de cette affaire, on peut comprendre que des femmes dont le mari est décédé et qui ont encore de nombreuses années à vivre cherchent du réconfort, de l'écoute, de la tendresse auprès d'hommes qui, du fait de leur âge, sont encore en pleine possession de leurs moyens et les éloignent de cette vieillesse parfois si inquiétante. Et il n'est pas possible d'affirmer que dans tous les cas, si la femme est riche, l'homme cherche forcément à abuser d'elle pour lui soutirer de l'argent, la femme pouvant souhaiter donner sous forme monétaire ce qu'elle ne donne plus autrement. Et quand tout ceci est pleinement conscient et parfaitement volontaire, le regard des autres n'a sans doute rien à y faire (6). Même si la relation entre la femme âgée et l'homme plus jeune n'est pas forcément équilibrée. Et même si le trouble reste difficile à écarter.
En tous cas, il faut bien avoir en tête qu'à supposer même que l'ami de cette femme ne se soit pas contenté du plaisir de sa conversation et ait été intéressé par ses largesses financières, rien ne permet d'exclure, a priori, que la généreuse donatrice ait été parfaitement conscience de la stratégie de cet ami vis à vis d'elle et de son argent et ait quand même, en pleine connaissance de cause, accepté de lui verser ce qu'il espérait d'elle. Cela n'en ferait certainement pas une personne vulnérable abusée au sens de l'article précité du code pénal. Cela en ferait seulement une personne consciente qui a fait des choix que, moralement, certains autres réprouvent, ce qui n'a rien à voir.
Quoi qu'il en soit, caractériser un abus de faiblesse dans une telle configuration ne sera pas forcément facile, étant rappelé, c'est important, que les conditions doivent être réunies au moment où l'argent a été donné et non au moment de l'enquête et encore moins au moment du jugement. Or il semblerait d'après les indications des medias que certains versements soient aujourd'hui anciens. Il n'est donc pas possible, comme certains l'ont fait, de conclure quoi que ce soit de l'attitude de la mère lors d'une interview récente à la télévision. Mais il est vrai que dans cette affaire ultramédiatisée s'il fallait relever tous les propos incohérents et toutes les déclarations de mauvaise foi il faudrait s'y consacrer à plein temps.
Reste un dernier aspect de cette affaire. C'est, au-delà de l'argent, la relation entre une mère et sa fille.
Intenter une action en justice contre l'homme qui a fréquenté la mère sur le fondement de l'abus de faiblesse, c'est, aussi, prétendre que la mère est une personne ne disposant pas de toutes ses capacités intellectuelles. Autrement dit, il s'agit pour un enfant de démontrer les incapacités de son parent et son inaptitude à raisonner sainement. Et une telle démarche, ce n'est pas rien dans un tel lien de sang. D'ailleurs, il a été fait état de propos ou de lettres échangées entre les deux femmes. Il serait question d'affection manquante, de lien qui s'est brisé, de communication difficile si ce n'est impossible.
L'essentiel pourrait être là. Car si la fille n'est pas motivée que par la soif de l'argent, se cache peut-être derrière une action pénale dirigée contre un tiers le règlement d'une tension beaucoup plus profonde et beaucoup plus destructrice entre elle et sa mère.
Et quand on en arrive là, les juges ne sont plus d'un grand secours.
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1. Madame Bettencourt est l'une des cinq plus importantes fortunes de France, grâce notamment à son implication dans la société Loréal.
2. D'après les medias, après qu'une première plainte ait été déposée auprès du procureur de la République, qu'une enquête ait été diligentée, et que le procureur ait estimé qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves pour envoyer l'ami de la mère devant le tribunal correctionnel, la fille a utilisé la voie de la citation directe et a elle-même fait convoquer l'ami par le tribunal.
3. Cette partie du texte a été créée par une loi du 13 juin 2001 pour renforcer la lutte contre les groupes considérés comme sectaires.
4. On voit dans certains reportages télévisés d'anciens résistants ou déportés aller encore dans les écoles raconter leur histoire aux élèves, ceci avec une grande clarté d'esprit.
5. Aucune déficience physique ne semble avoir été mise en avant dans l'affaire Bettancourt.
6. Comme chantait Léo Férré, ce qui est embêtant avec la morale c'est que c'est toujours la morale des autres.