Faut-il "déjudiciariser" le divorce par consentement mutuel ?
Par Michel Huyette
Depuis quelques jours le débat est relancé autour de la "déjudiciarisation" du divorce par consentement mutuel. Les arguments avancés par les uns et les autres étant parfois confus, voire contradictoires, il peut sembler utile de tenter une rapide réflexion sur les enjeux de cette problématique.
Rappelons d'abord que plus de la moitié des divorces prononcés chaque année sont des "consentements mutuels" (cf. ici), ce qui signifie que les deux conjoints se sont, en principe, mis d'accord d'une part sur le principe de la séparation, d'autre part sur ses conséquences (logement, partage des biens, pensions et prestations compensatoires, résidence des enfants et droits de visite et d'hébergement...) (textes ici).
Ces conjoints sont assistés soit ensemble d'un unique avocat, soit chacun d'eux d'un avocat. Souvent il s'agit d'un seul professionnel puisque, à priori, il n'existe pas de conflit important sur l'essentiel.
La question qui est régulièrement posée est la suivante : puisque le recours à la procédure de consentement mutuel suppose un accord des conjoints sur tout, l'intervention d'un tiers est-elle nécessaire ? Autrement dit, dans les hypothèses de divorce apparemment non conflictuel, peut-on envisager de laisser les conjoints gérer eux-mêmes leur désunion et ses conséquences ?
Quand deux conjoints sont (supposons à ce stade de la réflexion qu'ils le soient réellement) d'accord sur tout, et quand (supposons aussi que ce soit le cas) les règles qu'ils ont choisi pour leur séparation sont équilibrées, autrement dit ne désavantagent aucun des deux, on pourrait considérer qu'il n'y a pas besoin de l'intervention d'un tiers. D'où l'idée, régulièrement avancée par certains, d'un simple enregistrement de la convention de divorce, par exemple par un notaire, par un maire, ou un greffier de l'institution judiciaire.
Mais chacun sait que la réalité est bien souvent plus complexe. Un accord de façade peut dissimuler un désaccord persistant. L'un des conjoints peut avoir cédé pour obtenir une séparation, quitte à en accepter des modalités trop désavantageuses. Il peut toujours y avoir eu, avant la signature d'une convention intitulée "par consentement mutuel", un chantage, des pressions, qui font de ce consentement un consentement d'apparence.
C'est pourquoi il est plus que délicat d'admettre d'emblée, même quand un "consentement mutuel" est annoncé, qu'il n'y ait aucun contrôle de quiconque. La réalité humaine étant ce qu'elle est, le contrôle d'un tiers, même allégé, semble encore aujourd'hui indispensable.
Au demeurant, les JAF sont nombreux à raconter que très souvent, et très rapidement après un divorce par consentement mutuel, ils sont de nouveau saisis d'un conflit par l'un des ex-conjoints. Cela montre que l'accord initial est fréquemment fragile, et que le "consentement mutuel" masque trop souvent des difficultés non véritablement réglées.
Pour ces raisons, la question principale semble être non pas l'intervention ou non d'un tiers chargé de contrôler la réalité du consentement et l'absence de déséquilibre injustifié au préjudice de l'un des conjoints, mais plutôt le choix de la personne chargée de ce contrôle et l'ampleur de celui-ci.
- L'intervention et la mission de l'avocat.
Certains avancent, non sans raison, que même quand les conjoints ont choisi la procédure de consentement mutuel il y a le regard extérieur d'un avocat, que cet avocat a rédigé et donc d'une certaine façon avalisé la convention de divorce, que l'on imagine difficilement que l'avocat qui a rencontré les deux conjoints accepte de présenter au JAF un accord de façade cachant un déséquilibre qu'il sait inacceptable, et donc que grâce à l'intervention de ce professionnel chargé de conseiller les deux conjoints toutes les garanties existent pour que le divorce ne soit préjudiciable à aucun des deux.
D'où, si l'on suit cette thèse, la conviction qu'il n'est pas besoin d'aller chez le juge et que la convention, qui a reçu l'aval rassurant de l'avocat, peut simplement être enregistrée administrativement comme mentionnée plus haut.
Ce qui est troublant, c'est que ce sont les avocats eux-mêmes qui affirment que leur intervention n'est pas suffisante pour exclure tout risque de déséquiibre exagéré au détriment de l'un des deux conjoints. Il devient alors indispensable que les avocats qui sont opposés à la "déjudiciarisation" expliquent pourquoi leur intervention n'est pas suffisante pour garantir la réalité du consentement mutuel et l'équilibre entre les deux conjoints. Et, plus largement, qu'ils expliquent en quoi consiste leur travail auprès de deux personnes voulant divorcer par consentement mutuel, ce qu'ils font quand l'accord leur semble déséquilibré, et, surtout, pourquoi ils acceptent de présenter au JAF un document qu'ils savent masquer une réalité toute différente de ce qui y est écrit.
En tous cas, si comme les avocats le reconnaissent eux-mêmes leur intervention n'est en rien une garantie de la réalité du consentement mutuel, ni une garantie de l'équilibre entre les droits de chacun des deux intéressés, alors il redevient indispensable d'organiser un contrôle supplémentaire. Et ce contrôle peut difficilement être confié à quelqu'un d'autre que le juge.
- L'intervention d'un juge.
La "déjudiciarisation" questionne l'intervention d'un juge. Aujourd'hui, les conjoints rencontrent un juge aux affaires familiales (JAF) une fois, dans certaines régions dans des délais très courts. Le divorce est parfois prononcé en quelques semaines.
Le magistrat reçoit les intéressés, prend connaissance de leur convention, et prononce le divorce si rien ne s'y oppose. L'article 232 du code civil (texte ici) rappelle sa mission essentielle :
" Le juge homologue la convention et prononce le divorce s'il a acquis la conviction que la volonté de chacun des époux est réelle et que leur consentement est libre et éclairé. Il peut refuser l'homologation et ne pas prononcer le divorce s'il constate que la convention préserve insuffisamment les intérêts des enfants ou de l'un des époux.
Les JAF sont des magistrats spécialisés qui voient passer de très nombreuses conventions de divorce, et d'aussi nombreux conjoints. Avec l'expérience, ils arrivent souvent à déceler des accords de façade. Et, après la lecture des conventions définitives, ils peuvent, interroger les intéressés, ensemble puis séparément, quand une disposition semble, dans un premier temps, inhabituellement avantageuse pour l'un des deux conjoints.
En amont, ce passage obligatoire devant le juge peut avoir un effet préventif. Le seul fait qu'il va y avoir un contrôle par un juge peut avoir un effet modérateur sur celui des deux conjoints qui voudrait, par toutes sortes de pressions sur l'autre, obtenir des dispositions exagérément avantageuses pour lui.
Le passage devant le juge est d'autant plus important quand il y a en jeu soit des biens monétairement importants, soit et plus encore le sort des enfants dont on sait que l'attribution de la résidence principale comme la réglementation des droits de visite sont souvent source d'âpres débats et de grande souffrance pour les deux parents. Les conflits "post-divorce" montrent à quel point ces questions sont délicates et source d'innombrables conflits parfois dévastateurs pour les adultes d'abord, pour les mineurs ensuite.
Sans doute le constat des JAF de fréquentes saisines pour trancher des conflits peu de temps après un divorce présenté comme un consentement mutuel montre-t-il que ce contrôle initial ne va pas tout apaiser et régler, loin s'en faut. Mais, au moins, ce contrôle initial peut éviter, dans certaines situations, que s'installent dès la séparation des déséquilibres inacceptables.
- Le remplacement du JAF par un "greffier juridictionnel".
Dans son rapport sur "Le juge du 21ème siècle" (doc. ici), la commission sollicitée par la ministre de la justice et présidée par M. Delmas Goyon propose la création d'un "greffier juridictionnel". Il est écrit notamment, à propos du divorce par consentement mutuel, que ce greffier aurait la compétence de prononcer (p. 102 svts) :
"Il a été retenu de transférer au greffier juridictionnel le divorce par consentement mutuel, sans qu’il y ait lieu de distinguer en fonction de la présence d’enfants ou de la consistance du patrimoine. (..) Lors des débats, il a été objecté que la fonction d’homologation ne se limitait pas à une vérification de l’accord formel des deux époux sur la convention portant règlement des effets de leur divorce. Il faut s’as- surer que l’accord obtenu est équilibré, qu’il préserve les intérêts de chacun et n’est pas la conséquence de l’abus d’une position dominante. Il faut aussi vérifier que le choix de la procédure du divorce par consentement mutuel est réfléchi et qu’il traduit une véritable volonté de rechercher une solution amiable aux conséquences personnelles, parentales et patrimoniales du divorce. (..) Placé au cœur de l’équipe juridictionnelle qu’il est préconisé de mettre en œuvre et donc pleinement avisé des enjeux personnels, familiaux et patrimoniaux d’une séparation, il pourra contrôler efficacement les conventions qui lui seront soumises (..)."
Le raisonnement est toutefois difficile à suivre.
Soit l'on considère que l'intervention d'un juge n'est pas indispensable aux motifs, comme indiqué plus haut, qu'il faut faire confiance aux conjoints et que la procédure de consentement mutuel choisie par eux, accompagnés d'un avocat (ou de deux), suffit à garantir le bien fondé des dispositions retenues. Il faut alors conclure, logiquement, qu'il n'y a besoin ni de juge ni de "greffier juridictionnel", et revenir à un simple enregistrement administratif de la décision de séparation.
Soit l'on considère que la réalité est complexe, que des consentements de façade masquent des désaccords et des déséquilibres inacceptables, donc qu'il faut un réel et approfondi contrôle judiciaire, mais dans ce cas il reste à expliquer pourquoi un "greffier juridictionnel" serait plus approprié pour exercer cet important contrôle qu'un magistrat professionnel.
Car de deux choses l'une : soit le "greffier juridictionnel" aura les mêmes missions que le JAF, et le remplacement du second par le premier reste incompréhensible puisque la formation, les compétences, l'autorité et l'état d'esprit ne sont pas identiques, soit, pour justifier le remplacement du JAF par un greffier, on considère que le contrôle de ce dernier, forcément différent du contrôle du JAF, sera un contrôle allégé, mais alors il faut expliquer quelle est la part du travail accompli jusqu'à présent par les JAF qui n'est pas utile.
Certains ont tout de suite mis en avant l'existence d'une éventuelle arrière-pensée : faire des économies sous couvert de modification de la procédure. Il est argumenté que la justice étant dans un tel état de paupérisation (lire ici), les propositions de la commission masquent en fait la volonté première de réduire les dépenses. Autrement dit, l'objectif réel serait de réduire l'ampleur du travail des juges non pas parce que leurs interventions ne sont pas utiles et indispensables, mais parce que depuis des années ils sont en nombre très insuffisant pour répondre de façon satisfaisante à toutes les missions qui leur sont confiées. Ainsi, transférer certaines compétences sur des greffiers, nettement moins rémunérés, permettrait de pallier les insuffisances de recrutement de magistrats.
Quoi qu'il en soit, le débat sur le périmètre de l'intervention des magistrats est légitime et doit avoir lieu. Il n'est pas exclu que certaines missions confiées à des juges puissent, réellement, être attribuées à d'autres quand l'intervention d'un juge, dans toutes ses composantes, n'est pas/plus indispensable.
Mais encore faut-il, en partant du travail concret des juges, démontrer en quoi telle intervention n'est plus nécessaire ou, en cas de proposition de transfert de compétence, en quoi l'intervention d'un juge est inutile au regard de la mission à réaliser.
Il n'est pas certain que dans le débat actuel tous ces éléments aient été suffisamment apportés. C'est pourquoi il est indispensable que les JAF prennent la parole, décrivent leurs missions, et ce qu'ils constatent, de façon non théorique mais concrète. Ceci afin, une fois la réalité quotidienne de terrain connue, que l'on sache quel est le véritable point de départ de la réflexion.