Chroniques tchadiennes (8)
Par Patrice de Charette
Pour conduire à N'Djamena, il faudrait avoir des yeux de caméléon qui permettent de voir dans plusieurs directions à la fois. Car le danger est permanent et vient simultanément de plusieurs côtés, y compris de face puisque la circulation à contresens sur une quatre voies est un usage local. Pour une raison inconnue, les conducteurs tchadiens s'estiment irrévocablement investis du droit de tourner à droite à un feu rouge, ce qu'ils font sans regarder ni à droite ni à gauche. Malheur au conducteur qui, ayant le feu vert, croit pouvoir s'engager sans crainte ; il faut au contraire redoubler de prudence.
Le nouveau ministre de la sécurité publique, qui aime les actions d'éclat, a entrepris de faire respecter l'obligation du port du casque pour les motards. À intervalles réguliers, la police se poste aux carrefours avec de grands camions à plateau et ramasse toutes les motos dont les conducteurs n'ont pas de casque. Ceux-ci doivent alors se rendre au commissariat central pour payer l'amende afin de récupérer leur engin. On leur demande généralement la somme de 20 000 F (35 euros, plus de la moitié du salaire minimum), dont la remise leur vaut un reçu pour une somme de 2 000 F. Nous n'avons pas les bons imprimés, répondent froidement les policiers aux contrevenants qui se plaignent, convaincus que la différence n’est pas perdue pour tout le monde. Il se dit volontiers que lors de l'interpellation, un échange de billets évite à la moto de se retrouver sur le plateau du camion.
Le ministre semble partager le même point de vue, puisqu'il y a quelque temps il a fouillé à l'improviste les poches de plusieurs agents de la circulation, découvrant des liasses de billets impressionnantes. Les misérables ont été alignés sur le front des troupes, dûment photographiés et filmés par la presse, avec un discours martial du ministre menaçant de révoquer tout le monde si c'était nécessaire.
Les motos taxi, dénommés ici clandos, sont visés au premier chef par l'obligation de port du casque, tout comme évidemment leurs passagers. L'autre jour, un clando véhiculait un passager venant d'acheter un mouton, lequel conformément à la pratique locale avait été placé à califourchon sur le réservoir… et dûment muni d'un casque. Soupçonnant une volonté de dérision à l'égard des consignes ministérielles, un policier les interpelle. Le clandoman proteste de sa bonne foi : on m'a dit qu'il fallait un casque pour chaque passager. Pas pour un animal, s’écrie le policier. Mais celui-ci, gagné par l'hilarité des passants qui font un triomphe au mouton casqué, laisse repartir l'équipage.
Les Tchadiens démunis ne pouvant acheter les médicaments en pharmacie s'adressent volontiers aux « pharmacies par terre », étals sommaires tenus dans les marchés par ceux que l'on nomme doktor choukou, qui vendent des médicaments contrefaits et frelatés. Il y a quelque temps, voulant faire un exemple dans l'intérêt de la santé publique, la police a fait ramasser tous ces pseudo médicaments, en a fait un tas gigantesque et y a mis le feu sous les flashes des journalistes. Commentaire d'un doktor choukou à la logique très personnelle: c'est dommage, dans le tas il y en avait quand même des bons.
La maîtrise approximative de la langue française par certains journalistes donne des résultats affligeants ou réjouissants, selon l'humeur du lecteur. La seconde hypothèse se vérifie souvent lors de la citation approximative de certains proverbes. Ainsi, l'autre jour, cette phrase remarquable : « Il faut battre le frère pendant qu'il est chaud ».
Ce séjour m’aura donné l'occasion de découvrir un ustensile dont j’ignorais l’existence : la raquette électrique. L'objet en plastique a la taille d’une raquette de tennis dont les cordages sont faits de résistances électriques alimentées par une batterie rechargeable située dans le manche. Le doigt sur le bouton interrupteur, on se met alors en chasse des prédateurs volants. Le moustique, dont le vol est lent, peut être intercepté si on arrive à le distinguer. La chose est plus difficile pour la mouche, plus rapide, qu’il faut surprendre au démarrage. Mais quel plaisir quand un claquement sec et un éclair bleu signent le décès des monstres.
Autre découverte, sensiblement plus intéressante, le parc national de Zakouma, situé au sud-est du Tchad à 12 heures de piste de N'Djamena (ou à 2 heures d’avion taxi, solution que j'ai préférée). Le parc très étendu est submergé par les eaux pendant la moitié de l'année. Il est très peu fréquenté, ce qui lui donne un caractère familial. Pas de gros 4x4 vitrés dont on peut à peine de sortir la tête ; ici, les visites se font dans des Land Cruiser dont la carrosserie a été découpée pour être remplacée par des banquettes. On peut même faire des visites à pied, accompagnés quand même par un garde armé (il est vrai que pendant la nuit on a entendu les lions rugir autour du bungalow). La marche est délicieuse avec une alternance de paysages de savane et de lits de rivières à sec ombragés par de grands arbres inclinés. Un groupe de babouins nous suit sur le sommet d'un ravin. Lorsque nous nous arrêtons pour une pause, ils font de même ; un énorme babouin se poste en avant du groupe et nous jette des regards féroces : le langage est clair, c'est moi le chef et personne ne passe, ce que au demeurant nul ne songe à faire.
Le baccalauréat, sésame pour les concours administratifs et l’accès à la fonction publique, est une affaire considérable au Tchad. Avec hélas des résultats peu flatteurs : le taux des admis n’a été que de 15 % l’année dernière. Cette année, le jury, atterré, constate que seuls 6 % des candidats ont une note moyenne supérieure à 10 sur 20. Il décide d’abaisser la barre à 8,25 et admet ainsi 27 % des candidats. Problème : le décret sur le bac énonce de façon explicite qu’il est un examen pour lequel une note minimum de 10 est exigée, et les pouvoirs publics n’entendent pas dévaloriser à ce point le diplôme.
Réaction immédiate du Premier ministre, qui annonce qu’il annule la délibération en ce qu’elle a admis des candidats ayant eu une note inférieure à 10 et, pour calmer les esprits ou dans l’espoir d’améliorer le score final, organise une session de rattrapage en octobre. Dans la foulée, le ministre de l’enseignement supérieur est démis de ses fonctions et placé en garde à vue pour faux en écriture. On s’attend à le voir incarcéré, comme ce fut le cas pour cinq de ses collègues dans les mois écoulés, mais le juge d’instruction décide de le laisser en liberté.
Quelques admis par le jury entre 8,25 et 10 manifestent timidement en soutenant qu’un acte de gouvernement ne peut pas remettre en cause la décision d’un jury souverain, mais ils ne sont guère soutenus. Les commentaires préfèrent déplorer la baisse catastrophique du niveau des études secondaires.
L'actualité judiciaire a été marquée par une affaire étrange aux développements inattendus : l'arrestation d'un député pour braconnage de phacochères et corruption d'un garde forestier. L'affaire provoque un beau tapage car le député est une personnalité en vue de l'opposition. Le jugement prononcé en flagrant délit relaxe le député pour les faits de braconnage mais retient le délit de corruption et le condamne à un an d'emprisonnement ferme. Les commentateurs s'étonnent : pourquoi un délit de corruption du garde forestier si celui de braconnage a disparu ?
Toujours est-il que le député fait appel et est défendu par un bataillon d'avocats venus de la capitale. Le jour du prononcé de l'arrêt, la cour fait savoir que la décision ne peut pas être annoncée car l'un des magistrats a fait défection. Celui-ci multiplie les déclarations et interviews en faisant savoir qu'il est en désaccord avec ses deux collègues qui entendent confirmer le jugement en cédant à des pressions, situation qu’il estime scandaleuse et ne peut accepter. L'intéressé fait l'objet de poursuites disciplinaires et sera ultérieurement révoqué par le Conseil supérieur de la magistrature pour manquement à ses devoirs professionnels et violation du secret du délibéré.
En attendant, la cour d'appel proroge le délibéré, remplace par un collègue le magistrat défaillant et une semaine plus tard prononce la relaxe du député. Personne ne semble se rendre compte que la décision, prononcée par trois magistrats dont l’un n'a pas assisté à l'audience, est radicalement nulle. Devant la défection de l'un des membres de la collégialité, la solution passait évidemment par une réouverture des débats et une reprise de l’audience. Mais on se focalise sur la relaxe et la remise en liberté du député après plusieurs mois d'emprisonnement.
Le parquet général forme un pourvoi en cassation et l’on imagine mal comment la Cour suprême pourrait faire autrement que casser cette décision. Mais il est vrai qu'elle vient de prononcer dans une autre affaire une décision qui a provoqué un profond étonnement. Elle était saisie du cas d’un ancien ministre poursuivi pour des faits de détournement de fonds publics survenus alors qu'il était membre du gouvernement, pour lesquels il avait été inculpé et placé en détention par le juge d'instruction du tribunal de première instance, alors que ses avocats soutenaient que la Constitution prévoit dans une telle hypothèse la compétence exclusive de la Haute cour de justice. Dans son arrêt, la Cour suprême reconnaît que le juge de droit commun n'est pas compétent et annule les actes de la procédure, à l'exception du mandat de dépôt, laissant ainsi en prison l'ancien ministre. Les avocats s'étranglent : comment décider simultanément que le juge d'instruction ne pouvait pas intervenir dans cette affaire et laisser subsister le mandat de dépôt qu'il a décerné ?
Pour faire bonne mesure, la décision ordonne au ministère public de saisir de l'affaire la Haute cour de justice, alors pourtant que la Constitution prévoit que la mise en accusation ne peut résulter que d'un vote de l'Assemblée nationale. La perplexité est à son comble.