Chroniques tchadiennes (2)
Par Patrice de Charette
Tout va bien, il ne fait plus que 42°, et parfois moins lorsqu'un orage géant vient noyer la ville, transformant une partie des rues et des pistes en petites rivières. Des odeurs fabuleuses montent de la terre mouillée et de la végétation qui s'épanouit. Au matin vers six heures on se croit tiré d'affaire lorsqu'un petit vent frais balaye le perron sur lequel on prend le petit déjeuner, mais non, le soleil féroce revient et on tire à nouveau la langue. On attend avec impatience la période des pluies, qui arrive.
La circulation, du genre pénible, réserve parfois des moments singuliers : un motard a devant lui une chèvre, à califourchon sur le réservoir. L'animal, les deux pattes fermement posées sur le guidon, a manifestement une grande habitude de ce mode de transport. Des moments de grâce, aussi : un groupe de cavaliers sortant d'un bosquet veut traverser une voie à grande circulation. Ils sont vêtus à la saharienne, robe bleue, grand turban blanc façon touareg et montent de magnifiques chevaux, fins et impatients. Au risque de me faire percuter simultanément par quatre motos, je m'arrête pour les laisser passer et les gens d'en face, bien obligés, font de même. Les cavaliers traversent d'un air impérial, sans un regard pour la meute mécanique malodorante soudainement immobilisée. J'ai seulement droit à un léger signe de tête en guise de remerciement. Les motards les regardent passer, pensifs, songeant peut-être à un glorieux passé d'aventures guerrières et en oublient de redémarrer pendant quelques secondes.
Pour prendre l'un des innombrables taxis jaunes, invariablement des Peugeot 504, il en coûte 200 F (30 centimes d'euro). Comme toujours en Afrique, les taxis fonctionnent sur le mode collectif, en entassant la clientèle jusqu'à ce que la voiture traîne par terre. Ils s'arrêtent à l'improviste pour charger et décharger et ceux qui suivent doivent anticiper. Les minibus feraient le bonheur d'un contrôleur technique : avançant en crabe, inclinés d'un côté ou de l'autre, ils sont tellement défoncés que leur silhouette évoque un accent circonflexe. Leur fonctionnement est un mystère pour les non-initiés, puisqu'ils ne portent aucun signe indiquant leur destination.
La circulation problématique par nature est sérieusement compliquée par d'immenses travaux de percement de vastes avenues rectilignes qui malheureusement traversent des quartiers populaires, dont les habitants sont évacués sans excès de ménagement. Les journaux se font l'écho de leurs protestations, spécialement lorsque le bulldozer s'écarte notablement de l'emprise et transforme en gravats des logements dont les occupants se croyaient saufs.
Le long des grandes rues et avenues, de nombreuses maisons portent sur leur façade un énorme X à la peinture blanche. Ce sont des habitations au mur en torchis dont le spectacle offense la vue de la maire de la capitale qui a ordonné leur reconstruction en dur. Pour éviter la démolition d'office, les occupants abattent les murs et les reconstruisent. La ville se transforme en un immense chantier, avec les bas-côtés envahis de tas de briques, de sable et de parpaings.
La municipalité a pris une intéressante décision, que pourraient imiter de nombreux pays développés : l'interdiction d'utiliser des sachets plastiques dans les commerces et sur les marchés. La ville n'est donc pas envahie de ces sachets flottant au vent. La décision a eu toutefois une conséquence imprévue. L'autre jour, en première page du quotidien local, un gros titre : la mairie arrête des vendeurs de léda. On pourrait croire qu'il s'agit du nom local d'une drogue quelconque, mais non, c'est le nom des fameux sachets en plastique. Toute prohibition entraîne un trafic, c'est bien connu, et on en a ici la démonstration assez incongrue. Le besoin des sachets n'ayant pas disparu, les trafiquants se mettent à l'oeuvre. L'article est illustré par la photo des misérables, "deux femmes, dont une allaitante et trois hommes", dit l'article, et une photo du stock saisi, comme s'il s'agissait d'un quintal de cocaïne.
La maison d'arrêt de N'Djamena a un chiffre dont elle se serait passée : en avril et mai, 24 décès de détenus. Explication : 1.144 détenus pour 300 places, enfermés de 17 heures jusqu'à 6 heures le lendemain dans des cellules collectives surencombrées, quasiment dépourvues d'aération, par une chaleur infernale, sans eau ni toilettes. Alarmé, le ministre ordonne une inspection qui fait apparaître un nombre phénoménal de prévenus, puis convoque une réunion dite de déballage, avec l'ensemble des magistrats concernés. Nous finançons le déplacement et la tenue de cette réunion, samedi pendant toute la journée, dans un lieu hélas dépourvu de climatisation mais c'est une autre histoire.
La presse est conviée au début de la réunion et entend les discours d'usage mais, curieusement, reste pendant l'ensemble des débats. Elle exploitera assez peu la teneur des propos, ce que pressentaient peut-être les magistrats, qui s'expliquent sans détour et tentent de chercher des solutions. Le problème le plus évident est l'absence de toute limite législative à la durée de la détention préventive, qui n'incite pas les juges d'instruction à un zèle excessif et prolonge de façon inimaginable la durée de la détention, encore aggravée par un très faible nombre de sessions des cours criminelles. Lors de la réunion, un magistrat de la cour déplore la réticence des services financiers du ministère, qui ne répondent pas aux demandes de financement pour l'organisation des sessions.
Lorsqu'on creuse un peu, on apprend que, s'inspirant du financement de certaines sessions à caractère extraordinaire (jugement de rebelles ou bien affaire rocambolesque dite de l'arche de Zoé dans laquelle des Français avaient voulu s'emparer de force d'enfants pour les faire adopter), les magistrats de la cour d'appel devant siéger dans les cours criminelles exigent pour le faire des sommes considérables, à la nature indéterminée, largement hors de portée du budget du ministère de la justice, alors que bien entendu la tenue de ces audiences fait partie de leurs obligations. Lors d'une réunion avec le ministre, je soulève la question pour m'étonner de telles pratiques, qui ont pour conséquence directe la paralysie de la justice criminelle et l'existence de très longues détentions préventives. Le ministre, non juriste et récemment nommé, semble apprendre la difficulté et a du mal à cacher sa surprise.
Les prisons tchadiennes sont un monde assez particulier. Les murs d'enceinte sont souvent en torchis et parfois complètement démolis sur plusieurs mètres au point que dans une ville les passants contemplent les détenus dans leur cour. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les évasions ne sont pas fréquentes, sauf en cas de manque d'eau, qui entraîne alors une évasion collective. Dans l'un des établissements, les détenus, fort civilement, ont fait savoir au régisseur qu'ils partiraient le lendemain. Le jour dit, ils ont poussé le vieux mur délabré et sont rentrés chez eux. Le directeur de l'administration pénitentiaire commente : une bonne partie de nos détenus sont des volontaires.
Un autre élément explique d'ailleurs cette circonstance peu ordinaire : à Abéché, après une évasion collective de 80 détenus en manque d'eau, les portes sont restées ouvertes sans que pour autant les autres détenus en profitent pour sortir. L'explication tient au fait qu'une partie d'entre eux étaient incarcérés pour meurtre et que les familles des victimes, avides de vengeance, s'étaient postées aux abords de l'établissement.
Murs délabrés ou pas, de dangereux personnages se trouvent souvent incarcérés, dont il faut s'assurer. La méthode est alors expéditive : les intéressés sont enchaînés et portent des fers aux pieds. L'Union européenne, qui finance une importante partie pénitentiaire du programme justice, vit assez mal cette situation. La solution passe évidemment par une rénovation rapide des établissements afin de permettre une sécurité minimum. Et aussi par une formation du personnel pénitentiaire. Celui-ci jusqu'à présent n'existe pas puisque la surveillance est assurée par la gendarmerie ou par la garde nationale. La grande nouveauté du programme est donc la constitution d'un corps d'agents pénitentiaires rattachés au ministère de la justice. Au prix de trois journées de travail en conclave à l’extérieur de la ville dans une chaleur impensable, le projet de loi a été rédigé et a été transmis au secrétariat général du gouvernement. La réforme est en marche.