Chronique tchadienne (9)
Par Patrice de Charette
L'administration tchadienne est une spécialiste des formalités raffinées. On en a un exemple avec une interview donnée par le chef du service des affectations et des mutations du ministère de l'enseignement secondaire décrivant les démarches à accomplir par les enseignants après une mutation : « Les nouveaux affectés doivent faire signer cette fiche par le gouverneur de la commune de N'Djamena ou le préfet. Arrivés dans la région où ils sont affectés, le gouverneur ou le préfet appose, aussi, sa signature. Au retour à N'Djamena, ils se présenteront pour le recensement du numéro de matricule à la direction de la solde. Après ce circuit, ils iront, avec cette fiche, dans leur lieu d'affectation pour le calcul de leur déplacement. Une fois le calcul fait et le montant arrêté, l'intéressé reviendra à la direction des affaires administratives, financières et du matériel pour toucher l'argent dépensé pour le transport ».
Lorsqu'on sait que pour se rendre dans une ville de province il faut couramment entre une et trois journées de trajet dans chaque sens, on imagine le calvaire des nouveaux affectés. Il est vrai que l'obligation faite aux malheureux de transporter eux-mêmes leur document est en relation avec l'absence de courrier postal, due à l'absence d'adressage, comme on dit ici : pas de numéros ni de noms sur les maisons, donc pas de facteur pour distribuer le courrier, qu'on ne peut recevoir que si on ouvre une boîte postale, avec un délai variant de plusieurs jours à plusieurs semaines. Pour transmettre un document à un tribunal en région, nous recourons nous-mêmes à un chauffeur de car auquel nous remettons le pli après avoir téléphoné au destinataire, qui attend le car à l'arrivée.
Les commerçants tchadiens ont une imagination débordante qui donne des résultats parfois inattendus. Un cordonnier annonce ainsi sur sa devanture : chaussures neuves et congelées. Les chaussures étant rarement conservées à -18°, on se doute qu'il doit s'agir de chaussures d'occasion, ce que le commerçant confirme, mais sans donner d'indication sur l'origine de cette étrange appellation. Celle-ci a cours pour d'autres produits ; on peut ainsi faire l'emplette de pneus congelés.
Depuis un mois, la vie quotidienne est rythmée par le vacarme épouvantable des Mirage et des Rafale qui décollent de la base française de N’Djamena, de jour et de nuit, pour aller bombarder au Mali. Comme l’aéroport est en centre ville, on déguste à chaque rotation, arrivée et retour. L’ambassade de France, qui ne tient pas à ce que ses ressortissants se fassent prendre par des djihadistes, a diffusé des consignes strictes : interdiction de sortir de la capitale, sauf en convoi et avec escorte. Le risque semble faible (nous tenons le pays, disent les Tchadiens), mais la presse vient de rapporter la présence à N’Djamena de malfaisants fanatiques de Boko Aram venus du Nigéria.
Il y a quelques jours, un fait divers a défrayé la chronique : après une dispute sur un marché pour une question de recharge de téléphone, l'un des antagonistes est mort d'un coup de couteau. L'intéressé étant présumé appartenir à un groupe puissant, l'agresseur a couru au commissariat le plus proche pour s'y réfugier. Bonne idée, mais pas suffisante, car les proches du défunt, armés, ont investi le commissariat, mis en fuite les policiers qui ont tourné les talons sans demander leur reste, extirpé l'agresseur de sa cellule puis l'ont abattu d'une rafale.
Il se trouve qu'au même moment devait débuter une opération de recensement des fonctionnaires de police afin de vérifier la situation de chacun et de leur délivrer une carte professionnelle biométrique. La même opération a été faite précédemment pour les fonctionnaires civils et pour les militaires et a permis de découvrir un nombre considérable d'agents fictifs. La concordance avec l'agression du commissariat a conduit les pouvoirs publics à suspendre purement et simplement tous les fonctionnaires de la police nationale en annonçant que ne reprendraient ultérieurement leur service que ceux dont la situation aurait été vérifiée. On s'est ainsi trouvé dans la situation inédite d'une cessation de l'activité de 6 000 fonctionnaires de police du jour au lendemain, leurs attributions étant transférées à la gendarmerie, à la police municipale dans les grandes villes et à la garde nationale et nomade, ordinairement chargée de la surveillance des frontières.
La réaction du public, à lire les journaux qui ont consacré d'innombrables articles au phénomène, a été édifiante : enfin, nous sommes rassurés (!), nous pouvons franchir un carrefour sans crainte d'être rackettés, je ne suis plus obligé de prendre des petites rues pour faire de longs détours, raconte un motard. Et les journaux de revenir longuement sur les méfaits de la brigade de la circulation routière dont les membres sont présentés comme ayant bénéficié d'affectations de complaisance par des parents et étant exclusivement occupés à s'enrichir sur le dos des usagers de la route. La circulation assurée par les municipaux se passe plutôt mieux qu'avant, avec moins d'embouteillages. Plus généralement, aucune augmentation de la délinquance n'a été constatée, ce qui laisse tout de même songeur.
Les premiers résultats des vérifications du recensement ont déjà coûté leur poste au ministre de la sécurité publique et à celui de l'administration du territoire puisqu'on découvre quotidiennement que des personnes inaptes ont été recrutées sans vérification de connaissances, que des commerçants n'ayant jamais mis les pieds dans un commissariat de police sont rémunérés comme policiers ou encore qu'un haut responsable aurait accordé contre espèces sonnantes et trébuchantes plusieurs dizaines de postes dans la police nationale.
Où l’on voit que les lois et décrets anti-corruption au libellé détaillé demeurent souvent sans effet sur le terrain au regard de la puissance des réseaux de parentés et de clientélisme.
Le gouvernement annonce que le prochain recensement concernera l'administration des douanes. On l'attend avec intérêt, car au sein de la douane sévissent entre autres des supplétifs surnommés bogo-bogo qui se distinguent par des rodéos en ville avec leurs pick-up à la poursuite de supposés contrebandiers venant de franchir le pont depuis le Cameroun. Il se dit volontiers que l'interpellation, lorsqu'elle a lieu, se termine par un échange de liasses de billets dont le trésor public voit rarement la couleur.
L'attaque du commissariat a eu une autre conséquence : le directeur de la police judiciaire et un directeur adjoint adjoint ont été convoqués par le procureur à la gendarmerie et placés en garde à vue. Ils en sont ressortis 10 jours plus tard sans que l'on connaisse les suites données à l'affaire. 10 jours c'est beaucoup, puisque dans le code de procédure pénale, la garde à vue a une durée de 48 heures pouvant être prolongée une fois par décision du procureur. Dans une affaire précédente où la garde à vue s'était ainsi éternisée, mon collègue chargé de la police judiciaire s'en était étonné auprès des enquêteurs et s'était attiré une réponse en forme d'éclat de rire : ah ça c'est une loi de blanc, nous, nous faisons les choses à notre manière. Le code de procédure pénale a pourtant été adopté au Tchad en 1967, soit17 ans après l'indépendance.
Un autre sujet agite actuellement l'opinion et les chancelleries étrangères, une révision de la Constitution qui a trouvé son origine dans la nécessité de créer une Cour des comptes, désormais imposée par une directive de la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale). Il faut donc retoucher la Constitution dont la rédaction actuelle confie le contrôle des comptes publics à une chambre de la Cour suprême. Jusque-là, pas de problème sur cette révision à caractère technique, mais on a vu tout à coup arriver dans le texte un article supprimant l'inamovibilité des magistrats… Dans la situation actuelle, l'inamovibilité est proclamée par la Constitution et reprise par le statut de la magistrature, moyennant quoi tous les juges sont mutés d'office sans l'avoir demandé ni avoir accepté leur nouveau poste. On est donc devant une difficulté incontestable, que la révision constitutionnelle vient régler, si l'on peut dire, non pas en modifiant la pratique mais en supprimant la règle.
Du côté des diplomates étrangers, on me demande mon avis, que je donne volontiers : l'État de droit n'est pas seulement là pour faire joli dans un paysage démocratique, il s'agit de la condition du développement d'un pays car il intègre la sécurité juridique ; si la justice fonctionne mal, est corrompue ou est aux ordres du gouvernement, les investisseurs se détourneront du pays car aucun ne prendra le risque de tout perdre dans un procès en forme de roulette russe ; le Tchad est en queue de peloton dans tous les indices de développement et de bonne gouvernance (avant-dernier dans l'indice Doing Business) ; la destruction affichée d'un élément essentiel de l'État de droit serait une catastrophe pour le pays.
N'étant pas dans les secrets des ambassades, j'ignore ce qui a été fait sur ce point. La révision constitutionnelle a été adoptée il y a quelques jours par l'Assemblée nationale et n'attend plus que l'avis du Conseil constitutionnel et la promulgation par le chef de l'État. Elle aurait au moins le mérite de mettre au pied du mur la Commission européenne qui commençait déjà à penser à un nouveau projet d'appui à la justice au Tchad dans le cadre du 11e FED (Fonds européen de développement). On imaginerait mal en effet que l'Union européenne puisse décider de gaspiller sciemment des fonds publics dans un pays qui nierait à la fois les valeurs de l'UE et l'objectif poursuivi (appui à l'État de droit, ce qui suppose que celui-ci existe).
Le mien de programme, entame sa dernière année. Après avoir pensé regagner prématurément les rivages de l'Atlantique, je vais tenter de rester afin d'achever ce qui a été commencé, notamment un édifice législatif avec 13 textes, pour l'instant. L'idée est que de nouveaux textes allant dans le sens du progrès auront le mérite d'exister, même si leur application n'est pas parfaite et immédiate. Encore faut-il évidemment qu'ils soient acceptés et repris en compte par l'Etat. On en est encore assez loin puisqu'aucun n'a été soumis à l'Assemblée nationale et que les deux qui avaient franchi le stade du conseil des ministres fin 2011 ont été perdus en 2012 par le secrétariat général du gouvernement. Le ministère de la justice ne les ayant pas en archives, nous avons dû les rééditer et les lui remettre une seconde fois, sans autres commentaires.