Chronique tchadienne (6)
Par Patrice de Charette *
Les étrangers blancs sont appelés "nassaras". Le mot vient de Nazareth dans l'expression Jésus de Nazareth autrefois abondamment utilisée par les missionnaires. Les nassaras, donc, supposés, généralement à juste titre, bénéficier de revenus confortables, sont assaillis par les petits vendeurs dès qu'ils posent le pied dans la rue. C'est le cas aux abords de la boulangerie française de N'Djamena, haut lieu de rencontre des expatriés. Convergent aussitôt vers le nassara les vendeurs de cartes de recharge pour le téléphone portable, les petites vendeuses d'arachide, le vendeur de légumes et l'aimable escroc au large sourire vendeur de tapis et de boîtes en cuir ainsi que quelques infirmes en chaise roulante. L'autre jour, alors que la petite foule se faisait un peu pressante, j'ai dit en arabe local : en ce moment je n'ai pas d'argent. L'effet a été radical, tous se sont écartés en disant jalas (c'est fini, terminé). Car j'ai commencé à apprendre l'arabe tchadien, même si je suis peu assidu depuis quelque temps. J'ai été aidé par des souvenirs anciens d'arabe classique, appris il y a bien longtemps.
On trouve de tout à N'Djamena, à condition d'y mettre le prix, m'avait-on dit avant que j'arrive. Pour ce qui est du prix, la chose est certaine : une étude parue dans un magazine il y a quelque temps a montré que N'Djamena est la troisième ville la plus chère du monde. En revanche, on n'y trouve pas de tout. Il n'existe dans la capitale que deux supérettes, qui fonctionnent sur le mode soviétique, sans aucune régularité d'approvisionnement. Les étagères restent vides pendant des semaines puis tout à coup la rumeur se répand : il y a un arrivage. On se précipite alors pour trouver les gondoles débordantes de marchandises, souvent de même nature. À la fin de l'année dernière, pour une raison indéterminée, la capitale a connu une pénurie totale de lait pendant trois mois. Les amateurs se rabattaient sur les grosses boîtes de lait en poudre pour bébé, que nous mettions donc en place sur les tables des pauses café pour nos formations et séminaires. Ce qu'on ne trouve pas, en revanche, prix ou pas prix, c'est la presse française ou internationale. Il n'existe aucun endroit où elle se trouve en vente. J'ai la nostalgie de Madagascar où un petit vendeur industrieux récupérait Le Monde auprès du personnel d'Air France et me l'apportait chaque jour à mon bureau.
On est donc limité à la presse locale, dont la lecture est parfois réjouissante. L'autre jour, un gros titre en une du quotidien local : « Champs de tir pour essai de grigris ». On se doute de ce qui va suivre, mais la lecture dépasse les espérances. Le journal raconte la forte influence dans une cour où l'on procède à des essais pour tester des amulettes d'invulnérabilité contre les armes à feu, étant précisé qu'en cas de succès le coût d'acquisition de l'amulette est fixé à 150 millions FCFA (225 000 €). On dispose donc les amulettes et grigris sur un coq, sur lequel on tire un coup de feu, faisant évidemment passer le volatile de vie à trépas. Seuls bénéficiaires de l'opération : les vendeurs de coq et le tireur, payé pour chaque coup de feu tiré.
Lorsqu'on ouvre le robinet d'eau froide, on se retrouve le plus souvent avec une eau brûlante. Le phénomène ne vient pas d'une inversion de tuyaux par un plombier distrait, mais de l'existence dans la plupart des maisons de châteaux d'eau, le plus souvent en PVC noir, sur lesquels le soleil tape gaillardement pendant toute la journée, étant précisé qu'il fait 45° à l'ombre. Pour obtenir de l'eau plus fraîche, il faut employer la ruse et ouvrir le robinet d'eau chaude qui tire sur le cumulus, que bien entendu on ne fait pas fonctionner, qui délivre de l'eau à la température ambiante de la maison.
Ceci lorsque la compagnie consent à fournir de l'eau, ce qui se fait rare en ce moment. L'autre jour, cinq jours de coupure consécutifs. La réserve diminue rapidement, surtout lorsque le jardinier entreprend sans prévenir personne d'arroser le jardin et vide le château jusqu'à la dernière goutte. Il faut alors recourir à des arrangements à la mode locale, avec un pompier, ami d'un chauffeur, qui vient avec son camion remplir le château en échange d'une poignée de billets. Pour l'électricité, la situation est encore plus simple: rien depuis un mois. Je suis sauvé par mon groupe électrogène, qui fonctionne en continu et engloutit des quantités prodigieuses de carburant. Les journaux racontent que deux des centrales thermiques sont à l'arrêt après le départ des Libyens qui en assuraient la maintenance. Des Égyptiens attendus pour les remplacer ne sont pas arrivés. Le gouvernement annonce la fin de la pénurie en mars 2012 après la mise en service de nouvelles centrales. La population reste sceptique en constatant que la compagnie est incapable de faire fonctionner les centrales existantes.
La Cour suprême où se trouvent nos bureaux n'est pas épargnée. Le groupe électrogène donne de sérieux signes de faiblesse. Ainsi, aucun courant électrique pendant toute une journée l'autre jour ce qui a conduit évidemment à un retour prématuré à la maison pour un travail avec un abonnement Internet personnel. Le lendemain, le SG de la Cour suprême a imaginé de remettre en marche le groupe en interdisant l'utilisation des climatiseurs pour éviter une surconsommation. Le résultat a été évidemment le même, pour moi en tout cas, puisqu'il m'est impossible de rester dans un petit bureau à 45°.
Au ministère de la justice c'est pire : pas de courant, comme pour tout le monde, mais pas de groupe électrogène car le gel des dépenses publiques décrété en début d'année interdit toute dépense d'équipement. En attendant son installation dans un bâtiment neuf en cours de construction, le ministère est logé dans un bâtiment provisoire, à l'état de taudis. Le ministre, malade, est absent, quasiment plus personne ne vient dans ce bâtiment, des directeurs et des secrétaires s'invitent chez nous pour éditer des documents et avoir une connexion Internet. Deux ou trois personnes font tourner la maison en attendant des jours meilleurs, à savoir essentiellement un remaniement ministériel qui devrait suivre l'investiture du président au début du mois d'août.
La situation ne fait pas nos affaires car des décisions importantes ne sont pas prises, notamment pour la présentation de textes préparés depuis désormais près d'un an sur l'école nationale de formation judiciaire ou sur la création d'un corps d'agents pénitentiaires. L'Union européenne commence à montrer les dents en faisant savoir qu'en l'absence d'un engagement significatif de l’Etat et du ministère de la justice dans le projet, elle pourrait ne pas publier les appels d'offres que nous avons préparés pour l'acquisition de matériels et d'équipements pour les juridictions.
En attendant que la situation se décante, nous poursuivons nos activités spécifiques, notamment pour la mise en oeuvre des actions de formation, pour lesquels l'appétit est considérable. L'une des formations a cependant été compromise par une grève des magistrats qui a duré pendant cinq semaines, décidée pour obtenir l'abrogation d'une réforme récente du Conseil supérieur de la magistrature et la promulgation d'une loi sur le statut de la magistrature, en chantier depuis plusieurs années.
Le mouvement a été entrepris sous la forme d'une grève dite sèche, à savoir le refus de toute activité quelle qu'elle soit. Toutes les audiences ont donc été renvoyées, quelle que soit la matière et aucun acte n'est intervenu sur la situation des personnes déférées au parquet qui ont néanmoins été incarcérées... Du côté des pouvoirs publics, silence radio en l'absence du ministre, ce qui a renforcé au fil des jours la détermination des grévistes. Interloqué par cette absence de gestion du conflit, j’ai dit de ci de là que la seule solution paraissait être une réception des grévistes par un conseiller de la présidence. Je doute qu'il y ait une relation de cause à effet, mais toujours est-il que les représentants des syndicats de magistrats ont en définitive été reçus par le chef de l'État lui-même qui leur a donné toutes assurances sur la satisfaction de leurs revendications. La fin de la grève est intervenue dans les jours qui ont suivi.
Nous poursuivons également la partie pénitentiaire du projet, notamment avec la mise en place progressive de la « fiche pénale », à savoir un document individuel retraçant la situation pénale de chaque personne détenue. Outre l'amélioration de la gestion quotidienne de la population pénale, il s'agit en réalité de la seule façon de savoir qui est en prison et pour quelle raison puisque, en l'absence de données statistiques, personne au Tchad ne connaît même le nombre des détenus à un moment donné. Le processus a débuté à la maison d'arrêt de N'Djamena et va prendre du temps compte tenu du nombre de détenus (1 400). On commence néanmoins à se rendre compte qu'à la fin de l'opération, il existe un risque sérieux du constat que 300 à 400 personnes sont détenues sans mandat judiciaire. J'attends avec intérêt l'établissement de la dernière fiche pénale.
Dans le domaine pénitentiaire, un progrès significatif vient d'être enregistré, même s'il suscite diverses interrogations : la remise au ministère de la justice d'une prison dite privée sise en un lieu nommé Koro Toro. Dès mon arrivée au Tchad il y a un an, on m'avait parlé de l'existence de cette prison, dans laquelle l'administration pénitentiaire envoyait quelques fortes têtes mais qui accueillait essentiellement des détenus non judiciaires. Une mission du ministère est donc partie sur place pour faire l'inventaire de la situation. Elle a ramené avec elle 77 détenus politiques libérés ensuite lors d'une cérémonie après le vote d'une loi d'amnistie et a constaté la présence d'environ 120 autres détenus incarcérés sur décision d'autorités administratives, sans autre précision.
Sous d'autres cieux, un tel constat entraînerait une mise en liberté immédiate des intéressés sur ordre du parquet général. Ici, les choses sont plus compliquées : Koro Toro est situé en plein désert, sans rien alentour. Une mise en liberté avec un dépôt des intéressés à la porte de la prison laisserait à ceux-ci un délai de survie de l'ordre de 24 heures. Il faut donc mettre en place un dispositif d'évacuation avec une série de camions pour ramener les gens dans leurs diverses régions d'origine. Le tout a été chiffré, mais se heurte au gel des dépenses publiques. Donc, on attend.
----
* Conseiller technique principal, chef de mission. Programme d'appui à la justice au Tchad (PRAJUST)