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Publié par Parolesdejuges

Par Patrice de Charette

 

  Le ministère de la justice n'a pas le téléphone. La chose surprend pour un ministère important installé depuis un an dans un vaste bâtiment flambant neuf de quatre étages. Chacun, ministre compris, en est réduit à l'usage de son téléphone portable personnel. Nous sommes logés à la même enseigne puisque, étant désormais hébergés au ministère, nous avons perdu la ligne fixe que nous avions dans nos anciens locaux de la Cour suprême

  Les motards, qui n'ont pas encore compris que le casque avait pour objet de les protéger, ne le portent que sous la menace d'actions répressives de la police, sous la forme d'embarquements massifs de motos sur de grands camions à plateau, suivis d'un rackett intensif. Depuis plusieurs semaines, le port du casque a totalement disparu. L'explication a été donnée dans un quotidien qui relate une rumeur selon laquelle la police a interdit le port du casque afin de faciliter les contrôles d'identité pour interpeller les terroristes de Boko Haram. Un responsable policier dément cette rumeur absurde mais ajoute malencontreusement que, après la suspension de l'ensemble de la police nationale pour cause de vérification des effectifs, les policiers n'ont pas retrouvé le pouvoir de verbaliser. Désormais assurés de l'impunité, les motards laissent le casque à la maison et conduisent de façon encore plus aberrante que d'habitude, ce qui n'est pas peu dire.

  Signe des temps, devant le Modern Market, l'une des trois supérettes de la capitale où les expatriés viennent faire leurs emplettes, deux gendarmes ont monté la garde pendant plusieurs semaines. Il est vrai que quelque temps plus tôt, la police avait intercepté sur le pont avec le Cameroun deux motards transportant des armes et des munitions dans des sacs d'arachides, supposés alimenter des cellules dormantes de malfaisants de Boko Haram. Les gendarmes de la supérette ont regagné leur caserne, mais les mesures sécuritaires persistent, surtout après l'intervention déterminée des soldats tchadiens au Mali qui ne leur a pas fait que des amis chez les djihadistes, que la phraséologie officielle nomme ici narcoterroristes.

  Pendant ce temps, le pays poursuit la réalisation d'une activité plus paisible, la Grande Muraille Verte. Ce projet titanesque décidé en 2010 par 11 pays sahélo-sahariens prévoit la plantation d'une bande boisée de 7.700 km de long sur 15 km de large de Dakar à Djibouti pour stopper l'avancée du désert. Le secrétariat exécutif de l'organisation est situé à N'Djamena. Il récuse d'ailleurs l'expression de simple plantation d'arbres et parle de la création d'une zone agraire, sylvicole et pastorale associant les populations concernées. Dans la partie tchadienne, les débuts sont difficiles avec des protestations des habitants situés sur le tracé, des plaintes des employés sur l'insuffisance de leur salaire et des difficultés d'approvisionnement en eau pendant la période de canicule.

  Si vous voulez un casier judiciaire vierge, venez au Tchad, adressez-vous à n'importe quel tribunal, versez la redevance réglementaire de 500 francs CFA (0,75 euros) et vous aurez un bulletin de casier judiciaire « néant ». Aucune manœuvre ici, seulement le fait que le casier judiciaire est une immense boîte vide, faute d'être alimenté en extraits de jugement par les tribunaux. Aux termes de la loi, le casier judiciaire est tenu au siège de chaque tribunal du lieu de naissance des condamnés, et les tribunaux, administrations ou les intéressés eux-mêmes doivent s'adresser à lui pour obtenir un bulletin. Ceux-ci étant irrévocablement néant, la pratique s'est instaurée de venir demander le bulletin à n'importe quel greffier de n'importe quel tribunal, ce qui simplifie assurément les choses pour les personnes résidant dans un lieu éloigné de leur lieu de naissance.

  Les tribunaux ne connaissent donc officiellement aucun récidiviste, sauf lorsque la personne comparaissant à l'audience répond imprudemment au juge qu'elle a déjà été condamnée à plusieurs reprises. Le sursis à l'emprisonnement perd tout son sens puisque, faute de connaissance des antécédents judiciaires, il peut être accordé alors que le prévenu n'y a plus droit. En toute hypothèse, en l'absence de casier judiciaire, aucune révocation du sursis n'est possible en cas de récidive.

  Les emplois publics et les mandats électoraux peuvent être attribués à des personnes lourdement condamnées qui, si leur passé judiciaire était établi, ne pourraient y prétendre. Le trésor public, qui n'est pas davantage alimenté en extraits de jugement, ne peut pas recouvrer les amendes. Pour obtenir néanmoins leur paiement, les procureurs ont imaginé une contrainte par corps informelle : ils maintiennent en détention les condamnés après l'expiration de la peine en leur faisant savoir qu'ils ne sortiront que lorsque la famille versera le montant de l'amende. Le système est d'une efficacité incontestable, mais pose quelques légers problèmes de détention arbitraire.

  Des experts de notre programme travaillent à la fois à la remise en route de l'exécution des peines dans les parquets pour parvenir à l'édition des extraits du jugement et à une nouvelle architecture du casier judiciaire. La tâche n'est pas simple car elle va se heurter à la difficulté d'acheminement des extraits vers les tribunaux ou à la difficulté de déplacement des requérants si le casier judiciaire est centralisé. La solution pourrait venir de l'informatique et des transmissions par Internet, mais on est pour l'instant dans le surréalisme : une bonne partie des tribunaux n'a toujours pas l'électricité malgré les efforts du ministère pour les doter en groupes électrogènes. Les groupes sont là, mais pas toujours les crédits pour y mettre du carburant.

  Le Conseil constitutionnel tchadien est calqué sur le modèle français : il examine les lois avant leur promulgation pour vérifier leur conformité avec la Constitution. La loi constitutionnelle supprimant l'inamovibilité des juges lui a été déférée par des députés de l'opposition. Divine surprise : le Conseil constitutionnel a déclaré non conformes à la Constitution plusieurs dispositions du texte dont celle sur la suppression de l'inamovibilité. Pour faire bonne mesure, il a fait de même pour la faculté qui était offerte au chef de l'Etat de continuer à diriger son parti politique. C'est peu de dire que l'audace de la décision a surpris.

  Moyennant quoi, quelques semaines plus tard a été publié un décret d'affectation, comme on dit ici: la moitié du corps judiciaire a été mutée d'office, y compris les juges dont l'inamovibilité venait d'être réaffirmée avec éclat. Un président de cour d'appel a eu la surprise de constater la nomination d'un collègue sur son poste, sans que lui-même reçoive une affectation nouvelle. Une position hors cadre, en quelque sorte, comme on dirait chez les préfets en France, mais que l'on chercherait vainement dans le statut de la magistrature. De façon singulière, aucune protestation de quiconque, pas même du syndicat des magistrats, qui n'avait pas hésité il y a deux ans à lancer pendant trois mois une grève "sèche" (aucune activité judiciaire) pour obtenir des avantages catégoriels. Ils ont tous peur, commente un collègue.

  Dès la sortie du décret, les magistrats affectés s'estiment déchargés de leurs fonctions, font leurs bagages et interrompent toute activité, notamment la rédaction des jugements, dont beaucoup, bien que prononcés publiquement à l’audience, resteront à jamais virtuels pour le plus grand malheur de la partie gagnante. 80% des tribunaux ne comprennent qu’un magistrat du siège, le président, dont le départ interdit toute possibilité de rédaction du jugement déjà prononcé. Dans d’autres tribunaux plus étoffés, les juges assesseurs sont souvent arabophones et ne peuvent rédiger en français, langue utilisée pour les jugements.

  Nous préparons une enquête d’opinion sur la justice, qui devrait être réalisée par l’Institut national de la statistique. Les résultats ne vont pas être flambants. 

 

 

 

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