Après les procureurs, les présidents des tribunaux se fâchent.... très fort
Par Michel Huyette
C'est bien parce que les magistrats sont habitués à la prudence et à la réserve, et en premier les chefs de juridiction, que le texte que vient de diffuser la conférence des présidents des tribunaux de grande instance apparaît d'autant plus extraordinaire.
Sous forme de voeux pour l'année 2012, c'est le texte suivant qui a été élaboré :
"Le conseil d'administration de la Conférence Nationale des Présidents de Tribunaux de Grande Instance voit s'achever une année 2011 éprouvante qui restera sans doute parmi les plus difficiles supportées par nos juridictions depuis bien longtemps.
Aux difficultés matérielles et budgétaires s'ajoutent désormais un désenchantement et une souffrance généralisés chez les acteurs de terrain, magistrats et fonctionnaires.
Notre tâche d'administration et d'animation devient impossible et la plus value que nos collègues et les fonctionnaires sont en droit d'attendre de l'exercice de nos fonctions se limite de plus en plus à la gestion d'une pénurie dramatique de moyens face à une inflation insupportable des charges dans un contexte de fréquentes improvisations juridiques qui nous conduit à des choix de priorités par défaut.
La période de fin d'année et l'approche de l'année nouvelle sont propices à l'expression des voeux et nous savons toutes et tous dans nos juridictions l'importance que revêt cette tradition, au delà des relations personnelles, dans les contacts institutionnels.
Le conseil d'administration de la Conférence Nationale des Présidents de Tribunaux de Grande Instance vous présente, cher(e)s collègues président(e)s, ses voeux les meilleurs et les plus sincères pour l'année 2012 et en particulier formule les souhaits suivants:
- qu'en matière de réformes, la réflexion devance l'action, les études d'impact précèdent leur mise en oeuvre et que les moyens soient contemporains de leur entrée en vigueur,
- que notamment l'année 2012 ne soit pas l'occasion d'une nouvelle avalanche de textes dictée par des considérations électorales ou la réaction à des émotions, et dont la traduction législative solliciterait de plus fort les juridictions pénales au risque d'afficher un désintérêt pour les contentieux civils dont le traitement est pourtant un des facteurs essentiels de paix sociale,
- que la sécurité et la stabilité juridique soient garanties, pour le bien des justiciables et le fonctionnement efficace et pertinent de nos juridictions,
- qu'en conséquence l'impréparation, l'improvisation et l'imprécision cessent de créer de charges indues comme ce fut le cas pour les élections professionnelles et la mise en oeuvre de la contribution de 35€ pour l'aide juridique,
- que les ressources humaines soient garanties à la mesure des charges confiées, à l'inverse de ce qui s'est produit en matière de protection des majeurs, en matière de protection des personnes placées en régime de soins psychiatriques sans consentement, en matière de tribunal correctionnel des mineurs, ou de transfert de compétence du traitement des situations de surendettement,
- que par exemple ne soient pas proposées des solutions de facilité comme la mutualisation des tribunaux pour enfants, consommatrice de temps et donc irréaliste dans le contexte actuel
- que la suppression de la juridiction de proximité et les conséquences qu'elle entraînera au sein des tribunaux d'instance pour le traitement du contentieux civil soient prises en compte,
- que les discours évoquant des créations d'emplois de magistrats comme de fonctionnaires se traduisent concrètement, alors que nous constatons jusqu'à présent l'accroissement des vacances de poste et la non prise en compte du travail à temps partiel,
- que la gestion des ressources humaines pour les magistrats comme pour les fonctionnaires mérite enfin son nom, que les adjoints administratifs n'apprennent pas huit jours avant la date de leur prise de fonction leur lieu d'affectation, que les projets de nomination des magistrats s'inscrivent dans des calendriers qui permettent une réelle consultation des assemblées statutaires des juridictions tant pour le bien fondé des décisions d'organisation qui nous incombent, que pour l'adhésion qu'elles doivent recueillir pour la bonne marche des tribunaux,
- que les budgets annoncés soient effectivement alloués et non amputés en cours d'année, spécialement ceux qui stagnent comme l'accès au droit ou qui régressent comme les frais de fonctionnement,
- que les responsables politiques cessent d'instrumentaliser l'institution judiciaire, garante de l'Etat de droit , et de dénigrer l'institution et les hommes qui la servent au gré des décisions qui leur déplaisent ou nuisent à leurs intérêts partisans
Alors cher(e)s collègues président(e)s, si par extraordinaire ces voeux se réalisent, parmi d'autres que seul le souci de concision ne nous permet point de citer ici, nous pourrons nous féliciter de ce que l'année 2012 permette à la Justice, sous notre impulsion, avec le concours de chacun des magistrats et fonctionnaires de nos juridictions, de jouer le rôle qui est le sien dans une société démocratique moderne."
La charge est rude, et c'est peu dire. Et pour que des présidents de tribunaux (pour les procureurs, lire ici), habitués à la modération, s'expriment de façon aussi virulente, il faut que la situation réelle soit véritablement catastrophique et dorénavant insuportable.
Désenchantement, souffrance, manque dramatique de moyens, gestion aberrante des ressources humaines, insécurité juridique et inflation législative incohérente, justice instrumentalisée à des fins politiques, tout y passe.
Malheureusement, cela correspond à ce que constatent quotidiennement les milliers de magistrats français (1).
Le plus désolant, bien au-delà des conséquences pour les professionnels de l'institution, c'est que ce sont les français, en tous cas ceux qui franchissent la porte des palais de justice, qui sont et resteront les premiers à en subir toutes les conséquences. Ces justiciables qui, pourtant, devraient avoir droit à un service public de la justice de qualité maximale.
Pour cela il leur faudra revenir une autre fois.
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1. Pour une autre forme de militantisme tout aussi inhabituel, lire ici.