A propos, encore, de la liberté de parole du ministère public et des menaces de sanction
Par Michel Huyette
Voici quelques jours seulement se terminait un chapitre peu glorieux de l'histoire judiciaire concernant les poursuites répétées du ministre de la justice contre un magistrat membre du ministère public à qui étaient reprochés des propos, tenus à l'audience, dans une affaire mettant en cause des policiers ayant commis des infractions graves (lire ici). Le CSM s'étant clairement et par deux fois opposé à une quelconque sanction, le ministre a définitivement renoncé.
De telles poursuites sont très rares et l'on pouvait penser qu'une telle problématique ne se représenterait pas de sitôt. Erreur.
Le magazine Mediapart nous apprend (édition du 27 janvier 2012) qu'un vice-procureur d'une autre juridiction est à son tour inquiété pour ce qu'il a dit lors de réquisitions à l'audience.
D'après le journal, et sous les réserves habituelles de vérification de la véracité des informations, le vice-procureur aurait dit à l'audience, alors qu'était poursuivi pour violation de sépulture (profanation de tombes d'un cimetière musulman) un ancien militaire qui avait déclaré qu'il faut "défendre la chrétienté contre les musulmans qui l'envahissent" :
"Ce que nous avons à juger, c'est le résultat d'un vent mauvais qui souffle sur notre pays depuis de nombreuses années et dont je crois pouvoir dire que les plus hautes autorités de l'État n'y sont pas étrangères et alimentent ce climat même si ce ne sont pas les seules. Il y a les incendiaires qui poussent avec leurs mots et ceux qui les appliquent."
Une fois les réquisitions terminées, personne n'a trouvé à redire à quoi que ce soit. Le tribunal est passé à un autre dossier et le quotidien de l'institution a continué à défiler.
Mais un journal local aurait reproduit les propos tenus par le vice-procureur. Et cela a vivement fait réagir un député de la majorité, membre de la droite populaire, qui a déclaré que les propos tenus à l'audience par ce magistrat font un lien entre l'infraction commise et la politique gouvernementale et qu'ils sont inacceptables. Puis sur instruction du ministre le vice-procureur a été convoqué par l'inspection des services judiciaires.
Rappelons brièvement, s'agissant des membres du Parquet, qu'en application de l'article 33 du code de procédure pénale (texte ici) un magistrat du ministère public "développe librement les observations orales qu'il croit convenables au bien de la justice.", et que ce droit est rappelé en ces termes dans l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 (texte ici) portant statut de la magistrature : "Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de la justice. A l'audience, leur parole est libre."
Comme nous l'avions indiqué dans le précédent article, la liberté de parole, comme toutes les libertés, ne peut pas être sans limite. Il serait par exemple inadmissible que sous prétexte du droit de tout dire un magistrat insulte un justiciable. Cela n'empêche que la liberté de parole doit être la plus vaste possible, et que ne peuvent être relevés et éventuellement sanctionnés que les dérapages manifestes, évidents, que chacun d'entre nous peut aisément considérer comme n'ayant pas leur place dans une enceinte judiciaire.
Est-ce le cas des propos rapportés dans l'article de Mediapart ? Chacun se fera son opinion. Mais il est impossible de s'arrêter là.
Ce qui dérange d'abord, c'est que dans un premier temps personne n'a trouvé matière à critique tant au sein de l'institution judiciaire que du côté du prévenu, des éventuelles parties civiles, et de leurs avocats. Et que l'affaire n'existe que parce qu'un député, et un seul, a considéré que les propos ne lui conviennent pas.
Le ministère de la justice, même si son indépendance vis à vis du pouvoir politique n'existe pas institutionnellement, doit-il lancer une enquête à chaque fois qu'un élu, un unique élu, n'est pas satisfait de propos pouvant mettre en cause la politique du parti auquel il appartient ? Mais il est vrai qu'il n'est pas exclu que cet élu ait été le bras armé d'une demande émanant d'autres personnes ne souhaitant pas apparaître au premier plan.
Cela dérange ensuite parce que rien, dans l'absolu, ne justifie d'interdire à un magistrat du ministère public de faire état, dans ses réquisitions, du contexte dans lequel se produit une infraction. C'est quelque chose qui se fait quotidiennement. Mais prenons un exemple qui nous rapproche de cette affaire.
Il y a maintenant de nombreuses années, un ministre de l'intérieur, appartenant à la même majorité, avait publiquement annoncé que quoi que feraient les policiers il les couvrirait. Tous les observateurs ont constaté dans les mois qui ont suivi une augmentation considérable de ce qui est communément appelé les "bavures". Dans un tel contexte, il aurait été compréhensible que le procureur saisi d'un affaire mettant en cause une dérive policière la situe dans un contexte d'encouragement implicite des débordements. Cela n'aurait été que l'énoncé d'une réalité politique.
On ne peut s'empêcher, ensuite, de voir dans une telle démarche punitive la volonté, une fois de plus, de contrôler par la pression et l'intimidation le fonctionnement de la justice. Chacun le sait, et tous les commentateurs l'ont également souligné, rarement la justice aura été autant malmenée, vilipendée, critiquée, influencée, instrumentalisée qu'au cours des dernières années (lire par ex. ici et ici). Ces tentatives nouvelles de réduire l'espace de liberté des membres du ministère public ne sont donc pas véritablement une surprise...
Alors pourquoi pas, demain, des poursuites contre tous les procureurs et tous les présidents de tribunaux qui, récemment, ont osé critiquer les politiques suivies en matière de justice (lire ici, et ici) ?
Quoi qu'il en soit, ce sera au seul CSM, s'il est saisi, de dire si la ligne rouge a cette fois-ci été franchie. Et il faut souhaiter que ses membres aient en tête que laisser s'installer avant chaque prise de parole une crainte de la réaction de tiers, qui peut mener à l'auto-censure, n'est pas de nature à permettre une analyse des dossiers dans toutes leurs composantes, même celles qui peuvent mettre en cause les intéressés ou des tiers.
En tous cas, une chose au moins semble certaine : dans une démocratie, un excès de liberté est préférable à un excès de censure. C'est pourquoi, en dehors des circonstances exceptionnelles précitées, vouloir limiter la liberté de parole des magistrats du ministère public à l'audience n'est certainement pas un progrès.