A propos de l'impartialité (et de la neutralité) des magistrats
A l'occasion de l'affaire très (trop ?) médiatisée du "mur des cons" du syndicat de la magistrature (cf. ici), de nombreux commentaires ont été faits à propos de l'impartialité et/ou de la neutralité des magistrats. Ces jours-ci un chroniqueur judiciaire du journal Le Monde a publié un article affirmant, dans son titre, que "la neutralité du juge est un leurre" (cf. ici).
Le débat actuel étant un peu confus autour de ces notions d'impartialité et de neutralité, il n'est pas forcément inutile de rappeler deux ou trois choses essentielles.
- L'impartialité des juges est une obligation déontologique.
Il y a bien écrit "des juges", et non "des magistrats". Ce que le justiciable impliqué dans une procédure judiciaire de quelque nature qu'elle soit (civile, commerciale, prud'homale, pénale..) attend d'abord et avant tout, c'est que celui qui le juge, c'est à dire celui qui va décider au final, soit impartial. Ce qui signifie, pour faire simple, que ce juge soit d'abord à l'écoute de tous les arguments, d'une partie au procès ou d'une autre, ensuite que ce juge, pour aboutir à sa décision, suive un raisonnement intellectuel ne laissant pas de place à ses convictions personnelles mais découlant de l'analyse objective des éléments apportés par les uns et par les autres.
Au pénal, le ministère public qui est une partie au même titre que la partie civile ou la défense, n'a pas la même obligation d'impartialité. Le représentant du ministère public défend à l'audience une thèse, sa thèse, et, comme les autres parties, souhaite influencer le juge. Mais au final, répétons le, seul le juge qui décide (d'où la différence entre "juge" et "magistrat") doit être impartial.
Quoi qu'il en soit, l'impartialité est l'une des plus importantes obligations déontologiques s'imposant aux juges.
Cette impartialité est mentionnée dans l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (..)" (texte ici).
Dans le "Recueil des obligations déontologiques des magistrats" (cf. ici), le Conseil supérieur de la magistrature (son site) accorde une large place à l'impartialité. Il écrit que "L'impartialité est au même titre que l'indépendance un élément essentiel de la confiance du public en la justice". Et il précise que "L'impartialité (..) ne s'entend pas seulement d'une absence apparente de préjugés, mais aussi, plus fondamentalement, de l'absence réelle de parti pris. Elle exige que le magistrat, quelles que soient ses opinions, soit libre d'accueillir et de prendre en compte tous les points de vue débattus devant lui."
Il a aussi été souligné, à propos de l'impartialité, que le juge doit s'interdire tout "parti pris réel ou apparent dans la manière de juger, dans la manière d'interpréter la loi ou de s'adresser aux justiciables attraits devant lui" (1).
- Les magistrats ont des opinions personnelles, et notamment politiques.
Les magistrats, uns fois sortis des palais de justice, ont comme tous les autres citoyens des opinions, entre autres politiques. Ils votent et, comme mentionné récemment dans un autre article, leurs votes se répartissent probablement de l'extrême gauche à l'extrême droite. Il ne peut pas en être autrement
En ce sens, on peut effectivement soutenir que le juge n'est pas "neutre".
Mais ce qui est demandé aux juges (toujours ceux qui décident), c'est que leurs opinions personnelles n'interfèrent pas avec l'obligation précitée d'impartialité. Autrement dit, qu'au moment de dire quelle est la solution du litige qui leur est soumis, ou au pénal si la personne jugée est coupable et dans l'affirmative quelle peine est appropriée par rapport aux faits et à la personnalité des intéressés, cette décision s'appuie sur les éléments du dossier et ne soit pas d'abord la conséquence de leurs opinions personnelles.
La problématique n'est donc pas celle des opinions éventuellement tranchées du juge sur tel sujet de société, dont fait partie la politique, mais celle de sa capacité à laisser ces opinions de côté dans sont travail judiciaire quotidien.
Cest pourquoi la vision d'un juge personnellement neutre qui n'a aucune préférence politique est irréaliste. Le juge peut avoir des convictions politiques fortes sans que cela soit en quoi que ce soit un problème dans sa pratique professionnelle quotidienne. Le devoir d'impartialité lui impose seulement de tenir ses convictions à distance au moment de juger l'affaire qui lui est soumise.
- La justice quotidienne est la plupart du temps imperméable aux opinions personnelles des juges.
L'accent n'est pas assez mis sur cet aspect pourtant fondamental de la problématique. Non, la justice de janvier à décembre de chaque année ce n'est pas le jugement au pénal d'un important élu avec un procès médiatisé. La justice quotidienne est bien plus ordinaire que cela.
Les juges doivent quotidiennement : apprécier la bonne ou mauvaise exécution de contrats, trancher des litiges résultant de la vente de biens matériels, régler les différends entre des organismes financiers et leurs clients, rechercher les responsables d'accidents de la circulation et fixer les montants des réparations, organiser les successions conflictuelles, régler les litiges entre voisins, gérer la tutelle des mineurs et des majeurs, tirer les conséquences financières d'une expropriation, dire si un brevet a été respecté, contrôler le taux d'intérêt dans un crédit à la consommation etc..
Il n'est pas besoin d'un long discours pour expliquer que dans toutes ces matières, essentiellement juridiques et techniques, les opinions politiques des juges n'ont pas le moindre impact. Or le véritable quotidien des juges, c'est cela.
Imaginer les juges statuant du matin au soir en fonction de leurs convictions personnelles relève donc du fantasme, tant la plupart des contentieux dont ils ont la charge sont imperméables aux conceptions personnelles des juges.
- Les opinions personnelles du juge ont parfois une influence sur ses décisions.
Il ne faut pas non plus taire cette réalité : dans certains cas, les opinions du juge peuvent avoir une certaine influence sur ses décisions. Mais encore faut-il, pour éviter toute ambiguïté, bien comprendre de quoi il est question.
Les lois sont remplies d'expressions ou de mots que les juges doivent interpréter. Prenons en un exemple : la "faute" en matière de droit du travail, qui peut parfois justifier un licenciement. Les medias rapportent régulièrement les cas de ces salariés licenciés alors qu'ils ont pris dans l'entreprise un objet de valeur très réduite, ou périmé, ou qui aurait été jeté à cause d'une malfaçon.
Inéluctablement, certaines personnes considèrent que tout manquement doit par principe être sévèrement sanctionné sinon c'est la porte ouverte à de multiples vols dans l'entreprise. D'autres, d'un avis contraire, répondent qu'il faut surtout prendre en compte le coût réel de l'objet volé ou sa destination, ainsi que le comportement antérieur du salarié.
Qui a tort, qui a raison ? Chacun en pense ce qu'il veut. Il n'empêche que certains juges seront, par conviction personnelle (autant "sociale" que "politique") plus sensibles à l'une de ces deux options, quand d'autres seront en faveur de l'analyse inverse.
Mais il ne pourra jamais en être autrement tant que la loi demandera au juge d'arbitrer entre des intérêts opposés et surtout, volontairement, lui laissera une marge d'appréciation.
Il en va de même en matière de divorce et de résidence des enfants. Certains juges, influencés par des professionnels de l'enfance et des psychologues, estiment que les très jeunes enfants ont, comparativement, encore plus besoin de leur mère que de leur père. D'autres, sensibles à d'autres thèses défendues par d'autres professionnels, ont un avis personnel différent et considèrent qu'il n'existe pas de raison suffisante pour faire une distinction même quand l'enjeu du conflit entre des parents séparés est un bébé de quelques semaines ou quelques mois seulement.
Là encore, qui a tort qui et a raison ? Chacun peut avoir son avis. En tous cas, il est vrai que l'opinion personnelle du juge peut parfois influencer sa décision judiciaire.
Mais ici encore il ne peut pas en être autrement, car il faut bien, si l'on ne veut pas qu'il tire à pile ou face en cas de compétences identiques des deux parents, que le juge ait ses propres repères. Sinon il ne pourra jamais statuer.
Au demeurant, il ne s'agit pas d'opinions politiques au sens habituel du terme, ni de références de droite ou de gauche, mais d'opinions éducatives ou psychologiques, plus ou moins fondées.
Enfin, le juge a réellement une vaste marge de manoeuvre en matière pénale, non pas sur la culpabilité mais sur la sanction. En effet, le code pénal ne prévoit que les peines maximales, élevées dès les délits les moins graves (3 années de prison encourues pour un vol ordinaire c'est à dire sans circonstance aggravante), jusque la réclusion à perpéuité pour les crimes les plus graves tel l'assassinat.
Le choix d'une peine est toujours un exercice très difficile, les jurés l'expérimentent tous les jours à la cour d'assises. Le raisonnement devant aboutir à une peine consiste en effet à mesurer le poids à accorder à une pluralité de critères qui peuvent parfois s'opposer : catégorie de l'infraction, particularités de l'infraction jugée, rôle des différents protagonistes, antécédents, personnalité, évolution de l'auteur depuis la commission de l'infraction, possibilité de réinsertion ou dangerosité.
Si ce ne sont pas forcément des opinions politiques qui peuvent influencer les juges dans un dossier particulier, il n'empêche que du fait de cette large marge d'appréciation certains vont proposer une peine plus sévère quand d'autres seront en faveur d'un peu plus de bienveillance. Cela sans que personne ait forcément totalement raison, ou totalement tort. Dans ces cas, l'opinion personnelle du juge peut avoir un impact sur la décision. Mais elle peut en avoir un dans tous les sens, en tirant la décision vers le haut ou vers le bas dans l'échelle des peines.
Enfin, il faudrait, pour être certain que l'opinion d'un juge a perverti anormalement le traitement du dossier, que la décision rendue soit d'évidence aberrante car manifestement trop conciliante ou trop sévère. Or, dans la plupart des dossiers médiatisés, on constate que les commentaires sont partagés. Les uns soulignent l'intransigeance des juges quand d'autres, commentant la même décision, soulignent leur manque de fermeté.
Il est alors bien difficile de dire, éléments indiscutables à l'appui, en quoi la décision aurait nécessairement dû être différente avec des juges plus "neutres".
- Les limites à l'influence des opinions personnelles du juge.
A supposer que la décision d'un juge risque d'être exagérément influencée par ses opinions personnelles, divers mécanismes viennent contenir ce risque.
Le premier de ces mécanismes est la collégialité. En effet, la collégialité a pour raison d'être non seulement la complexité de certains dossiers, mais aussi et surtout la confrontation des points de vue de trois juges pouvant avoir des approches de l'affaire sensiblement différentes. Dans une telle collégialité, à supposer que l'un des trois souhaite faire exagérément prévaloir ses opinions personnelles sur l'analyse objective du dossier, il sera mis en minorité par les deux autres.
Toutefois, en première instance, de nombreux juges statuent seuls. C'est le cas des juges aux affaires familiales. Et en matière pénale, de nombreux dossiers sont soumis à un seul juge. D'où, en théorie et à cause de l'absence de collégialité, un risque accru de partialité.
Mais le second mécanisme est le recours. Qui a pour but de permettre un nouvel examen complet du dossier, par d'autres juges de la juridiction supérieure. En cas de partialité du premier juge, la nouvelle décision prise en appel corrigera cette aberration supposée puisque l'acte d'appel met a néant la décision initiale.
A la cour d'appel les cas de décisions prises par un seul magistrat sont beaucoup plus rares. En matière d'affaires familiales c'est une collégialité de trois juges qui décide, et au pénal un juge n'intervient seul que sur appel de condamnations pénales contraventionnelles. Autrement dit, au second degré, la collégialité est la règle.
Enfin, la cour de cassation contrôle la régularité formelle et la qualité de la motivation des décisions des cours d'appel. Et ses décisions sont toujours collégiales.
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Le journaliste du Monde écrivait que la neutralité du juge est un leurre. Quoi qu'il en soit, le mythe de décisions judiciaires fréquemment dictées par les opinions politiques des juges est aux antipodes, c'est peu dire, du quotidien de la justice.
Pour qu'une décision définitive (c'est à dire la décision à exécuter une fois les voies de recours épuisées), la seule qui compte au final, puisse être considérée comme ayant été dictée principalement par l'opinion personnelle subjective aberrante d'un juge/des juges plus que par les éléments objectifs d'un dossier, il faudrait que soient réunies les conditions suivantes :
- que le contentieux le permette et le justifie, autrement dit qu'il ne soit pas essentiellement technique et juridique et qu'il reste une large place à l'appréciation personnelle du juge, ce qui n'est le cas que dans une très petite minorité de dossiers,
- que, lorsque les décisions sont prises collégialement, deux juges sur trois aient en même temps, dans le même dossier, la même approche orientée par leurs opinions personnelles identiques,
- que le même phénomène de partialité du juge se retrouve en appel, avec là encore dans la formation collégiale de la cour d'appel au moins deux magistrats ayant la même partialité sur un même dossier,
- que la motivation de la décision comporte des lacunes flagrantes démontrant qu'elle ne repose pas sur une analyse objective et intellectuellement irréprochable des éléments du dossier.
C'est bien pourquoi, quand bien même à un moment du processus judiciaire un juge souhaiterait faire prévaloir un point de vue personnel déconnecté de la réalité du dossier, cela serait inéluctablement voué à l'échec dans la quasi totalité des cas.
La neutralité personnelle du juge est certainement un leurre. Sans que cela pose problème en soi.
Mais l'existence de décisions judiciaires régulièrement dictées par les opinions personnelles des juges et non par les éléments du dossier en est un autre.
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1. G. Canivet et J. Joly-Hurard "La déontologie des magistrats". éditions Dalloz.