Chronique malgale (10)
Texte de Patrice de Charette
magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne
Chronique malgache 14 12 mars 2007
Dans la société malgache traditionnelle les fady (tabous) sont nombreux. Pour certaines ethnies du Sud, il est ainsi fady d’avoir des toilettes à l’intérieur des habitations. Il est vrai que pour beaucoup, les demeures sont des huttes en branchages au toit de paille dans lesquelles il serait vain d’espérer trouver des lieux d’aisance. Les habitants se soulagent donc sur la plage, au grand désespoir des responsables touristiques. La mer nettoie obligeamment le tout deux fois par jour, mais en attendant qu’elle accomplisse son office, la plage aux abords des villages tient du champ de mines.
Le Sud en pleine saison des pluies ne manque pas d’intérêt. Près de Tuléar, le pays est désertique, avec la végétation correspondante. Mais lorsque les pluies arrivent, on se croirait en Suisse. Le paysage devient surréaliste, avec une herbe haute et verdoyante qui encercle les cactus. Sur les pistes, c’est une autre chanson, comme j’ai pu le voir il y a peu lors d’une immense tournée pour lancer l’installation de kiosques d’information juridique dans 14 tribunaux à travers tout le pays.
Pour parcourir un peu moins de 200 km pour descendre vers une localité nommée Ampanihy, il a fallu 10 h 30 à l’aller et 15 heures au retour. Le trajet s’effectue sur la RN 10, très parlante pour un Français, puisque c’est la route Paris-Bordeaux et au-delà. Les Malgaches ont conservé les bornes kilométriques françaises. On y voit donc en lettres blanches sur leur sommet rouge l’indication « RN 10 », au bord d’un chemin à l’état impensable. Sur plusieurs dizaines de kilomètres, des cratères remplis d’eau à raison d’un tous les cinq mètres. Il faut s’y engager d’un pneu prudent, car l’eau boueuse peut dissimuler un rocher pointu qui ne demanderait qu’à perforer le carter. De nuit, l’avant du véhicule plonge dans l’eau, faisant disparaître la lumière des phares.
A plusieurs endroits, de véritables fleuves de boue dans lesquels des camions, remorque désarticulée, sont à demi engloutis. Je me demande comment ils vont se sortir de là puisqu’il n’y a pas de camions grue d’une taille suffisante, et qu’aucun autre camion ne peut venir les tirer, sous peine de se trouver lui-même pris au piège. Mon chauffeur se met à rire : mais ils ont l’habitude, Monsieur, dit-il, ils partent avec leur sac de riz et leur marmite, ils vont attendre un mois ou deux mois pour que le sol sèche.
Nous devons franchir deux radiers dangereux. Notre ami Christian, procureur général de Tuléar, nous a donné la consigne : avant de passer, arrêter le moteur et tendre l’oreille ; si on entend un grondement dans le lointain, c’est que l’eau arrive, donc ne passer sous aucun prétexte. De fait, à Ampanihy, on nous raconte l’histoire toute récente d’un camion qui a voulu passer et a été balayé par l’eau, avec deux morts à la clé.
A l’aller nous passons sans problème, mais au retour, longue file de véhicules devant le radier, submergé par des flots tumultueux. Jocelyne qui connaît le trajet nous met dans l’ambiance : une fois, j’ai attendu trois jours, dit-elle. Les gens s’organisent : les passagers des taxis brousse sortent les marmites et s’installent à l’ombre (il fait une chaleur de four), les gens des villages accourent avec le nécessaire, un homme circule avec un seau rempli de riz fumant, des femmes avec des plateaux de beignets. Nous déjeunons avec quelques madeleines du genre consistant, Jocelyne emprunte une énorme machette pour éplucher une mangue.
Une femme du pays explique qu’il faut attendre que les plots en béton sur le côté versant du radier soient tous découverts. Les heures passent, l’eau descend très lentement. Il reste encore trois plots submergés, mais des gens traversent à pied sans encombre. On y va, dis-je à Mahaleo, notre chauffeur. Nous nous engageons les premiers et passons sous les acclamations de la foule. L’histoire nous a retardés et nous devons rouler de nuit pour rejoindre la ville suivante. Nous faisons caravane avec une Land Rover occupée par M. Néné et M. Riri, deux entrepreneurs malgaches décontractés en bermuda à fleurs qui sont venus faire une visite de site pour répondre à un appel d’offres. Dans la sinistre cité de Betioka, l’hôtel est limite, mais nous sommes trop heureux d’y être arrivés. L’employé nous vante la salle de bains de ses chambres. La mienne est une pièce sans rien, si ce n’est un trou dans le coin et un seau rempli d’eau sale. La nuit est sonore, avec des voyageurs en perdition arrivant les uns après les autres jusqu’à 2 heures et les autres repartant à 4 heures.
Je bénis le ciel d’avoir choisi au début de la mission d’acheter des 4x4 Nissan Patrol. Ces gros engins avec leur garde au sol impressionnante et leur énorme moteur de 4,2 litres de cylindrée passent partout. La chose se paye, il est vrai : sur piste en mode 4x4, le monstre avale 25 litres aux cent. Le confort n’est pas non plus sa caractéristique principale et il faut une bonne condition physique, car 10 heures et plus de trajet sur une piste défoncée brassent sérieusement les lombaires et les cervicales. Mais les facultés de récupération du corps humain sont étonnantes : à l’arrivée, un dîner léger sous forme d’une grosse soupe de légumes, dodo à 20 heures et le lendemain à 6 heures on est d’attaque.
Ampanihy est la ville du tapis mohair. En fait de ville, c’est un gros village délabré, des oies arpentent d’un air solennel un chemin plein de trous censé être la rue principale. Nous ne verrons rien de la spécialité du lieu, car la maison du tapis, le seul édifice en bon état avec la banque, est fermée. Mais j’admire, spectacle plus intéressant à dire vrai, les femmes de l’ethnie Mahafaly, aux traits fins et au regard fier, un port de reine. Aux alentours, les extraordinaires tombeaux mahafaly. Il s’agit comme partout de grandes structures carrées de faible hauteur, mais ici les édifices sont couverts de motifs aux couleurs vives sur fond blanc, dessins géométriques complexes ou encore scènes de la vie des défunts. Les tombeaux sont ornés d’une série de poteaux totémiques sculptés et colorés en blanc et rouge surmontés d’une fine sculpture en bois représentant le plus souvent un zébu.
Le petit tribunal d’Ampanihy, quatre magistrats tout compris, n’a pas une activité juridictionnelle débordante, mais il accomplit un travail sérieux de contact avec la population, notamment pour tenir en brousse des audiences de jugements supplétifs, qui viennent remplacer les actes de naissance, dont sont dépourvus à peu près 15 % des Malgaches. Nous arrivons par surprise, car l’absence de téléphone dans la ville et le délai moyen d’un mois pour recevoir le courrier de Tana font que personne n’était prévenu de notre arrivée. Mais les collègues nous reçoivent aimablement, avec une curiosité visible. Le procureur, qui répond au nom étrange de Tarzan, est peu disert, mais le président ne se fait pas prier pour parler de son activité. Ils sont rejoints rapidement par le substitut et le juge.
Je m’efforce de cerner l’activité du futur kiosque d’information juridique, qui sera tenu par une ONG que nous subventionnons. En l’absence d’un tel bureau d’information, ce sont les magistrats qui reçoivent les usagers et répondent aux demandes de renseignements, ce qui introduit parfois des confusions fâcheuses si l’affaire vient ensuite devant eux. Dans les couloirs, une petite foule de gens le plus souvent en haillons, assis à même le béton poisseux du sol car aucun siège n’est visible. Le président se plaint de son budget misérable et de l’état du bâtiment, qui est vaste mais n’a pas vu la peinture depuis bien longtemps.
Après avoir cité assez classiquement les litiges fonciers et les affaires de famille, le président mentionne les demandes fréquentes de « rejet d’enfant ». Il s’agit d’une procédure spécifique créée dans les années 60 permettant aux parents de ne plus subir de conséquences pécuniaires du fait des actes de leurs enfants majeurs. Ils ne devraient évidemment en subir aucune du fait de la majorité des enfants mais les dina, juridictions coutumières, ne l’entendent pas de cette oreille et, au nom d’une solidarité familiale largement entendue, font payer aux parents et à la famille entière les conséquences des délits ou crimes des enfants majeurs. Un jugement de rejet d’enfant prononcé par le tribunal permet d’éviter la ruine de la famille.
J’évoque aussi l’une de mes préoccupations du moment, le nombre énorme des acquittements prononcés par les cours criminelles malgaches et j’essaie d’obtenir l’avis de mes interlocuteurs sur les raisons de ce phénomène. En 2005, sur les 15.000 personnes qui ont comparu devant les juridictions criminelles, 9.500 ont été acquittées, ce qui donne le pourcentage respectable de 63 % d’acquittements. Si l’on affine, on voit que le pourcentage est plus élevé, au point de devenir invraisemblable, devant les cours criminelles spéciales compétentes pour les vols de bovidés (un crime à Madagascar), qui acquittent 72 % de leurs accusés.
J’ai sur le feu depuis plusieurs mois un rapport sur ce sujet, destiné à la ministre de la justice. Son point de départ est le rapport annuel d’activité que l’ami Christian m’a obligeamment envoyé, où j’ai vu apparaître des chiffres voisins, ce qui m’a donné l’idée de voir ce qu’il en était au niveau national. Le parcours du combattant a alors commencé, puisque l’indigence du service statistique de la Chancellerie n’est plus à démontrer. Il a donc fallu interroger les cours et tribunaux un par un pour avoir les données. Savoir le pourquoi du nombre des acquittements est une autre histoire.
Première constatation : les dossiers criminels, qui ne comprennent généralement qu’une vingtaine de feuillets, sont très souvent vides de preuves, ce que ne manque pas de constater l’arrêt de la cour criminelle, qui est motivé. La question vient immédiatement : pourquoi avoir renvoyé l’accusé devant la cour, au lieu de faire un non-lieu ? Et même, pourquoi l’avoir inculpé, et l’avoir le plus souvent incarcéré, en l’absence de charges ? La question est basique au point d’en être étrange, puisque c’est la mission première du juge que de peser les charges. La réponse vient aussitôt, ministre de la justice en tête.
Si le magistrat n’ordonne pas l’incarcération du suspect, la victime va considérer qu’il a été acheté, elle va envoyer une « doléance » au ministère de la justice, qui va demander des explications écrites au juge. Même sans doléances, d’ailleurs, le ministère lors d’une inspection demande des explications au juge qui a l’audace de refuser un mandat de dépôt. Signer celui-ci évite à la fois d’être pris à partie par la population et de faire l’objet de tracasseries hiérarchiques.
Admettons le cas échéant que le mandat de dépôt ait été nécessaire au début de l’instruction, dis-je aux collègues. Mais lorsqu’à la fin de celle-ci le dossier est toujours aussi vide, pourquoi renvoyez-vous l’inculpé devant la cour criminelle alors que vous savez qu’elle va l’acquitter ? Pourquoi ne faites-vous pas un non-lieu ? Ici, on me regarde comme si je tombais de la lune : le juge d’instruction est un juge unique, la victime et la population, qui ne comprennent rien à la procédure pénale, ne verront qu’une chose, l’affaire est enterrée et le juge a été acheté, alors qu’au contraire à l’audience publique tout le monde pourra constater qu’il n’y a pas de preuves, et la décision sera acceptée.
Lorsque je m’étonne de ces pratiques, on me fait comprendre que je raisonne en vazaha et que Madagascar n’est pas la France. Je persiste néanmoins à considérer, et à dire, que les droits de personne tout comme la mission du juge sont des valeurs universelles et qu’ici, pour leur confort personnel, les magistrats envoient et gardent en prison pendant des mois et des années des milliers de gens contre lesquels ils n’ont pas de preuves.
Autre raison que l’on m’avance, qui n’est pas plus rassurante : lorsqu’il y a des charges, il ne s’agit souvent que de l’aveu. La police, qui n’a aucun moyen d’enquêter, cherche à obtenir l’aveu à tout prix et frappe systématiquement le suspect. La réaction de mon chauffeur, garçon paisible s’il en est, est éloquente : mais Monsieur, dit-il, comment voulez-vous qu’ils parlent si on ne les bat pas ? Et de me raconter ce que lui ont dit les policiers de la criminelle lorsqu’il les véhiculait dans le Sud pour récupérer nos ordinateurs volés : on met le gars pieds nus dans une bassine métallique remplie d’eau et on fait passer le courant. On lui fait danser le kilalaky, disent-ils. Si, une fois devant le juge, l’inculpé se rétracte, le dossier s’effondre et l’acquittement est inévitable. Des ONG travaillant avec les Nations Unies sont venues faire des formations pour rappeler aux autorités concernées que Madagascar a signé la convention sur l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants.
On mesure l’ampleur de la tâche à accomplir. L’Union européenne, outre des actions spécifiques sur le fond, comme celles de notre Mission d’appui à l’Etat de droit, exerce de fortes pressions en utilisant l’argument financier : au titre du 10ème FED qui va débuter en 2008, Madagascar va recevoir une tranche fixe et aura vocation à recevoir une « tranche incitative » dont le versement sera subordonné à ses réalisations dans le domaine de la bonne gouvernance. La Banque mondiale, avec sa logique propre, rappelle que l’arrivée des investisseurs et donc le développement du pays sont subordonnés à la sécurité juridique, qui implique une justice d’où la corruption a disparu et qui fonctionne selon les principes de l’Etat de droit.
Même si les évolutions sont lentes, les Malgaches ne restent pas inactifs. Les très longues détentions préventives ne sont plus qu’un souvenir, comme je le vérifie régulièrement dans mes tournées de tribunaux et de prisons. Dans une expérience pilote lancée à l’initiative d’un conseiller norvégien du président (le président a de nombreux conseillers vazaha) qui vise aussi à relancer des camps pénaux pour nourrir les détenus, la ministre de la justice a fixé à 20 mois le délai maximum pour le jugement des détenus en matière criminelle. L’objectif est ambitieux. Si on y arrivait en France, ce serait une révolution.