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Publié par Patrice de Charette

Texte de Patrice de Charette
magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne

 

 

Chronique malgache 11                                15 mai 2006

 

Aux abords des bâtiments publics et dans tous les lieux fréquentés fleurissent une multitude de parasols multicolores avec des affichettes « appel » : ce sont les cabines téléphoniques à la mode malgache. Le tenancier du parasol a devant lui deux téléphones portables, un pour chaque opérateur, et vend les minutes de communication. Si l'on en juge par le nombre de parasols, l'activité doit être rentable.

 

Autre activité « informelle », malheureusement plus triste, la fouille des décharges publiques. La presse locale s'y est intéressée à l'occasion d'une péripétie récente : les conducteurs des bennes à ordures, ayant décrété que le chemin était trop mauvais, avaient cessé d'aller jusqu'au fond de la décharge et déversaient leur récolte au début de la piste, le long de l'un des villages du père Pedro, ecclésiastique fort connu à Tana, notamment pour les villages qu'il a créés pour les sans-abri sur une colline de la ville. Après s'être plaint en vain à la municipalité, le père Pedro, forte stature et longue barbe grise, a convoqué la presse qui a pu observer à loisir la montagne d'ordures menaçant d'ensevelir les premières maisons. L'adjoint au maire, aussitôt accouru, a assuré que le nécessaire serait fait. Les journalistes en ont profité pour faire des reportages sur les malheureux vivant de la fouille de la décharge. Une vieille dame a ainsi raconté qu'elle récoltait les bouchons de bouteilles en plastique qu'elle revendait à raison de 300 Ariary le kilo (un peu plus d'un centime d'euro). C'est peu, disait-elle dignement, mais au moins j'ai un peu d'argent.

 

Le Conseil supérieur de lutte contre la corruption, désormais rebaptisé Conseil pour la sauvegarde de l'intégrité (CSI), a rendu publique récemment une enquête d'opinion sur les pratiques de corruption. Il était demandé aux personnes interrogées de citer les services ou les personnes s'étant livrés auprès d'elle à des manoeuvres de corruption. La police est arrivée massivement en tête, suivie de peu, hélas, par la justice. Le ministre et les hiérarques policiers ont publié des protestations vertueuses qui ne changent rien à la pénible réalité : toute personne ayant emprunté un taxi-brousse (minibus qui sillonnent le pays) peut témoigner qu'à chaque poste de contrôle sur la route, le conducteur doit payer policiers ou gendarmes.

 

 Sur la route près de chez moi se trouve un poste de contrôle tenu par des policiers que nous surnommons les racketteurs. Jean-Michel, qui habite dans le quartier, et moi-même avons été souvent arrêtés par eux non pas pour un racket, car nous sommes en règle, mais pour une sollicitation d'argent. Il fait chaud, patron, on a soif, disent-ils. Nous répondons froidement et ils nous laissent repartir. L'autre matin, l'un des racketteurs m'arrête. Pas d'argent cette fois-ci, il me demande si je peux le conduire dans le centre. Je trouve le procédé un peu cavalier mais j'accepte et j'en profite pour bavarder avec lui. J'apprends que, comme d'ailleurs d'autres fonctionnaires d'autorité (c'est le cas des agents pénitentiaires), il est de service 24 heures en continu puis de repos ensuite pendant 24 heures. Il prend son service à 8 heures jusqu'au lendemain matin à 8 heures. On n'a pas le droit de s'asseoir car si les journalistes nous voient assis, ils écrivent sur nous des sarcasmes, dit-il.

La corruption dans la justice est plus difficile à mesurer, en tout cas pour moi. Les collègues, évidemment, ne s'épanchent pas vraiment sur le sujet. J'y travaille pourtant, car une partie de mon programme consiste à organiser et à financer les séminaires sur la déontologie destinés à l'ensemble des magistrats, avec une équipe de formateurs qui parcourent le pays. Les premiers comptes-rendus des formateurs sont assez éclairants sur l'état d'esprit de la magistrature. J'y ai ainsi vu, non sans perplexité, une position de la majorité des participants d'un séminaire estimant que le code de déontologie, au chapitre intégrité, devait définir les cadeaux interdits et les cadeaux autorisés en estimant que les cadeaux traditionnels offerts par les justiciables devaient pouvoir continuer à être acceptés. La directrice générale de l'ENMG, également présidente du CSI, a mis le holà et a fait savoir que les futurs séminaires rappelleraient la prohibition absolue de tous cadeaux, quelles que soient les « traditions » en la matière.

Le détenu doyen de Madagascar est sorti, après 19 ans, 2 mois et 11 jours de détention préventive. J'ai raconté ici que, apprenant que la dernière idée des magistrats concernés était d'inviter ce détenu à présenter une demande de mise en liberté, alors qu'il était établi depuis cinq mois que son dossier judiciaire était perdu, j'avais écrit à la ministre de la justice pour faire valoir que, dès lors que la perte du dossier résultait d'une faute lourde du service public de la justice, il appartenait me semble-t-il à l'autorité judiciaire de prendre l'initiative de la libération de l'intéressé. Je n'avais plus entendu parler de rien ensuite et ce n'est qu'à la mi-mars que, à la faveur d'un appel téléphonique à la prison de Jocelyne, notre coordonnatrice nationale justice, nous avons appris que le détenu Gabriel avait été libéré le 27 février précédent.

L'arrêt de la chambre d'accusation de la cour d'appel fait état de la perte du dossier judiciaire mais vise, de façon inexplicable, deux demandes de mise en liberté présentées par le détenu les 18 octobre 2004 et 16 décembre 2004. Lors d'une rencontre avec la première présidente de la cour d'appel et la présidente de la chambre d'accusation sur la question du suivi des dossiers de détenus traitée par un expert de notre programme, j'évoque l’affaire en m'étonnant de cette référence à deux demandes de mise en liberté très anciennes. La première présidente fait immédiatement quérir le dossier. J'y vois alors que le 24 février, deux jours seulement après ma lettre, la ministre de la justice avait ordonné au parquet général de requérir la mise en liberté de Gabriel, ce qui fut fait avec une célérité remarquable, lors d'une audience tenue trois jours plus tard.

Je constate, interloqué, que le courrier de la ministre comporte en pièces jointes un extrait du rapport du coordonnateur général de l'Union européenne (moi-même) sur les détentions préventives de longue durée et ma lettre du 22 février 2006. Mes rapports et courriers sont donc devenus des pièces judiciaires... En partie seulement, car la procureure générale, qui ne m'apprécie guère depuis que je l'ai critiquée en termes sévères, précisément sur ce dossier, n'a pas visé mes écrits dans ses réquisitions, mais s'est appuyée sur les deux demandes de mise en liberté remontant à plus d'un an. Les deux demandes sont bien là, dûment reçues et tamponnées au parquet général aux dates indiquées Je pose la question aussi poliment que possible : comment se fait-il que n'aient pas été traitées deux demandes successives de mise en liberté présentées respectivement 16 mois et 14 mois avant l'ordre du Garde des Sceaux de requérir cette mesure ? Pour la première présidente de la cour d'appel, il est vraisemblable qu'elles sont demeurées sans suite faute de dossier, puisque celui-ci avait disparu.

Là, les bras m'en tombent et, au risque de lasser mon interlocutrice, je reprends la plume pour un courrier à la ministre de la justice. Pour dire des choses très simples : prendre prétexte de la perte du dossier pour s'abstenir de répondre à une demande de mise en liberté est véritablement extravagant, puisque cette circonstance doit au contraire commander la mise en liberté immédiate en raison de la disparition du titre de détention. L'institution judiciaire opposerait de plus au détenu une faute qu'elle a elle-même commise en égarant le dossier dont elle a la charge. Et la personne détenue se trouverait privée de tout recours jusqu'à ce que soit atteinte la limite légale du maximum de la peine encourue. Le maximum étant fixé à vingt ans pour un vol simple de zébu, l'intéressé a du temps devant lui.

Je profite du courrier pour suggérer une réforme législative ayant pour effet d'impartir un délai à la chambre d'accusation de la cour d'appel pour statuer sur demande de mise en liberté, délai dont le non-respect entraînerait la mise en liberté d'office de la personne détenue. L'idée est diversement appréciée par les collègues malgaches, qui m'opposent les difficultés de transmission et de gestion de ce genre de demandes. Les errements invraisemblables du dossier du malheureux Gabriel me persuadent cependant de la nécessité de prévoir ce type de disposition.

Autre difficulté que nous avons perçue lors de notre visite aux bagnards de l'île de Nosy Lava il y a quelques mois, celle de la situation des "cassationnaires", à savoir les détenus qui sont dans l'attente du jugement par la Cour suprême de leur pourvoi en cassation formé contre leur condamnation. Jean-Michel avait fait un rapport exhaustif de ses constatations et j'avais moi-même insisté sur la situation des 9 cassationnaires détenus sur l'île, condamnés à mort ou à perpétuité, dont l'un avait fait son pourvoi en cassation en 1972... Le ministère de la justice s'est activé et m'a fait savoir dans un premier temps que pour quatre des neuf intéressés, la Cour suprême avait statué depuis longtemps en rejetant leur pourvoi, mais que l'information n'avait pas été transmise à la prison. Pour les cinq autres, le résultat des recherches vient de tomber : les dossiers sont perdus, les cinq détenus vont être mis en liberté, dont celui de 1972.

Comment expliquer que personne ne soit soucié de cette situation, alors qu'elle apparaît chaque mois sur les états nominatifs établis par la prison à l'intention du procureur et du ministère de la justice ? L'explication en fait est simple : la prison ne peut pas interpeller les magistrats, comportement qui serait considéré comme outrageant. Le procureur, pour les mêmes raisons, peut difficilement demander à la Cour suprême pourquoi elle n'a pas statué. La seule autorité qui pourrait intervenir serait le ministère de justice, mais les états nominatifs établis par les prisons sont transmis à l'administration pénitentiaire, qui ne pose pas non plus la question. Pourtant, un pourvoi en cassation sans réponse depuis 1972, ça attire l'oeil, tout de même.

Les pratiques judiciaires malgaches font parfois sursauter le magistrat vazaha. Dans une proportion élevée, les décisions des cours criminelles sont prononcées par défaut. Juger par défaut, en son absence, un accusé en détention préventive, voilà qui est original. L'explication vient aussitôt : l'huissier n'a pas pu trouver l'accusé à la prison pour lui remettre la citation à comparaître, parce qu'il est en main d'oeuvre pénale à l'extérieur, ou qu'il a été affecté dans un camp pénal ou encore qu'il a changé de prison sans que l'on songe à prévenir la cour d'appel. Même situation lorsqu'il s'agit de l'extraire pour la comparution à l'audience. Le président de la cour criminelle, sachant qu'un renvoi de l'affaire va entraîner des délais supplémentaires considérables dont le détenu n'a certes pas besoin, préfère juger celui-ci en son absence, étant précisé qu'il a le droit de faire opposition à la décision.

Le nombre d'oppositions semble relativement peu élevé, ce qui montre que finalement le système fonctionne à la satisfaction générale, si ce n'est que les principes sont passablement bousculés puisque la personne accusée n'a pas pu s'expliquer devant ses juges. Un problème sérieux peut cependant survenir lorsque la prison ne reçoit pas l'information sur la condamnation prononcée par défaut. Le directeur de cabinet du ministère de la justice, chargé de superviser le suivi des longues détentions préventives, m'a ainsi cité l'exemple désolant d'un détenu incarcéré en 1999 pour coups mortels, condamné par défaut en mai 2005 à quatre ans de prison avec sursis mais laissé en détention faute d'information transmise à la prison. L'intéressé n'est sorti qu'en février 2006 à l'occasion de la vérification des situations individuelles entreprises par le directeur de cabinet à la suite de mon rapport sur les détentions préventives de longue durée.

Le tableau est souvent sombre, sur un fond de grande misère budgétaire et d'extrême pauvreté en moyens humains. Mais des éclaircies apparaissent peu à peu. Ainsi, vraisemblablement convaincue à juste titre que la vérification des situations individuelles de milliers de détenus préventifs prendrait une éternité à l'échelle du pays, la ministre de la justice a pris récemment une circulaire imposant aux juridictions de juger avant la fin de l'année tous les détenus incarcérés avant le 1er janvier 2004, ce qui est un moyen radical d’apurer le passif. J'ai constaté lors d'une tournée récente que les tribunaux s'activaient pour la mettre en oeuvre en demandant dans un premier temps aux prisons de leur envoyer la liste des détenus concernés. Un procureur m'a montré sa liste comprenant 140 noms. Difficile de juger tout ce monde avant la fin de l'année, ai-je commenté. Les juger, on y arrivera, a-t-il répondu, on en passe 50 en deux semaines d'audience, le problème va être de retrouver les dossiers.

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