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Publié par Patrice de Charette

 

Texte de Patrice de Charette
magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne

 

 

Chronique malgache 10                                  13 mars 2006

La carte des bons restaurants malgaches (il y en a beaucoup) a parfois des exotismes surprenants : tournedos de zébu Rossini, peut-on lire. Comme on le sait, il s’agit d’une pièce de filet de bœuf surmontée d’une tranche de foie gras, que les Malgaches font d’ailleurs à merveille. Mais ici, le bœuf est du zébu. La plaisanterie traditionnelle consiste alors à demander si c’est du zébu qui a couru.

Les zébus, qui viennent le plus souvent du sud, ne sont évidemment pas transportés par camion, trop cher. Ils arrivent donc au trot, à raison de 7O km par jour. Au bout de 1.200 km, ils ont une musculature de marathonien et dans l’assiette, leur viande a l’exacte consistance d’un morceau de pneu. Les restaurateurs scrupuleux leur laissent quelques semaines pour se refaire une santé, les autres les transforment en steaks séance tenante. On fait la différence au premier coup de fourchette.

Dans les affaires pénales, l’instruction à Madagascar fonctionne de façon remarquablement étonnante, en ce sens que, hélas, elle semble ne servir à rien. Christian, de Tuléar, m’avait déjà prévenu : l’instruction n’apporte jamais rien de nouveau, m’avait-il dit, car le juge ne fait que réinterroger les gens entendus par la police. La chose s’est confirmée dans l’instruction ouverte à la suite du vol dont nous avons été victimes dans nos bureaux, qui nous a permis de vivre la chose de l’intérieur, en qualité d’usagers.

Un jour, un flot de convocations arrive du bureau du juge d’instruction: cinq personnes de notre bureau sont convoquées comme témoins, outre deux femmes de ménage et l’agent d’entretien de l’immeuble. Ce sont toutes celles interrogées par la police lors de la découverte du premier cambriolage. Première constatation : tout le monde est convoqué à 8 heures. Mais c’est toujours comme ça, me dit une avocate, et après on attend pendant des heures.

Les convoqués sont là à l’heure dite, mais la juge ne se manifeste qu’à 9 h 20 pour prendre le premier témoin. C’est Bernard, mon collègue des douanes qui, dans le bureau, se fait réprimander comme un enfant d’école primaire par la greffière puis par la juge parce que, une fois assis, il a eu le front de croiser les jambes. Dans la suite des auditions, on constate que le respect traditionnel dû aux anciens est résolument ignoré : malgré ses cheveux blancs, Pascal, notre coordonnateur national pour la douane, n’est entendu qu’à 17 h 15 après avoir attendu toute la journée debout dans un escalier en colimaçon. Pour sa part, alors que nous sommes victimes, Jocelyne, la coordonnatrice nationale justice, est longuement cuisinée sur les « contradictions » entre ses déclarations à la police et celle faites devant le juge.

Sur le fond, ces auditions sont on ne peut plus remarquables : les personnes convoquées comme témoins… ne sont témoins de rien, si ce n’est que les portes des bureaux étaient fracturées. De plus, comme je l’ai raconté précédemment, l’auteur des faits a été arrêté en flagrant délit lors d’une nouvelle tentative, il a passé des aveux complets et a donné des indications détaillées sur le sort des objets volés qui ont permis à la police de tout retrouver et d’identifier les recéleurs.

Cette banale histoire est riche d’enseignements. D’abord, un remarquable mépris des usagers, tous convoqués à la même heure, alors qu’il n’est pas sorcier de faire des convocations échelonnées. Ensuite, la juge a mécaniquement appliqué sa routine de ré audition systématique des personnes entendues par la police, sans se soucier une seconde de la totale inutilité de l’opération. Outre le temps qu’elle a fait perdre aux personnes convoquées, elle a elle-même perdu une journée complète de travail. Voilà qui va me rendre un peu plus circonspect devant les lamentations rituelles sur la surcharge de travail. En tout cas la ministre va avoir droit à une lettre (une de plus) dont la directrice de l’ENMG aura copie, car je suis quand même un peu curieux de savoir ce qu’on apprend aux élèves-juges sur l’instruction, au vu de ce que donne leur pratique dans les tribunaux.

Parce qu’il ne s’agit pas de comportements isolés. J’ai mis à profit un déplacement à Tuléar pour retourner à la cour d’appel, où Christian m’a montré obligeamment une série de dossiers criminels. Examen instructif. Les dossiers, affaires de meurtre le plus souvent, font en moyenne un centimètre d’épaisseur. L’enquête de police comprend les constatations plus quelques procès-verbaux d’audition. La partie instruction ne comporte que quelques feuillets, correspondant à la nouvelle audition des témoins interrogés par la police et à l’interrogatoire de l’inculpé.

Chaque pays a ses moyens et ses techniques propres. Donc, après tout, pourquoi pas une procédure écrite simplifiée si les faits sont clairs et si l’audience permet de faire le point ? Mais on en est loin. Le premier président me montre les piles de dossiers sur une table dans son bureau : ce sont les 56 dossiers qu’il vient de fixer à la prochaine session de la cour criminelle qui comprendra 14 jours. On marchera au rythme de quatre affaires jugées à chaque audience.

Les résultats d’audience sont également éclairants: pour le ressort de Tuléar, en 2005, les accusés ont été acquittés par les cours criminelles dans la proportion de 63 % ( !). Les arrêts motivés, que le premier président me montre, énoncent qu’il n’existe que quelques déclarations de témoins, qu’elles sont imprécises et contradictoires, qu’aucune preuve de la culpabilité n’est rapportée. Comme l’instruction n’a rien apporté par rapport à la phase policière, c’est dire que la situation relevée au moment du jugement était connue dès l’origine. Dès le début, on savait donc que le dossier était vide. Moyennant quoi, la détention préventive a été ordonnée, et a duré pendant souvent plusieurs années.

Lorsqu’on s’en « étonne », on a invariablement les même réponses : il faut préserver l’ordre public, si les plaignants et le voisinage sont persuadés de la culpabilité, le fait que le suspect ne soit pas incarcéré provoquera de graves troubles, les magistrats seront accusés de s’être fait acheter, le ministère de la justice demandera des explications écrites. Un magistrat me dit crûment : ce qui compte pour les gens, c’est l’incarcération immédiate, qui dure le plus longtemps possible ; ce qui se passe lors du jugement, ils s’en fichent.

On se retrouve ainsi avec 17 OOO détenus en 2003 et 21 OOO en 2006, dont 14 000 en détention préventive. La misère budgétaire aidant, l’institution a de plus en plus de mal à juger cette masse dans des délais raisonnables. A ce propos, le prévenu doyen dont j’ai déjà parlé, en prison depuis 19 ans et 3 mois sans avoir été jugé, y est toujours. Cela ne fait jamais que six mois que j’en ai saisi officiellement le procureur général de Tana et cinq mois que le ministère de la justice a la preuve que le dossier judiciaire a été perdu. Dernière idée en date : lui demander de présenter une demande de mise en liberté. J’ai écrit à la ministre que lorsque la prolongation abusive d’une détention préventive est le résultat d’une faute lourde du service public de la justice qui a perdu le dossier de l’intéressé, il apparaîtrait judicieux que l’institution, en l’espèce le parquet, prenne l’initiative de la mainlevée du mandat de dépôt. En vain, le malheureux a fait sa demande la semaine dernière.

Parler de misère budgétaire n’est pas exagéré. Le budget 2006 du ministère de la justice s’élève à 10 millions d’euros, justice et administration pénitentiaire, couvrant les rémunérations, le fonctionnement et l’investissement. Le budget nourriture des détenus est de 100 Ariary, soit 4 centimes d’euros, par jour et par personne. Je repense à la prison de Fort-Dauphin, qui n’est pas la pire. Les détenus, très maigres, enveloppés de couvertures marron malgré la chaleur, tournaient lentement autour d’une grosse marmite contenant l’unique repas quotidien, des brisures de maïs bouillies, dont ils allaient recevoir un bol.

Le quartier des mineurs de cette prison est d’une tristesse infinie. La cour est un petit rectangle noirâtre au sol défoncé. Douze garçons sont là, les bras ballants ou assis sur des pierres. On nous montre le « doyen », 17 ans, entré il y a trois ans pour meurtre et qui attend son jugement. Un autre, très sale, porte pour seul vêtement une guenille verte à moitié pourrie en guise de pagne. Il refuse de se laver, dit l’agent. Le directeur le gronde et lui promet un tee shirt s’il se lave. Il m’en reste quelques uns donnés par une ONG, commente-t-il. Le garçon obtempère et se dirige vers le robinet. Majeurs ou mineurs, les détenus n’ont aucune occupation. Il n’existe pas de corps d’éducateurs. Quelques instituteurs sont employés par la pénitentiaire, mais seulement dans l’unique centre de « rééducation » pour mineurs près de Tana. Mon collègue Jean-Michel fait le forcing pour obtenir le recrutement d’éducateurs et a obtenu une promesse de la ministre de la justice pour l’année prochaine.

Pour éviter que le nombre des morts de faim en prison atteigne des proportions démesurées, l’administration pénitentiaire recourt massivement au système de la main d’œuvre pénale, qui permet d’utiliser des détenus de confiance pour des tâches d’intérêt général à l’extérieur. En fait d’intérêt général, le système est largement détourné, puisque les détenus sont affectés chez des particuliers, généralement de la maison (agents pénitentiaires et magistrats), qui les utilisent comme domestiques gratuits. Dans le Nord, dans une ville nommée Ambanja, le président du tribunal vient à intervalles réguliers faire son marché à la prison pour choisir dix détenus pour sa rizière personnelle, avec un agent pénitentiaire en prime.

Pour sortir, les détenus doivent payer le gardien-chef ; la chose est tellement institutionnalisée qu’elle porte un nom, « l’écolage ». Le fait d’exploiter un détenu sorti après un pacte de corruption ne paraît pas troubler les magistrats, pas plus qu’ils ne sont préoccupés sur le plan déontologique par la circonstance qu’ils sont décideurs du sort carcéral du détenu. On ajoutera, mais sans doute est-ce un détail, que l’affectation de détenus au service de particuliers est expressément interdite par le décret sur le fonctionnement des établissements pénitentiaires. Par l’ancien décret datant de 1959 et par le tout nouveau, préparé par Jean-Michel et adopté par le gouvernement en janvier, qui a évidemment renforcé l’interdiction, non sans débats homériques avec certains magistrats du ministère. Mais la ministre veut mettre de l’ordre et a fait part de son intention de préciser les choses par arrêté pour renforcer l’interdiction.

Les choses bougent de façon tellement lente ou sont parfois si désespérément immobiles qu’il m’est arrivé, dans mes rapports d’activité destinés aux gens de l’U.E. et aux autorités malgaches, de poser la question de la poursuite de notre programme, notamment pénitentiaire. La décision a été finalement prise de continuer, au vu d’engagements et de réalisations des Malgaches sur des points faisant difficulté. Et les choses vont peut-être évoluer de façon plus rapide après une réunion d’il y a quelques semaines.

L’U.E. tenait avec le gouvernement un séminaire de préparation du 10ème FED (Fonds européen de développement) pour 2008-2013, avec des enjeux budgétaires considérables pour Madagascar. On m’avait demandé d’y présenter une intervention sur le thème de la bonne gouvernance, que je ne savais trop par quel bout prendre. J’ai donc décidé de parler de la situation de la justice et des prisons et de décrire ce que j’ai raconté ici même. L’auditoire, parmi lequel se trouvaient le bras droit du président, plusieurs de ses conseillers, une grappe de ministres et des diplomates européens a écouté dans un profond silence, comme si la plupart découvraient ce qu’ils entendaient.

L’effet, totalement imprévu, a été spectaculaire. Le président du FED, abasourdi, a estimé que la situation était très grave, a décidé sur le champ de prolonger son séjour à Madagascar et de rencontrer la ministre de la justice, ce qu’il a fait le soir même. Le discours tenu, fort poli, a été d’une fermeté que j’avais rarement entendue : en substance, l’U.E. apportera un soutien massif et déterminé aux pays qui mettront en application les principes de bonne gouvernance, notamment pour leurs systèmes judiciaires et pénitentiaires (a contrario, nul dessin n’était nécessaire).

Peu de temps après, le président de la République, connu jusqu’ici pour ses propos peu amènes sur le monde judiciaire, fait une intervention ferme en conseil des ministres sur la nécessité d’améliorer le fonctionnement de la justice et la situation des prisons, redit devant les ambassadeurs sa volonté d’aboutir, puis, vendredi dernier lors de l’inauguration des nouveaux locaux de l’ENMG, prend publiquement les mêmes engagements. La parole présidentielle ayant quasiment force de loi, peut-être est-ce là le déclic qui va permettre de faire avancer nombre de projets.

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