Chronique malgache (5)
Texte de Patrice de Charette
magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne
Chronique malgache 9 5 février 2006
Connaissez-vous les mokafohy (« moukafouille »), à savoir les mouches de feu ? Moi, oui. Il y a quelques jours, j’étais en villégiature sur la côte, beaux bungalows dans un grand jardin fleuri au bord du lagon. Quoi de plus normal, au sortir de l’eau, de s’allonger sur le sable pour prendre un peu le soleil ? En quelques minutes, sans rien voir ni rien sentir sur le moment, j’ai été piqué 30 ou 40 fois.
Les monstres ont eu la délicate attention d’épargner le visage, mais sur le corps, des cloques énormes, grosses comme une pièce de 2 euros. Frankenstein en personne. Je mourais d’envie de me mettre dans l’eau fraîche pour apaiser le feu des piqûres, mais comment m’exhiber en pareil équipage ? J’ai attendu un creux et longé la haie pour m’enfoncer prestement dans l’eau jusqu’au cou. En sortant, il y avait du monde et je n’ai pas évité des regards stupéfaits.
En revenant en taxi vers l’aéroport, une scène peu commune sur une route de campagne. Nous suivions un taxi-brousse, un minibus bourré à craquer. Tout à coup, la roue arrière droite se met à s’écarter du bus. Elle était solidaire de l’axe de transmission et, comme dans un film au ralenti, l’ensemble axe-roue sort lentement puis est éjecté brutalement vers le fossé où il se met à tourbillonner. « Oh là, accident ! » dit notre chauffeur, qui freine à bloc. L’arrière du bus s’affale sur la route dans une gerbe d’étincelles, mais le conducteur réussit à maîtriser la trajectoire. Les passagers, tout tremblants, en sont quittes pour une grosse peur.
Le lundi matin, fini de rire, c’est l’ouverture des séminaires de formation sur la déontologie des magistrats, auxquels nous apportons un appui en assurant l’intendance (déplacements, indemnités journalières). Les formateurs vont tourner dans tout le pays pendant six mois. La ministre est là pour l’ouverture solennelle, l’ambassadeur européen n’est pas disponible, donc je suis bon pour le discours. Je me livre à quelques variations sur la déontologie des magistrats à travers le monde.
Car le sujet est évidemment discuté partout, et résolu de façon souvent différente. D’abord parce que sous le mot de déontologie on mélange fréquemment les devoirs professionnels (respect des délais, impartialité) et les comportements personnels qui relèvent plutôt de l’éthique. On sait que les pays se partagent généralement en deux écoles : celle du code de déontologie minutieusement réglementé et assorti de sanctions disciplinaires (Etats-Unis, Europe de l’Est) et celle des principes déontologiques dont le non respect n’est pas sanctionné en tant que tel, mais est laissé à des structures de concertation (Canada) où la jurisprudence de l’organe disciplinaire (Europe de l’Ouest).
Madagascar a promulgué un code de déontologie qui malgré son nom est un recueil de principes, et se rattache donc à la seconde école. Le pays s’est inspiré des Principes de Bangalore, mis au point initialement par les chefs de cours suprêmes de common law de la zone Asie Pacifique, puis approuvés par l’ensemble des chefs de cours suprêmes, y compris de droit romano-germanique.
La version initiale posait à mon sens un sérieux problème puisque, bien qu’énonçant des principes généraux, elle faisait de leur seule violation un motif d’engagement de l’action disciplinaire (ce que ne prévoient pas les Principes de Bangalore). Ainsi, était passible de poursuites disciplinaires le non respect par un magistrat de l’interdiction d’éviter dans son comportement toute « inconvenance apparente ou réelle » (sic). Avec des concepts aussi vagues, un pouvoir politique hostile peut faire tomber à peu près n’importe quel magistrat.
Je fais donc une longue note à la ministre, en appelant à la rescousse un avis très documenté du Conseil consultatif des juges européens, organe du Conseil de l’Europe, dont les travaux sont d’ailleurs passionnants. Je n’entends plus parler de rien ensuite. C’est l’un de nos problèmes dans cette mission : le ministère de la justice ne répond pas à nos rapports, on a l’impression de lancer une bouteille à la mer, et il faut aller à la pêche aux nouvelles.
Ce n’est que lors d’un cocktail que nous organisons pour la réception d’un flot de 4x4 que nous avons achetés pour l’inspection et pour les tribunaux que j’apprends que le projet de décret, avec la partie disciplinaire, vient d’être présenté au conseil de gouvernement. Vous risquez d’avoir un problème, dis-je à la directrice qui m’en parle : la discipline fait partie du statut de la magistrature, qui est du domaine de la loi organique ; si vous créez des incriminations disciplinaires par décret, n’importe quel intéressé peut attaquer ce texte devant la juridiction administrative, qui l’annulera à coup sûr. Pouvez-vous faire une note à la ministre ? me demande mon interlocutrice, d’un air préoccupé. Je reprends donc la plume. J’apprends plus tard que la Primature, comme on dit ici (services du Premier ministre) a repris à son compte ces observations et a fait en sorte d’enlever du décret la partie disciplinaire.
Et alors, me dit-on lors de la formation des formateurs, à laquelle je participe, que valent des obligations qui ne sont pas sanctionnées ? A quoi je réponds d’abord que c’est le cas dans pas mal de pays, ensuite qu’il s’agit surtout de faire intégrer et appliquer ces principes par les magistrats et enfin que la juridiction disciplinaire peut les prendre comme référence pour statuer sur le comportement d’un magistrat.
Les séminaires commencent donc à Tana, où se produit un incident peu banal. Comme nous remboursons les frais de déplacement des participants extérieurs, nous avons besoin de justificatifs. Deux magistrats d’un tribunal voisin nous présentent deux factures de carburant, pour percevoir chacun les frais, alors qu’ils ont eu instruction de venir dans le même véhicule. L’examen de la seconde facture montre qu’elle concerne en fait le même véhicule, et que les chiffres de l’immatriculation ont été surchargés. Le magistrat a donc falsifié une facture pour percevoir indûment un remboursement. Mon sang ne fait qu’un tour et j’écris (encore) à la ministre une lettre mentionnant en objet : présomption de tentative d’escroquerie au préjudice de l’Union européenne imputable à un magistrat. La chose évidemment attire l’œil. La ministre saisit aussitôt l’Inspection.
Je me garde évidemment de tirer des conclusions générales d’une dérive individuelle. Je trouve néanmoins assez énorme qu’un magistrat puisse froidement falsifier un document et plus encore j’encaisse mal qu’il le fasse pour un déplacement dont l’objet est la participation à un séminaire… sur la déontologie et l’éthique !
La lutte contre la corruption se poursuit, avec des hauts et des bas. Surtout des bas, pour l’opinion publique, qui observe que les gros poissons sont épargnés par le filet. Pas toujours, cependant, même si certaines arrestations ne sont pas exemptes d’arrières pensées. Il y a quelques semaines, gros émoi et polémiques dans la presse : un député a été arrêté en flagrant délit de corruption. Un homme d’affaires qui avait pris quelques libertés avec le code des douanes s’était vu infliger une pénalité considérable. Il avait alors été approché par un intermédiaire qui s’était fait fort d’obtenir la réduction de la pénalité à un montant symbolique, grâce à l’intervention d’un député, qu’il fallait évidemment « remercier ».
Après avoir hésité, l’homme d’affaires informe la police, qui lui demande d’accepter, en photocopiant les billets qu’il va remettre au député. Celui-ci est arrêté à la sortie de l’hôtel où avait eu lieu le rendez-vous, avec à la main la valise de billets. L’opération est dirigée par la procureur de Tana et est réalisée par des gendarmes d’élite, cagoulés et lourdement armés, ce qui sans doute n’était pas vraiment indispensable. Le hasard faisant bien les choses, le député est l’un des chefs de file de l’opposition. Celle-ci hurle au complot politique, mais le flagrant délit est bien là.
La corruption est présente dans tous les secteurs. Un état des lieux de la corruption à Madagascar, rendu public par le Conseil supérieur de lutte contre la corruption lors d’une réunion récente, fait froid dans le dos. Son écho est resté faible, quelques brefs articles dans la presse, comme si le phénomène relevait de la fatalité. Il y a la corruption fourmi, dont j’ai été témoin plusieurs fois. Au parking d’un aéroport, le prix est de 300 Ariary, le taxi donne 200 Ar et refuse le ticket. Il a payé moins cher et l’employé a empoché les 200 Ar.
L’autre jour sur la côte, mon taxi est arrêté par les gendarmes, il n’a pas le document qui lui donne le droit de faire une course hors agglomération. Il verse aux gendarmes 5.000 Ar, soit 2 euros, peu de chose pour nous, mais beaucoup à Madagascar puisque c’est 10 % du salaire minimum. Je lui propose d’informer le Bureau indépendant anti-corruption (« Bianco »), ce qu’il refuse avec effroi : ils m’arrêteront dix fois par jour, je ne pourrai plus travailler ou je devrai payer encore plus, dit-il. Les points de contrôle routier, police ou gendarmerie, sont très nombreux. Les taxis brousse sont systématiquement arrêtés. Comme ils sont le plus souvent en surcharge, ils payent, tout au long de la route. Un notaire me raconte qu’il doit attendre six mois pour obtenir du service des Domaines une attestation de propriété s’il verse la redevance légale mais qu’il a le document en 20 jours s’il verse un « supplément ».
Côté gros poissons, alors qu’on pourrait imaginer un peu plus de discrétion, tout se fait presque au grand jour tant est grande, apparemment, la certitude de l’impunité. Les députés affichent leur luxe avec arrogance. Ils sont haïs de la population qui les considère massivement comme des gangsters en costume trois pièces. Un ministre, poids lourd du gouvernement, fait construire un hôtel de luxe dans une zone touristique.
Faute de signal fort du pouvoir politique, les Malgaches, résignés de nature, continuent à subir la petite corruption et à la pratiquer quand ils le peuvent. Il suffirait pourtant de quelques dizaines d’arrestations de hauts personnages, notamment dans la majorité au pouvoir, pour commencer à renverser la tendance, persuader le public que les slogans de la lutte contre la corruption sont autre chose que de la poudre aux yeux et amorcer un changement des comportements.
Mais le chemin va être long : lors de l’arrestation du député corrompu, un de ses collègues du même parti, cité par un journal d’opposition peu suspect de vouloir lui nuire, a eu ce commentaire : « Quel mal y a-t-il à demander de l’argent quand on en a besoin ? ».