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Publié par Patrice de Charette

Texte de Patrice de Charette

magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne

 

Chronique malgache 7     5 novembre 2005

Histoire vécue, assez significative de la situation à Madagascar. Le ministère des finances nous a alloué des bureaux plaisants, au dernier étage de la direction du Plan, avec une grande terrasse donnant sur le lac Anosy, très beau en ce moment avec les jacarandas en fleurs. Mais il y a quelque temps, mauvaise surprise le matin : les bureaux ont été cambriolés, deux ordinateurs portables ont disparu, dont le mien, la caisse avec pas mal de millions (en francs malgaches, mais tout de même), des téléphones portables.

Une dizaine de jours plus tard, rebelote, serrures arrachées, mais rien de volé (nous avions installé un petit coffre fort scellé dans le mur). Nous décidons de recruter un gardien la nuit et le week-end à notre étage. Heureuse idée, car une semaine plus tard, nouvelle intrusion limitée aux étages inférieurs, dûment saccagés. La presse ironise sur cet immeuble du ministère des finances transformé en libre service pour cambrioleurs. Je me fends d’une lettre au ministre où j’exprime mon extrême préoccupation, ainsi que quelques doutes sur le comportement des gardiens du ministère, car l’immeuble est gardé jour et nuit par trois personnes habitant à demeure dans une maison située sur le parking.

La police a le même sentiment, elle met les gardiens en garde à vue et les défère au parquet, qui les poursuit mais les laisse en liberté faute de preuves. Lors de ma déposition à la brigade criminelle, j’ai une idée, s’il en était besoin, des moyens de la police. Revenez plus tard, me dit l’inspecteur qui m’avait convoqué à 8 heures, la machine n’est pas disponible. Les cinq sections de la criminelle ne disposent que d’une machine à écrire mécanique, que les inspecteurs doivent réserver 24 heures à l’avance pour taper leurs procès-verbaux.

La semaine suivante, lors du quatrième (!) cambriolage, les gardiens se décident à ouvrir un œil, surprennent le voleur en train d’escalader le premier étage et le font arrêter par la police. C’est un étudiant en informatique, qui a entrepris de monter son petit commerce, un cyber café à Fianarantsoa, une ville au sud de Tana. Il avoue tout ce qu’on veut et donne les nom et adresse des personnes auxquelles il a vendu les matériels volés. Elles sont à Fianarantsoa et près de Betroka, nettement plus bas, dans une ville dont l’accès ne se fait que par une mauvaise piste.

Je vois déjà venir la demande de la police, qui n’a pas de véhicule, toute brigade criminelle qu’elle soit : à Madagascar, si la victime veut que l’enquête progresse, elle doit véhiculer les enquêteurs. De fait, le patron de la criminelle me fait visite. Je donne mon accord pour la voiture et le carburant, avec notre chauffeur, pour transporter trois inspecteurs, plus le voleur, qui doit identifier les recéleurs. Mais le commissaire continue à se tortiller sur sa chaise, en regardant la pointe de ses souliers : je suis gêné de vous demander cela, me dit-il, mais nos frais de mission ne sont que de 15.000 FMG par jour (1,20 euro). Pouvez-vous faire quelque chose ?

Le chiffre est dérisoire (c’est le prix d’un plat dans un restaurant modeste), il s’applique à tous les agents de l’État, y compris les inspecteurs des services judiciaires. L’inspection ne fonctionne que grâce à la Coopération française, qui verse aux inspecteurs une allocation dix fois supérieure.

Pour nos enquêteurs, mon premier mouvement est de dire que ça commence à bien faire, car compte tenu des distances et des pistes, l’équipée va prendre au moins quatre jours. Mais il vrai que nous pourrions récupérer du matériel et de l’argent, notamment pour notre gestionnaire malgache, à qui on a volé de l’argent personnel. Nous délibérons entre nous et décidons finalement d’accepter. Je sors mon calepin et fais un budget : petit déjeuner, deux repas, logement, total 100.000 FMG par jour et par personne, qui seront payés directement par notre chauffeur aux restaurants et hôtels. Le commissaire est tout content, s’excuse à nouveau d’avoir dû présenter de pareilles demandes, et la troupe s’ébranle.

De retour après quatre jours, le chauffeur nous rend compte : trajet dantesque à l’extrême sud, 19 heures de route le premier jour, plus de pistes, traversée de rivières à gué. Mais l’enquête est un succès, la police retrouve tout. L’inspecteur m’avait annoncé qu’il entendait arrêter les recéleurs pour les ramener à Tana. Mais, pendant le trajet, il reçoit un coup de téléphone du ministre de l’intérieur : « il n’y a pas lieu » d’arrêter les intéressés, mais seulement de leur remettre une convocation à la brigade criminelle à Tana. Il s’agit de la sœur d’un député et d’une greffière de Fianarantsoa, qui a acheté l’un des ordinateurs pour en faire cadeau à sa fille, juge à Ambositra…

Je fais savoir urbi et orbi que je ferai un incident grandiose s’il advenait que lesdites recéleuses bénéficient d’un traitement « préférentiel » lors de la décision de poursuite. Aux dernières nouvelles, tout le monde a été déféré au parquet, le voleur placé sous mandat de dépôt et les recéleuses laissées en liberté. Affaire à suivre, je dois m’assurer qu’elles ont été effectivement poursuivies, faute de quoi pas mal de personnes en entendront parler de façon circonstanciée.

La police nous a restitué les ordinateurs volés (j’ai retrouvé le mien avec joie). Il nous restera à demander en justice l’attribution des matériels saisis, achetés avec l’argent provenant du vol. La pratique locale permet en effet ce dédommagement en nature, ce qui est une solution inattendue, mais assurément plus efficace qu’une condamnation à dommages-intérêts.

Quelques jours avant ces péripéties, j’avais pu découvrir de nouvelles beautés de Madagascar en parcourant la route du Sud, de Tana à Tuléar, l’une des étapes incontournables de tout voyage touristique dans la Grande Ile. Les taxis brousse, qui ne font pas de tourisme, le font en 16 heures, en roulant jour et nuit, les visiteurs en quatre jours. J’ai fait ce trajet en compagnie de l’ami Laurent Rieuneau, membre de Jugenet et administrateur de la liste Thémis France, recruté comme expert pour une étude de faisabilité sur la centralisation et l’informatisation du casier judiciaire à Madagascar. Comme il lui fallait voir des tribunaux dans les provinces, je lui ai confectionné une série de visites de juridictions le long de la route, qui devaient finir en apothéose par une rencontre avec Christian, procureur général à Tuléar. Mais celle-ci finalement n’a pas pu avoir lieu, car Christian avait été appelé à Tana.

Les guides touristiques affirment qu’on peut admirer seize paysages différents tout au long des 1.200 km du trajet. Je n’ai pas compté, mais je le crois volontiers. La première moitié du trajet traverse les Hautes Terres, paysages de collines escarpées et de montagnes. Les maisons sont ocre rouge, en pisé, tout est net, on ne voit aucun matériel ni outils aux abords des habitations (contraste avec les vilains bric à brac de matériels agricoles auprès des fermes françaises sous les hideux hangars en tôle ondulée). Explication : les outils, en faible nombre il est vrai, sont entreposés au rez-de-chaussée, avec les animaux, tandis que la partie habitation est à l’étage.

La moindre surface disponible est exploitée, en rizières ou pour des cultures maraîchères, le plus souvent en terrasses qui suivent la courbe des reliefs. Parler d’opulence serait hors de propos, car les habitants ne sont pas précisément milliardaires, mais l’ensemble donne une impression d’activité industrieuse et de prospérité, tempérée par la vision des enfants en guenilles qui accourent dès que la voiture s’arrête sur le bas-côté.

Après Fianarantsoa, le paysage s’élargit brusquement, la plaine devient désertique, bordée par de hautes montagnes aux pointes acérées. Les formes et les couleurs changent constamment. Plus loin, c’est le spectaculaire massif de l’Isalo, des roches de grès avec une érosion longitudinale des couches plus tendres. On est dans un immense chaos minéral aux formes fantastiques. Étape au Relais de la Reine, que je ne saurais trop recommander, des groupes de bungalows en grès insérés dans chaque creux du paysage, l’ensemble est d’une beauté confondante.

La route traverse Ilakaka, ville champignon née en quelques semaines après la découverte d’un énorme gisement de saphirs. L’État a commis l’erreur de laisser faire, alors qu’une exploitation industrielle aurait été possible, car le gisement est bien localisé et facilement accessible. Des dizaines de milliers de creuseurs cherchent fortune, le bois manque dans le désert, les trous ne sont pas étayés et ensevelissent régulièrement les malheureux. Les autres creuseurs sont exploités par les intermédiaires. 60 kg (!) de saphirs de Madagascar arrivent chaque semaine en Thaïlande, la production annuelle est estimée à 8 tonnes, pratiquement tout est vendu et exporté en fraude, et le pays perd des milliards chaque année. La « police minière » comprend 5 personnes, basées à Tana, sans véhicule. Tout est dit…

Désormais, lors de la découverte d’un nouveau gisement de saphirs ou de rubis (le sous-sol de Madagascar est d’une richesse inouïe), les gendarmes bouclent le secteur et en interdisent l’accès aux creuseurs, en attendant une hypothétique exploitation organisée. Un expert de notre programme est sur place, pour formuler des propositions, en vue vraisemblablement d’un nouveau programme spécifique, car la tâche est immense. Les masses financières sont colossales, la corruption est généralisée du bas en haut de l’échelle. Mais des solutions existent, elles ont été mises en œuvre en Afrique pour le diamant en s’appuyant sur les opinions publiques (processus Kimberley interdisant la négociation de diamants exploités par des guérillas sanguinaires).

Dans l’immédiat, des méthodes de surveillance simples permettraient de contrôler les circulations de pierres précieuses, avec des patrouilles au plus près des sites de production. La partie douanes de notre programme participe à ce processus, sous la férule de mon collègue Bernard, haut fonctionnaire des douanes qui connaît la musique. Sur ce point précis, il a fait le forcing auprès du nouveau directeur général pour obtenir la création de brigades mobiles de surveillance qui, curieusement, n’existaient pas jusqu’à présent, les douaniers se contentant de contrôles statiques à l’aéroport et dans les grands ports. Dès la parution du décret, il lancera la procédure d’acquisition des véhicules nécessaires.

La douane est un secteur crucial, puisqu’elle procure plus de la moitié des ressources du budget de l’État. Elle est réputée massivement corrompue. Un collègue me disait un jour que le procureur du lieu était milliardaire. Explication : il a épousé la fille d’un douanier… A l’intérieur du corps des douaniers, peu nombreux, chacun protège l’autre. Chacun, aussi, sans doute, « tient » les autres. La sanction habituelle, lorsqu’un cas de corruption est avéré et ne peut plus être couvert, consiste à déplacer l’agent dans une autre recette, où il peut évidemment nuire de nouveau.

Peut-être les choses vont-elles changer avec la création du « Bianco » (Bureau indépendant anti-corruption) qui a maintenant près d’un an d’activité. Devant les collègues de la Chaîne pénale anti-corruption (sorte de pôle financier compétent sur Tana), j’ai tenté l’autre jour de « vendre » la tactique des Américains contre Al Capone, envoyé à Alcatraz non pas pour meurtre, extorsion de fonds ou proxénétisme, mais pour fraude fiscale, puisqu’il n’avait pas pu, et pour cause, justifier du paiement de l’impôt sur ses énormes revenus.

Partez des signes extérieurs de richesse, ai-je dit, prenez une personne présentée comme notoirement corrompue, interrogez-la sur l’origine des fonds et sur le paiement de l’impôt correspondant, vous pouvez faire tomber n’importe qui. Mes interlocuteurs ont paru frappés de saisissement. Ils nous faudrait une plainte ont-ils dit faiblement. Pas du tout, ai-je répliqué, un officier de police judiciaire ou un procureur peuvent faire des enquêtes d’initiative.

A la réflexion, peut-être le propos relevait-il de l’erreur pédagogique. Pour ce que j’ai pu voir, les Malgaches ont à la fois un grand respect pour l’autorité et une profonde allergie aux situations de conflit. C’est au point que ceux avec lesquels nous travaillons dans les ministères viennent parfois nous informer de telle ou telle situation scandaleuse en ajoutant, en nous regardant fixement : ce serait bien que le ministre soit informé. Car eux-mêmes ne le feront pas. Dans ce contexte, même pour un magistrat ou un policier déterminés, prendre l’initiative de faire tomber un « gros poisson » n’est pas une démarche naturelle.

Mais les choses bougent de ci de là. L’administration pénitentiaire commence à parler d’un plan de relance et de contrôle des camps pénaux, dont la production, supposée alimenter les prisons, est pour l’heure massivement détournée. Et ma corvée périodique, le rapport d’activité trimestriel, a eu une suite inattendue : au dernier exemplaire, j’avais annexé nos lettres et rapports sur les prisons du Nord, dont j’ai parlé précédemment, qui faisaient part notamment de la situation d’un Village pénitentiaire fonctionnant hors de tout contrôle pour le plus grand bénéfice du chef de camp. J’ai reçu, en copie, une lettre de la présidente du Conseil supérieur de lutte contre la corruption dénonçant officiellement ces faits au Bianco.

 

Chronique malgache 8     12 décembre 2005

Souvent dans des articles relatifs à des pays en voie de développement, on cite le fait que les habitants ont moins de 2 dollars par jour pour vivre. À Madagascar, on n'en est pas même là. Le seuil de pauvreté a été fixé à 10 euros par mois. Alors que cette somme est dramatiquement faible, 72 % de la population sont en dessous de ce seuil. 10 euros par mois, 33 centimes par jour... Autre chiffre : neuf familles sur dix n'ont pas l'eau courante. On voit constamment, même à Tana, des femmes ou des enfants (plus rarement des hommes...) plier sous le poids de deux seaux d'eau qu'ils sont allés chercher à la fontaine publique, payante.

Dans ce contexte, les petits métiers sont nombreux. Les technocrates malgaches, qui ont de l'imagination, leur ont donné un nom : les "unités de production informelle". Le trouveur de places de parking, très utile en centre-ville, arrive à découvrir un emplacement dans les endroits les plus improbables. Lorsqu'on est parvenu à se garer soi-même, on voit arriver un petit garçon courant à toutes jambes : le gardien c'est moi, dit-il. On fait semblant de le croire et en partant on lui donne son billet de 500 francs malgaches (4 centimes d'euros). Sur le bas-côté de la route près de chez moi, un panneau annonce : soudure de radiateur (automobile). Bien que le créneau paraisse étroit, la clientèle est là. L'établissement consiste en une caisse en bois retournée, sur laquelle est assis l'homme de l'art, et, évidemment plus précieux, deux bouteilles de gaz pour le poste à soudure. Les Malgaches, volontiers badauds, font cercle et admirent le travail.

Il y a quelque temps, notre collègue malgache, coordonnateur national pour la douane, est venu me demander une journée d'absence autorisée pour participer dans sa famille à un « famadihana » (retournement des morts). Les Malgaches ont une grande dévotion pour leurs ancêtres défunts et font toujours l'impossible pour que ceux-ci soient inhumés dans le caveau familial, généralement construit sur le terrain d'origine de la famille. À intervalles réguliers, ils se rassemblent pour cette cérémonie au cours de laquelle on sort du caveau les corps des ancêtres, on les enveloppe d'un linceul neuf et on les promène autour de la maison, dans une ambiance de fête. On convie la parenté la plus reculée, ainsi que les habitants du village qui, au stade précédent, ont pris en charge les funérailles. Jusqu’à 300 ou 400 personnes sont là. Les réjouissances durent trois jours durant lesquelles on fait bombance avec force zébus et porcs abattus pour l'occasion, en arrosant le tout au toaka gasy, alcool clandestin qui titre plus de 70 °.

J'ai une carte d'étudiant, ce qui me ravit à mon âge avancé, étudiant en langue malgache, délivrée par l'Alliance Française. Le malgache, c'est facile, disent les Malgaches : pas de singulier, pas de pluriel, pas de masculin ni de féminin, pas de personnes pour la conjugaison des verbes, on change seulement la première lettre pour passer du présent et de l'infinitif au passé et au futur. C'est quand même un peu plus compliqué. A peine commence-t-on à maîtriser les différents verbes à l'actif qu'on apprend qu'il faut utiliser le passif : on ne dit pas je bois de l'eau, mais c'est de l'eau qui est bue par moi. Et le malgache a un temps circonstanciel, inconnu en français. Lorsque la prof demande une phrase avec l'impératif passif circonstanciel, on a comme une sueur d'angoisse.

Mais tout ça, ce sont des histoires de professeurs, me dit un directeur de la pénitentiaire. Si vous vous faites comprendre, peu importe que vous n'utilisiez pas le temps approprié. La difficulté principale, en réalité, réside dans la rapidité d'élocution des Malgaches, qui prononcent une petite moitié seulement de chaque mot. Le son "tchin", par exemple, correspond au mot "hoatrinona" (combien, pour un prix). Il faut le savoir, comme dit l'autre. J'ai donc suivi les trois mois du cycle élémentaire, mais je traîne un peu pour m'inscrire au cours du niveau intermédiaire, qui doit normalement être suivi du niveau avancé.

Il y a quelques semaines j'ai pu sortir mon rapport sur les détentions préventives de longue durée, après une enquête de plusieurs mois de Jocelyne, notre coordonnatrice nationale justice, sur une série de situations individuelles révélées par un état nominatif des personnes en détention préventive depuis plus de dix ans. Les résultats sont accablants, au point que le rapport transmis à la ministre de la justice, aux principaux directeurs du ministère et à l'ambassadeur européen est rédigé en des termes qui sont tout sauf diplomatiques.

Première constatation : les établissements pénitentiaires n'ont pas enregistré l'existence de certaines condamnations. Depuis longtemps, les tribunaux ne parviennent plus à établir les pièces d'exécution des décisions, notamment les extraits de jugement ou d'arrêts destinés à la prison. Celle-ci n'est donc informée d'une condamnation que par une mention griffonnée par le magistrat du ministère public pendant l'audience après le verdict sur le cahier de l'agent d'escorte. Il suffit que, pour une raison quelconque, l'information ne parvienne pas jusqu'au greffe de la prison pour que l'intéressé soit toujours considéré comme en détention préventive. Pour l'un des détenus de notre liste, il est apparu pendant notre enquête qu'il avait été condamné en 1993 (!). Il aurait dû être libéré en 2002 mais était toujours incarcéré lorsque nous avons vérifié sa situation. Il a été sorti en catastrophe en juillet 2005. Résultat : trois ans et quatre mois de détention arbitraire. Ici, j'ai parlé de « scandale absolu », ce qui paraît approprié.

Le malheureux attendait patiemment qu'on daigne s'intéresser à son sort. La docilité des détenus malgaches est sidérante. Lors de notre voyage dans le nord en août dernier, nous avions vu une maison de sûreté destinée en principe aux condamnés mais qui, comme d'habitude, hébergeait également des prévenus. Problème : le tribunal se trouve à 70 km et la prison, dont le budget est minuscule, n'a pas de véhicule. Le tribunal s'arrange en conséquence pour convoquer les prévenus par paquets de 40. La troupe s'ébranle pour un trajet de deux jours, à pied. Deux gardiens escortent les détenus, dont aucun n'est menotté, tout le monde dort dans la forêt. Comme dit le gardien-chef, à l'aller ça va, mais au retour, quand ils ont été lourdement condamnés, l'ambiance est moins bonne. Mais l'effectif au complet réintègre l'établissement...

Autres constatations: une série de prévenus incarcérés pour vol de bovidés, toujours en cours d'instruction depuis 10 et 15 ans, sans que la chose paraisse préoccuper qui que ce soit, d'autres, dont l'instruction est terminée depuis 10 ans, mais toujours en attente de jugement. Au fur et à mesure que Jocelyne arpente les bureaux avec sa liste, le parquet général retrouve des dossiers dans ses placards. Neuf sont fixés en urgence devant les cours criminelles entre août et octobre 2005, notamment un, avec deux détenus, à Antsirabe, près de Tana, dont l'instruction était terminée depuis 1993.

Le plus préoccupant est l’inefficacité du système de contrôle, qui repose sur l’envoi aux autorités concernées d'un état nominatif mensuel des détenus établis par chaque prison et faisant apparaître la situation pénale de chacun. Diverses propositions sont formulées en conclusion du rapport, dont nous allons reparler avec le ministère de la justice. Le directeur de cabinet a déjà décrété qu'il fallait en finir avec cette situation. Il a constitué en enquêteurs ad hoc une partie des magistrats de l'administration centrale et leur a demandé d'éclaircir les situations de ces détenus.

Sur cette fameuse liste des plus de dix ans, j'avais relevé la présence d'un détenu qui me paraissait le plus ancien prévenu de Madagascar : un homme incarcéré il y a 26 ans, non encore jugé définitivement dans la mesure où sa condamnation avait été cassée et où, selon les indications de la liste, il était en attente de jugement devant la nouvelle cour criminelle. L'intéressé se trouve à la prison de Nosy Lava, sur une île dans le Nord-Ouest, qui a servi autrefois à la déportation d'opposants politiques. Jean-Michel souhaite depuis plusieurs semaines vérifier sur place la situation de cette prison, sur laquelle courent les bruits les plus contradictoires : tantôt elle est détruite et vidée de détenus, tantôt les détenus y circulent à leur guise. Notre gestionnaire nous raconte l'histoire récente de deux plaisanciers allemands ayant abordé par mégarde sur l'île et qui ont fini décapités.

Nous décidons d'aller voir sur place. Les gens de l'Union européenne, un peu inquiets, nous demandent de prendre des précautions et nous prévenons en conséquence l'administration pénitentiaire. Mon collègue des douanes Bernard profite de l'occasion pour décider de faire visite au receveur de la bourgade en face de l'île, à Analalava. Mais il y a pas de téléphone, ni fixe, ni portable. Au bout d'une semaine, Pascal, le coordonnateur national pour la douane, arrive en brandissant triomphalement un post it : le receveur a été prévenu par une succession de messages radio de la gendarmerie, relayés de poste en poste.

Par la route, il faut maintenant une bonne semaine pour aller jusque-là bas, car la saison des pluies a commencé. Nous prenons l'avion pour nous rapprocher, un moyen puis un très petit avec des sièges genre camping. Nous attendons ensuite des heures pour trouver finalement un minibus plein de trous qui part sur la piste. Celle-ci est sérieusement ravagée par les pluies et le véhicule avance le plus souvent au pas en dérapant copieusement.

Un moment, alors que la nuit est tombée, nous nous trouvons au bas d'une côte devant une succession de ravines entrecroisées d'un bon mètre de profondeur. Le chauffeur est perplexe et s'arrête. Nous descendons du minibus pour alléger la charge, le véhicule fait plusieurs tentatives, on le pousse pour le remettre dans l'axe, il parvient à trouver un passage et s'élance jusqu'en haut de la côte, nous laissant derrière lui dans le noir. Nous avançons d'un pied prudent sur une partie du bas-côté qui paraît plus ferme.

À l'arrivée, un village du bout du monde. Le site est plutôt joli, au bord de la mer, mais donne une impression de total abandon. Pour le receveur des douanes, c'est plus qu'une impression : c'est la première fois qu'il reçoit une visite alors qu'il est sur place depuis deux ans et demi. Comme il est seul à son poste, il n'a pris aucun congé depuis cette date, alors que son épouse est de l'autre côté sur la côte Est et ses enfants plus loin encore. Trois responsables locaux de la pénitentiaire, qui sont là également, opinent, qui n'ont eu aucun congé annuel ni même hebdomadaire depuis plusieurs années.

Les pénitentiaires nous expliquent que sur l’île de Nosy Lava se trouve une maison de force (établissement de sécurité) dont les bâtiments sont détruits depuis plusieurs années, qui a dans son effectif un peu plus de 60 détenus dont la majorité se trouve dans un camp pénal près d’Analalava et dont 12 restent sur l'île. Tous sont condamnés à mort ou condamnés à perpétuité sauf un, condamné à temps, mais ayant une autre affaire en cours. À Madagascar, les condamnés à mort ne sont pas exécutés, mais leur peine n'est pas commuée. Ils restent donc incarcérés jusqu'à une hypothétique mesure de grâce ou jusqu'à leur décès. Le « directeur », et unique membre du personnel de surveillance, ne réside pas sur place et se rend sur l'île régulièrement mais avec difficulté dans la mesure où il lui faut six heures de pirogue.

Nous embarquons sur un canot (à moteur) et arrivons sur l'île. Les bâtiments de l'ancienne prison sont immenses, ils pouvaient accueillir 1000 détenus. On a l'impression de voir des photos de l'ancien bagne français de Cayenne, des plantes tropicales poussent dans les cellules dont ne restent que les murs. Il fait beau et très chaud, la plage immense est bordée de cocotiers inclinés vers la mer. Les détenus logent dans des parties un peu moins délabrées qu'ils ont pu aménager, avec un petit jardin devant la porte. Ils se déplacent dans l'île où se trouvent trois villages avec 200 habitants, ils fréquentent volontiers les femmes du village, l'un d'entre eux a un enfant de dix ans. Plusieurs s'approchent et engagent la conversation puis nous font faire le tour du propriétaire. Ils nous ouvrent obligeamment plusieurs noix de coco vertes pour que nous puissions nous rafraîchir.

Sur le livre d'or de la prison, un fragile cahier jauni, un inspecteur avait noté en 2001, dernière visite reçue par l’établissement : « S'agit-il d'un progrès ou d'une régression en matière de protection des droits de l'homme ? » Les détenus, eux, ont la réponse : alors que la chose leur serait facile, ils se gardent bien de s'évader dans la mesure où, s'ils étaient repris, il seraient immédiatement enfermés dans un dortoir de 120 à la maison de force près de Tana. Ils n’oublient pas tout de même de s'enquérir auprès de nous des possibilités de libération conditionnelle. Nous leur donnons l'information selon laquelle le nouveau décret récemment sorti (rédigé avec notre participation) devrait améliorer les perspectives.

L'état mensuel que nous pouvons enfin consulter nous donne des renseignements passablement inquiétants : contrairement à toutes les affirmations entendues à l'administration centrale, deux prévenus se trouvent incarcérés dans l'établissement avec, comme d'habitude, des dates d'incarcération très anciennes. Pas moins de sept autres sont en attente de réponse à un pourvoi en cassation formé contre leur condamnation par une cour criminelle intervenue parfois il y a plus de dix ans. L’un deux a été incarcéré en 1972 et est, cette fois, le prévenu le plus ancien de Madagascar avec 33 ans de détention alors qu'il n'est pas encore définitivement jugé.

Je ne peux m'empêcher de penser que 1972 est l'année au cours de laquelle je suis entré à l'École de la magistrature. Pendant toutes ces années, alors que j’accomplissais mon temps d’école, puis que je connaissais mes diverses affectations, lui était à Nosy Lava.

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