Justice, la croisée des chemins
Par Didier Peyrat
Après avoir tenté de transférer sur les juges la responsabilité de son médiocre bilan en matière de sécurité, le président de l’UMP souhaite remanier de fond en comble l’organisation judiciaire. Ce bouleversement a été acté lors de la convention de l’UMP consacrée à la Justice qui s’est tenue en mai 2006. A cette réunion, notons-le, un certain nombre de hauts magistrats ont participé en qualité d’intervenants. Leurs fonctions (procureurs généraux, avocats généraux, etc.) furent mentionnées dans le document distribué à la presse. Retenons de cette présence ostensible à une réunion partisane que la contribution de magistrats à l’élaboration du programme d’un parti n’est pas estimée incompatible avec le « devoir de réserve ». Cette ouverture d’esprit n’a rien à voir, bien sûr, avec le fait qu’il s’agissait de la formation du ministre de la Justice, et on veut croire qu’elle s’appliquera à tous… Mais examinons le contenu de ce projet, car c’est le fond qui est intéressant. Et inquiétant.
En premier lieu, la plate-forme préconise qu’il n’y ait plus qu’un seul tribunal de grande instance par département et une cour d’appel par région. Cela signifie, concrètement, la suppression de la moitié des tribunaux de grande instance (actuellement 181), de certains tribunaux d’instance, et d’une douzaine de Cours d’appel. Voyons l’argument : « A l’heure du TGV et d’internet, la justice de proximité n’est pas d’avoir un tribunal à dix kilomètres de chez soi ». Nombreux, on le sait, sont les justiciables susceptibles de se rendre aux audiences en TGV ! S’imagine-t-on que c’est en réduisant de manière drastique les implantations judiciaires sur le territoire qu’on va favoriser l’accès au droit ? Qu’on va améliorer les rapports entre la société civile et sa justice en construisant d’énormes blockhaus judiciaires, où des centaines de magistrats et de greffiers se pressent dans des bureaux (quand ils en ont), tout en laissant dépérir les maisons de justice et du droit ?
Le projet prévoit ensuite de transformer les membres du ministère public en quasi-fonctionnaires placés sous l’autorité d’un « procureur général de la nation », sorte de janus mi-politique mi-judiciaire. Jusqu’ici, ils étaient, comme leurs collègues du siège, garants de l’intérêt général et, dans ce cadre, chargés de veiller à la régularité des enquêtes. Car il n’est pas de l’intérêt général que celles-ci soient bâclées ou approximatives. Quelle sera la distance des « parquetiers » avec les services policiers placés sous la tutelle de l’exécutif, s’ils dépendent eux-mêmes de ce maréchal judiciaire nommé par le pouvoir politique ? Il y avait 7.700 magistrats en France. C’était peu (il y en plus de 20.000 en Allemagne). Soustraction faite des 1.800 parquetiers, si ce projet voit le jour, il y en aura… un peu moins.
Troisième point-clef du projet : la démolition de la justice de l’enfance. Avec une première mesure phare : la division en deux tronçons séparés des juges de l’enfance (aux uns la répression, aux autres la protection). Sans doute pense-t-on qu’on punit mieux… quand on ne sait plus aussi protéger. Autre chamboulement : l’abrogation de l’atténuation de peine (qui brise le consensus républicain sur la nécessité de ne pas juger des enfants comme des adultes, même s’ils peuvent répondre de leurs actes). Ainsi, au lieu de réformer intelligemment la justice des mineurs, et lui donner les moyens de fonctionner face aux nouvelles formes de délinquance juvénile, mais aussi aux effets de la crise sociale, civile et familiale, on préfère ébranler les principes qui la fondent depuis 1945, pour l’aligner sur la justice des majeurs, sans dire un mot du recrutement d’éducateurs, de juges et de greffiers qui s’impose.
Enfin, l’UMP préconise que des peines « planchers » soient appliquées aux récidivistes. Cette automatisation de la réponse pénale est une régression civilisationnelle : c’est le principe d’individualisation des peines qu’on menace. La récidive est déjà, évidemment, prise en compte par les tribunaux. Mais dans la marge d’appréciation qui subsiste réside le foyer de sens de l’acte de juger. Quel sera le rôle de l’avocat chargé de « défendre » un individu qui connaît déjà sa peine ? Que deviendra la qualité des audiences (du latin audire : entendre) si elles ne sont plus que des meetings à sens unique où se notifient des « tarifs » pré-fixés ?
L’institution judiciaire est en crise. De moyens, de performance, de crédibilité. Une démarche de changement réaliste qui essaye de l’améliorer sans détruire sa substance est pleinement d’actualité. Répondre au besoin de justice dans les quartiers et pas seulement dans les centres villes, développer les politiques d’accès au droit, humaniser la procédure pénale et améliorer l’équilibre des droits entre les parties, renforcer l’indépendance de la magistrature, doubler le budget de la Justice en 5 ans, mais aussi promouvoir une réponse rapide et proportionnée aux premiers actes de délinquance et développer qualitativement l’aide aux victimes, tout cela est indispensable. Mais ce qui se dessine là, c’est un schéma, un format et un « climat » radicalement nouveaux. Après avoir démagogiquement pris appui sur de réelles difficultés (tenant à la misère de moyens, unique en Europe), on nous prépare un démembrement du système de justice.
Le Président de l’UMP a fréquemment notifié aux juges le mépris dans lequel il les tient, jusqu’à parfois critiquer publiquement des décisions judiciaires. Il a stimulé des divisions contre-productives entre la police et la justice. Il parlait, avant d’avoir « changé », de « racaille » et de « gangrène », ce qui ne pousse pas au scrupule dans l’examen des cas individuels. Il a usé du qualificatif (emprunté à l’extrême droite) de « droit-de-l’hommistes ». L’ambiance créée à petites touches, nous voici maintenant à la croisée des chemins.
Dans un entretien au Parisien du 20 octobre 2006, Nicolas Sarkozy proposait que « toute personne portant atteinte à l’intégrité physique d’une victime fasse de la prison préventive »… Si on s’en tient aux violences recensées en 2006, prés de 435.000 personnes devraient donc aller en prison ? Il y en a 60.000. On voit le changement d’échelle. Voici un projet inspiré clairement des Etats-Unis, déjà exposé dans un livre en 2001 : « Les critiques du système américain dénoncent la surpopulation carcérale. Je n’ai jamais compris la pertinence de cet argument car, après tout, il vaut mieux voir les délinquants en prison que dans la rue ! ». Deux millions de personnes sont détenues aux U.S.A. Appliqué en France, un tel taux d’incarcération donnerait : 450 000 détenus. Or la société américaine est l’une des plus criminogènes du monde développé. On peut avoir, en même temps, l’ultra-violence et un système hyper-punitif qui distribue sans compter les années de prison. Mais pour parvenir à implanter le modèle punitif américain, il faut d’abord désarticuler la justice Française, en la robotisant et en la plaçant sous tutelle policière, au mépris de l’équilibre des pouvoirs.
Telle est la substance du projet de Nicolas Sarkozy. Mieux vaut le savoir, et le dire, avant qu’il ne soit trop tard.