Chronique malgache (1)
Texte de Patrice de Charette
magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne
Chronique malgache 1 8 février 2005
Les Malgaches sont un peuple fondamentalement gentil. On le voit de façon évidente, ne serait-ce que dans leur façon de conduire. Chose impensable en Europe, ils laissent passer le conducteur venant d’une voie perpendiculaire bloqué par une file ininterrompue sur la voie principale. La seule obligation est alors de remercier d’un geste de la main. Le klaxon sert aussi à cet usage : pour un dépassement sur route, on se signale par un léger Tut, puis on remercie par un autre. « Je vous en prie » réplique la partie adverse par un nouveau Tut. On n’en sort plus.
Anatanarivo (Tana, comme on dit ici) est une ville faite de bric et de broc, passablement hétéroclite, bâtie sur une série de collines escarpées aux rues sinueuses en pente raide. La ville, évidemment, n’est pas faite pour la voiture, et la circulation y est épouvantable, engluée dans « l’Embouteillage », vocable local, comme s’il s’agissait d’un monstre polymorphe prenant un plaisir pervers à enserrer les malheureux automobilistes dans ses tentacules innombrables.
Les Malgaches ne conçoivent pas de conduire autrement que fenêtre ouverte, le bras à la portière. Comme le parc automobile est d’un âge vénérable (la plupart des taxis sont des 2 CV ou des 4 L), on déguste à longueur de trajet des nuages de fumées d’échappement. Pendant les premières semaines, je toussais à fendre l’âme, les yeux rougis, attendant avec impatience la voiture neuve pour, enfin, fermer les vitres et mettre un peu de clim pour le frais.
Car je suis désormais « coordonnateur général, chef de mission » d’un programme de l’Union européenne sobrement intitulé « Mission d’appui au programme de consolidation de l’Etat de droit à Madagascar », auquel sont assignés, sur une durée de trois ans, une série d’objectifs dans les domaines de la justice, des prisons, de la police et des douanes.
Pour la justice, il s’agit entre autres de construire les locaux de la Cour suprême, de doter les tribunaux de véhicules pour la tenue d’audiences foraines, de développer l’accès au droit et l’information juridique. Pour les prisons et les douanes, de soutenir les Ecoles respectives, de promouvoir de nouvelles stratégies, etc.… Le programme tire un peu dans tous les sens et, de fait, il va falloir coordonner. Deux autres Français, un chef d’établissement pénitentiaire et un ancien haut fonctionnaire des douanes, sont de la partie.
La pauvreté du pays est extrême avec, en arrière plan, une corruption endémique qu’il s’agit d’essayer d’éradiquer en soutenant les efforts du gouvernement malgache. Celui-ci a pris le taureau par les cornes en créant une super police anti-corruption, une sorte de pôle financier au tribunal de Tana et un Conseil chargé de la stratégie. L’homme de la rue est sceptique, mais attend de voir les résultats du processus.
On sait bien que la lutte contre la corruption des agents publics passe par une rémunération décente, ce que ne permet pas ou peu le budget de l’Etat. Le salaire minimum s’établit à un peu plus de 20 € par mois. Le budget annuel de fonctionnement du tribunal de Tana, qui reçoit la moitié des affaires du pays est de… 4 OOO €. Résultat immédiat : le téléphone est coupé depuis plus d’un an, faute de paiement des factures, les procureurs et juges d’instruction appellent la police sur leurs téléphones portables, à leurs frais.
La situation des prisons est terrible : 19 000 détenus (pour une population de 16 millions d’habitants) dont deux tiers en détention préventive, souvent pour des durées considérables. La maison centrale de Tana est la pire chose que j’aie vue de toute mon existence.
2 600 détenus pour 800 places, des cours dans lesquelles donnent plusieurs « chambres » (dortoirs). Les détenus peuvent sortir dans la cour pendant la journée et sont enfermés dans les chambres pendant la nuit. Nous rentrons dans la première cour : 1 100 détenus, et… 2 surveillants. Dans un coin, sur de grosses pierres à même le sol, c’est la cuisine : des marmites chauffent avec la ration journalière, 300 g de racines de manioc (100 calories).
Dans une chambre, pas très grande, de grandes plates-formes en bois sur trois niveaux. Les détenus y dorment, à 300, perpendiculairement au mur, sans matelas. Au mur, des dizaines de sacs plastiques accrochés à des clous : ce sont leurs quelques affaires. L’aération est quasi-inexistante, quelques ouvertures grillagées dans le mur du fond, une autre dans la porte. Pas d’eau, ni de toilettes. Bien que la porte soit ouverte, l’odeur est insoutenable.
Jean-Michel, l’assistant pénitentiaire, me dit qu’il a vu pire, à Tuléar, une ville du sud : à cause des pluies et d’une évacuation défaillante, la cour est transformée en marécage nauséabond. Pour 600 détenus, un seul point d’eau, un tuyau d’arrosage bouché par un morceau de bois.
Dans une « maison de force » (établissement de sécurité), la technique est différente : deux cours avec chacune quelques chambres, dans lesquelles aucun surveillant ne rentre. Autrement dit, on enferme les gens et on jette la clé, en surveillant depuis le chemin de ronde. La communication avec le personnel est assurée par les détenus chefs de chambre, élus ou auto proclamés dans les conditions qu’on peut imaginer.
Pour les prisons, notre programme est centré sur la formation, avec un soutien fort à l’Ecole de l’administration pénitentiaire, ce qui est une bonne idée. Il prévoit aussi une aide à la rénovation de trois prisons. Jean-Michel, immédiatement, repère une prison désaffectée et veut en faire une « vitrine » avec des petits dortoirs de 4 ou 6 détenus. « Vous n’y pensez pas, lui répond la responsable de Médecins du Monde, il faut des dortoirs d’au moins 25, sinon les détenus non assistés de l’extérieur ne pourront pas se prostituer et mourront de faim ». Mon collègue, accablé, doit réviser ses plans.
Les ONG, très actives, et les familles qui apportent à manger à leurs proches, évitent à la majorité des détenus de mourir de faim. Ce n’était pas le cas il y a une quinzaine d’années, nous dit le responsable d’une ONG : il y avait en moyenne 70 morts par jour, affirme-t-il (soit 25 000 par an, tout de même). Le situation est nettement meilleure maintenant, avec son pendant, sinistre détail, celui de la surpopulation carcérale. En insistant un peu, on peut voir quand même, dans un établissement de sécurité près de Tana, une parcelle à usage de cimetière où sont toujours enterrés les détenus morts dont on n’a pas réclamé le corps.
Lorsqu’on sort de pareils endroits, bien que n’y ayant passé qu’une heure, on est glacé en dépit de la chaleur, avec une envie de respirer un grand coup. On peut heureusement se changer les idées en admirant les extraordinaires paysages de Madagascar. Je vous le raconterai plus tard.
Chronique malgache 2 7 mars 2005
Quelques jours après mon arrivée, je suis invité à la prestation de serment du Bâtonnier de Madagascar (il n’y a qu’un seul Barreau, avec des délégations au siège de chaque cour d’appel). Je m’apprête à chercher la salle d’audience n° 4 où doit se passer la chose. Lourde erreur : quand j’arrive, drapeaux claquant au vent, tapis rouge, gardes républicains en grand uniforme. Sur le perron, pour accueillir les invités, rien moins que la ministre de la justice, aux côtés des deux chefs de cour.
Je salue la ministre, que j’avais vue quelques jours plut tôt, et je serre la main des deux chefs de cour puis du Conseil de l’Ordre au grand complet. Deux avocats m’escortent dans la salle d’audience, où les trente et quelques magistrats de la cour sont déjà sur l’estrade. Là (pardon mesdames), un léger choc : tous les juges sont des dames. Du côté du ministère public, même chose ou à peu près, on voit à peine deux ou trois messieurs.
Mais tout à coup une annonce tonitruante : « Monsieur le Premier ministre, chef du gouvernement ». Ledit chef s’avance, stature massive, suivi de la ministre, et tous deux prennent place sur le côté de l’estrade. Les chefs de cours, deux dames également, prononcent les discours d’usage, en malgache, donc j’ai beaucoup perdu, mais avec quelques mots de bienvenue en français pour les excellences étrangères. Lorsque le Bâtonnier prête serment, un commandement retentit, les gardes républicains présentent les armes, sabre au clair. Un peu inattendu dans une salle d’audience.
Après la cérémonie, colossal cocktail dans les salons du Hilton, plusieurs centaines de personnes. Longs discours du Premier ministre, puis du Bâtonnier. Lorsque le chef du gouvernement quitte la salle, notre collègue Dominique réussit une adroite manœuvre en oblique pour l’intercepter et me présenter. L’auguste interlocuteur, avocat de profession, parfaitement informé de ma mission, fait part de sa préoccupation sur le bon fonctionnement de la justice. Ses propos excèdent largement les obligations de la politesse, et la conversation se prolonge sous l’oeil intrigué des courtisans qui chuchotent.
Pour 16 millions d’habitants, avec un système judiciaire de droit continental, Madagascar ne compte que 540 juges et procureurs. L’effectif est faible : avec le même ratio, la France aurait 2 000 magistrats, alors qu’elle en compte 7 500. Le dénuement des tribunaux est effrayant. Même à Tana, qui bénéficie d’un palais de justice de belle allure, très bien rénové, on est épouvanté lorsqu’on rentre dans les bureaux : tables en bois bancales, chaises défoncées, machines à écrire mécaniques hors d’âge sur lesquelles on tape intégralement le jugement, en-tête comprise (il n’y a pas ou plus d’imprimés), pièces à conviction entassées en vrac jusqu’au plafond chez le greffier en chef derrière une rangée de classeurs métalliques.
De ce point de vue au moins, à Tana, les choses vont s’améliorer à bref délai, car mon programme comporte l’acquisition de matériel de bureau pour le tribunal et la cour d’appel. L’appel d’offres est en cours.
Lorsque j’ai visité le palais l’autre jour pour vérifier l’inventaire des besoins, j’ai vu de nombreuses personnes debout dans le couloir devant les bureaux des substituts de permanence. « Ce sont les personnes déférées » me dit la procureur. Aucune n’était menottée, pas un garde en vue. La plupart pourtant iront en détention. Dans la loi malgache, le mandat de dépôt est décerné par le procureur dans les affaires autres que criminelles, qui relèvent du juge d’instruction. Et tous attendaient patiemment.
La docilité des détenus malgaches est confondante. Il ne faudrait pas plus d’un quart d’heure aux 1 100 détenus de l’une des cours de la centrale de Tana, « surveillés » par deux agents, pour s’échapper en masse. Dans une autre prison, on compte 165 détenus et 3 surveillants, constamment en service, sans repos ni congés. La prison n’a pas de véhicule. Pour les transferts au tribunal, un agent part à pied avec 15 détenus, non menottés. La petite troupe arpente les rues de la ville, puis s’en revient au complet. Aucune évasion…
La prison en question est celle de Nosy Be, une île qui est l’un des grands lieux touristiques de Madagascar. Avec mon collègue, nous pensions que dans ce séjour paradisiaque la prison allait être toute mignonne. « Admirez les deux canons devant l’ancienne prison désaffectée » écrit un guide touristique. On comprend l’erreur de l’auteur, s’il s’est contenté de passer devant : la prison, qui date de 1850, est on ne peut plus délabrée. Elle est, hélas, est en pleine activité.
Le quartier femmes, souvent un peu plus pimpant que le reste, est ici immonde. Deux « chambres » noires de crasse, sans lumière et sans air ; les agents ont obstrué les ouvertures avec des planches pour suppléer l’absence de barreaux, détruits par la rouille. Pas de bats flancs, les détenues dorment sur le béton, avec une natte pour les plus fortunées. La cour, minuscule, ressemble à un puits, le sol est un cloaque, les détenues sont assises sur des pierres le long du mur.
L’unique surveillante, qui se plaint d’être constamment de service, s’empresse de refermer et de regagner le poste à l’entrée. Un peu plus tard, en repassant devant la prison, nous la voyons à la fenêtre de son logement de fonction situé à proximité. Selon toute vraisemblance, elle ne va dans le quartier femmes que pour apporter le manioc du jour, puis vaque à ses occupations, laissant les détenues dans leur sinistre quartier.
Les prisons n’ont pas de budget propre. Les fonds sont gérés par la direction régionale. Le gardien-chef adresse régulièrement un état de la situation, sans présenter de demandes (ce ne serait pas convenable). Le directeur régional est alors censé prendre la bonne décision et allouer les moyens nécessaires. Comme de toute façon le budget est misérable, rien ou presque n’arrive. Le gardien-chef de Nosy Be, au début un peu circonspect devant les deux « vazaha » (étrangers), finit par nous expliquer son système D pour avoir un minimum de budget : il place des détenus à l’extérieur chez des commerçants, qui lui versent une redevance. Le tout est occulte, sans comptabilité, ce qui est moyennement rassurant. « Au moins on peut acheter un peu à manger aux détenus » dit le gardien-chef, avant d’ajouter dans un souffle : « Je suis ici depuis cinq ans, nous sommes abandonnés, c’est trop dur ». Ses yeux rougissent, il se maîtrise avec peine.
Le tribunal du lieu n’est pas grand : le président et un juge à tout faire (instruction, enfants, travail), un procureur et un substitut. En matière correctionnelle, le tribunal siège toujours à juge unique. La cour criminelle comprend un juge de la cour d’appel et quatre jurés. Les débats sont rapides : 4 ou 5 affaires sont jugées à chaque audience. Comme la réunion de la cour coûte cher, il arrive qu’on stocke les dossiers pour en avoir un certain nombre à juger. Les accusés détenus attendent.
La situation est pire pour les auteurs de vols de bovidés, qui sont justiciables d’une cour criminelle spéciale, avec six jurés. L’institution surprend le vazaha nouvellement arrivé, mais elle s’explique par l’importance sociale de ce type de vols : la famille à laquelle on vole son unique zébu est ruinée. Le trafic de zébus volés est intense et lucratif, avec blanchiment des animaux, si l’on peut dire, puisqu’il s’agit de les passer à la teinture pour les rendre méconnaissables. La réunion de la cour spéciale coûte encore plus cher, elle se réunit donc moins souvent. A Nosy Be, la dernière session remonte à 2003. Les voleurs de zébus arrêtés à depuis juin 2003 sont toujours en détention préventive, pour une durée indéterminée (la détention des accusés en instance de jugement n’est pas limitée dans le temps).