Le jeune, ennemi de l'intérieur
Par Philippe Chaillou
De «nettoyer les cités au Kärcher» , à «la racaille» , en passant par «l'encadrement militaire» , le vocabulaire employé par les politiques à l'égard des mineurs délinquants est de plus en plus guerrier. Il n'y a pas que les mineurs délinquants qui ont changé depuis 1945 ; les politiques eux aussi ont changé. A la retenue et au sens des responsabilités de ceux qui avaient connu la guerre ont succédé les formules à l'emporte-pièce et les solutions faciles comme le retour du flagrant délit, que, pourtant, l'exposé des motifs de l'ordonnance de 1945 «repoussait expressément» , le qualifiant déjà de «procédure expéditive».
C'est que, depuis, le mineur délinquant et, derrière lui, le jeune de banlieue d'origine étrangère, est devenu un enjeu politique. La rhétorique guerrière est en effet utilisée à des fins politiques pour ressouder son camp ou désigner un bouc émissaire dans notre société. Il ne faut pas s'étonner alors de voir nos banlieues se transformer en un véritable champ de bataille, opposant, dans une sorte de guérilla où la justice n'a plus sa place, les jeunes et les forces de l'ordre. La mêlée sociale atteint son comble lorsqu'on finit par vouloir opposer les deux institutions principalement en charge du problème : la justice et la police. Pourtant, si le mineur délinquant occupe une partie non négligeable de l'espace politique, l'importance des mesures prises est inversement proportionnelle à l'enflure des discours le concernant. On ne fait en effet que proposer des réformes de textes successives, dont on sait pertinemment l'inefficacité si elles ne sont pas accompagnées d'actions vigoureuses sur le fond. Ce qui permettra d'ailleurs de continuer, quelques mois ou années plus tard, à exploiter ce qui est devenu un fonds de commerce politique.
Pourtant, le problème de la délinquance des mineurs est un problème grave qui mérite mieux que ces discours simplificateurs. Ce qu'écrivait, en 1945, le gouvernement provisoire de la République française reste plus que jamais d'actualité : «La question de l'enfance coupable est une des plus urgentes de l'époque présente.» Bien évidemment, les politiques, c'est la plus noble de leurs missions, doivent avoir, dans la résolution de cette question, un rôle majeur. Mais ils doivent absolument changer de méthode. Paradoxalement, la campagne qui s'ouvre, suivie nécessairement d'un temps politique nouveau, peut rendre possible ce changement. Trois exigences semblent, pour cela, s'imposer.
La première est de dépassionner le débat, ce qui ne veut pas dire que le débat ne peut pas être vif. Mais l'éthique minimale que l'on est en droit d'attendre de nos responsables politiques exige de cesser d'instrumentaliser le mineur délinquant à des fins politiques, d'exploiter la misère du monde et ses faits divers, de flatter à chaud les réactions les plus épidermiques de nos compatriotes et de se lancer dans des surenchères qui ne peuvent, à terme, que nous mener au pire. Il existe, dans ce pays, et nous pouvons en être fiers, une culture commune qui veut que l'on ne juge pas les enfants de moins de 18 ans comme des majeurs, même si ces enfants ont, depuis 1945, pris quelques centimètres et quelques kilos de plus. Ce consensus a été entériné par le Conseil constitutionnel en 2002. Cela ne peut que faciliter la tâche de tous ceux qui veulent vraiment faire avancer la question, car le débat est maintenant cadré et la porte est ainsi, en principe, fermée aux marchands d'illusions. S'entendre sur des fondamentaux au-delà des clivages politiques, c'est aussi s'interdire, pour d'éphémères succès d'annonce, une fuite en avant législative sans cesse renouvelée.
La deuxième exigence est d'agir concrètement sur les institutions qui sont sur le terrain, ce que nous faisons aujourd'hui extrêmement mal, polarisés que nous sommes à donner à voir que nous agissons par les seules réformes législatives. Prenons l'exemple de la police, dont la confrontation au quotidien avec les jeunes dans les banlieues comporte un risque redoutable de dérapage dans la violence. Ne pourrait-on pas affecter, dans ces quartiers difficiles, des policiers expérimentés plutôt que des jeunes qui sortent de l'école ? Ne pourrait-on pas mieux les former, notamment à la psychologie, pour leur apprendre à intervenir dans ces situations délicates ? Ne pourrait-on pas mieux les encadrer ? Ne faudrait-il pas revoir la politique en matière de contrôles d'identités, dont l'efficacité judiciaire est quasi nulle, pour privilégier les opérations de nature à démanteler les divers trafics, et notamment le trafic de drogues, qui pourrit la vie de ces quartiers ? En ce qui concerne la justice, ne faudrait-il pas une meilleure coordination entre les parquets, les juges des enfants et la Protection judiciaire de la jeunesse afin de mieux rationaliser la chaîne judiciaire ? Une adaptation des moyens de la Protection judiciaire de la jeunesse n'est-elle pas nécessaire quand on sait le nombre important de places libres dans les foyers alors que certaines mesures de milieu ouvert manquent dramatiquement d'éducateurs pour les exercer ?
La troisième et dernière exigence consiste à s'attaquer aux causes de cette délinquance des mineurs. Peut-on dire et répéter à satiété que la situation actuelle n'a rien à voir avec celle de 1945, alors que la guerre économique et technologique, qui se livre au niveau des continents, laisse en ruine des pans entiers de notre société, tout comme la dernière guerre mondiale avait laissé en ruine des zones entières de notre pays ? Il est bien évident aujourd'hui que l'augmentation et l'aggravation de la délinquance des mineurs sont étroitement liées à la question des banlieues. Rappelons que le chômage des jeunes y frôle souvent les 40 %, soit plus de quatre fois le taux national, et que, pour un poste de cadre, un candidat au patronyme maghrébin a six fois moins de chances d'être reçu en entretien qu'un candidat franco-français. Il n'est quand même pas bien difficile de comprendre que si, dans les cités, les diplômés, qui ont travaillé encore plus dur que les autres, rasent les murs parce qu'ils ne trouvent pas de travail tandis qu'on respecte ceux qui ont réussi grâce à l'économie souterraine, plus rien ne tient de notre ordre social, et notamment pas l'autorité des parents, qui misent avant tout sur l'Education nationale. Comment s'étonner alors que, dans une telle situation de déshérence sociale et alors que la publicité, le cinéma, la télévision déversent à longueur de temps des images excitantes, les violences et notamment les violences sexuelles augmentent ?
Tout comme en 1945, la massification de la délinquance des mineurs ne peut se réduire à une somme de dysfonctionnements individuels n'appelant que des réponses pénales individuelles. Elle révèle aussi un dysfonctionnement social majeur qui appelle, au-delà de tout esprit partisan, des réponses politiques à la hauteur des défis qui nous sont réellement posés.