Pourquoi les magistrats doivent être indépendants
L'indépendance de la magistrature est un principe fondamental du système judiciaire français. La Constitution prévoit dans son article 64 que : "Le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. (..) Les magistrats du siège sont inamovibles".
Pour les juges du siège, c'est-à-dire ceux qui rendent les jugements, tant en matière civile que pénale, indépendance et inamovibilité (ce dernier terme signifie interdiction de déplacer un juge tant qu’il ne le demande pas) ont une seule et même raison d’être : que les décisions soient prises uniquement dans le cadre de la loi, et sans que quiconque à l’extérieur puisse les influencer. Autrement dit, les juges doivent prendre leurs décisions d’abord en recherchant ce que la loi impose et ensuite, s'il existe une marge d’appréciation, en fonction de ce qu’ils estiment le plus approprié dans le cadre légal, et non pour plaire ou déplaire à tel individu ou tel groupe.
Si les juges n’étaient pas indépendants, tout individu influent ou groupe de pression voulant obtenir une décision avantageuse ou éviter une sanction considérée comme trop lourde pourrait, en utilisant pressions ou menaces, directes ou indirectes, contraindre les juges à rendre des décisions favorables. L’avantage irait nécessairement aux plus influents, c'est-à-dire aux personnes des milieux économiques, sociaux ou politiques de haut niveau. Le français ne disposant d'aucun moyen de pression n’est pas en mesure d’influencer les juges.
Mais être indépendant ne signifie pas avoir le droit de faire n’importe quoi, ni de ne pas tenir compte des avis extérieurs à l’institution judiciaire.
En matière pénale, puisque là est l’enjeu essentiel en termes d’indépendance, il est tout a fait acceptable que les français et les responsables interrogent les juges sur la raison d’être de leurs décisions. La justice est rendue au nom du peuple français (la mention apparaît sur les décisions de la Cour de cassation), et tous les citoyens sont en droit de savoir ce que font leurs juges et pourquoi, puis de donner leur avis sur la qualité du travail accompli.
Prenons un exemple, les accidents graves de la route. A une époque peu ancienne, les sanctions judiciaires n’étaient pas très sévères alors même que les conduites inadaptées au volant faisaient des ravages. Des associations de victimes et de familles de victimes se sont constituées, et ont fait valoir que pour réduire le nombre des accidentés, il était indispensable que des sanctions plus sévères soient prononcées. Ces associations ont préparé des dossiers, développé des argumentaires précis et complets. Et peu à peu, les juges, après avoir réfléchi au lien entre sanction et prévention des accidents, notamment à partir de ces analyses, ont prononcé des peines plus sévères. Aujourd’hui, il n’est pas rare que des conducteurs ayant conduit dans des conditions inacceptables ayant entraîné de très graves blessures ou des décès (alcool, vitesse manifestement excessive etc.) soient condamnés à plusieurs années de prison.
En interpellant les juges pour débattre avec eux, ces associations n’ont pas porté atteinte à leur indépendance. Elles ont uniquement voulu que les magistrats entendent tous les arguments, y compris les leur. Cela est utile et sain dans une société démocratique, d’autant plus que les juges n’ont pas toujours une vision suffisamment précise des conséquences pratiques de leurs décisions.
Les élus sont eux aussi en droit de donner leur avis sur le travail des juges. Cela est d'autant plus légitime que certains d'entre eux élaborent et votent la loi, et peuvent donc souhaiter savoir comment leurs textes sont mis en oeuvre par les juges.
Cela ne signifie pas que le juge ait l'obligation de toujours prendre en compte, même partiellement, les critiques émises sur ses décisions. En effet, certaines remarques négatives sont lancées par des individus ou des groupes qui privilégient par-dessus tout leur propre intérêt.
Par exemple, il y a peu de temps encore, les élus ou responsables politiques condamnés pour des actes de délinquance (favoritisme, prise illégale d'intérêt, abus de biens sociaux, corruption..), dénonçaient régulièrement les "complots politico-judiciaires" ou le "gouvernement des juges", alors que les magistrats ne faisaient que punir de manifestes violation de la loi. Et ces élus n'agissaient ainsi que parce qu'il leur semblait insupportable que la loi leur soit appliquée comme à tout autre français. Derrière la critique du juge, c'est la fin d'une longue période de privilèges qui n'était pas acceptée.
Plus loin en arrière, quand les accidents mortels du travail se sont multipliés et que des juges, constatant que des chefs d'entreprise ignoraient délibérément les règles légales de protection des salariés, ont commencé à sanctionner ces employeurs et parfois, en cas d'infractions graves et répétées, à les emprisonner, les réactions ont été extrêmement critiques, allant jusqu'à des demandes de sanction contre les magistrats qui osaient mettre à mal l'impunité dont les employeurs avaient jusque là bénéficié.
Et aujourd'hui encore, le débat sur les questions de sécurité et de justice réapparaît à chaque échéance électorale importante, et dans ces moments là ce ne sont pas toujours les analyses objectives et sincères qui prédominent.
L'indépendance du juge, c'est finalement ce qui lui permet de prendre en compte les arguments sérieux, motivés, présentés dans l'intérêt général, pour les intégrer aux siens lorsqu'il prend sa décision, mais aussi de rejeter sans la moindre hésitation tout ce qui relève de l'arrière-pensée et des intérêts privés.