Jusqu'où va le droit de critiquer les juges (suite ) ?
Par Michel Huyette
A l'occasion de l'affaire dite des "disparues de l'Yonne", le Figaro avait publié un article mettant en cause un procureur de la République ayant eu à connaître du dossier.
L'article était intitulé " Mis en cause en tant que procureur d'Auxerre, J C dans la tourmente", et comportait les trois passages suivants :
"Aujourd'hui, l'ancien procureur d'Auxerre assure qu'il a conclu au suicide de C J pour des motifs irréprochables. Mais l'attitude de J C en ces circonstances est d'autant plus troublante qu'elle s'ajoute à une liste d'erreurs ou de fautes déjà longue."
"En 1996, quand les proches des victimes portent plainte, J C "retrouve" le rapport de J sur les disparues après qu'on ait perdu sa trace pendant douze ans".
"Muté pour manquement à l'honneur de Paris à Versailles, il a vu cette sanction annulée par le Conseil d'Etat en janvier dernier. "S'agissant des disparues de l'Yonne, j'ai été exempt de tout reproche ", insiste-t-il."
"Pourtant la question est clairement posée: Et si le procureur avait obéi à des motifs sans rapport avec le droit ?".
Ce procureur a décidé de poursuivre le journal et l'auteur de l'article, pour diffamation, devant le tribunal correctionnel.
Intervenant après le tribunal (qui a prononcé une relaxe) et la cour d'appel (qui a condamné), la cour de cassation, dans un arret du 12 mai 2009, donne tort à la cour d'appel.
La cour de cassation constate d'abord que : "la cour d'appel a exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés et a, à bon droit, retenu qu'ils comportaient des imputations diffamatoires visant J C en sa qualité de magistrat". Le procureur a donc bien été diffamé. Cela est peu douteux, car sous- entendre qu'il ait pu agir pour des motifs "sans rapport avec le droit" suppose nécessairement qu'il ait trahi la mission qui lui est confiée. Et cela est manifestement attentatoire à l'honneur.
Toutefois, en droit, même lorsque des expressions sont retenues comme diffamatoires, le prévenu peut tenter de démontrer qu'en les écrivant ou en les publiant il était de bonne foi., ce qui fait alors obstacle à une condamnation Les critères jurisprudentiels de la bonne foi sont la pursuite d'un but légitime, l'absence d'animosité personnelle, l'existence d'une enquête ou d'un travail sérieux, la prudence et la mesure dans l'expression.
La cour d'appel, pour exclure la bonne foi des prévenus avait estimé, notamment, que le journaliste a soupçonné le procureur d'avoir voulu étouffer cette affaire, qu'il a délibérément continué à entretenir dans l'opinion publique le doute et à nourrir les soupçons sur la probité de ce magistrat en des termes révélateurs d'un acharnement à son égard, qu'il a considéré que des raisons suspicieuses, sans rapport avec le droit, et donc nécessairement contraires à l'éthique professionnelle et à la probité, avaient pu conduire ce magistrat à faillir dans sa mission de procureur de la République, et finalement qu'il a incontestablement fait preuve dans la rédaction de son article d'une animosité personnelle à l'égard de J C et d'un manque de sérieux, d'objectivité et de prudence exclusifs de toute bonne foi.
Mais la cour de cassation n'est pas de cette avis. Elle a jugé en effet, après avoir replacé le débat dans le cadre de l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme relatif à la liberté d'expression, et rappelé que "la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 de l'article 10," que "l'article incriminé, portant sur un sujet d'intérêt général relatif au traitement judiciaire d'une affaire criminelle ayant eu un retentissement national, ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d'expression dans la critique de l'action d'un magistrat". Elle retient donc la bonne foi du journaliste.
Il est toujours délicat d'aborder ce sujet. En effet, il suffit qu'un magistrat affirme qu'il existe une limite au droit de critique contre son action, et plus largement contre l'action de l'inttitution judiciaire, pour que, sans chercher beauoup plus loin, on le taxe de corporatiste, même si, parfois, tel n'est pas le cas.
Ce qui personnellement me gêne le plus, comme je l'ai déjà souligné dans un autre article, c'est l'inégalité flagrante entre le droit d'expression même critique - voire sévère - des citoyens, que l'on sait très large après cet arrêt de la cour de cassation, et le devoir de réserve statutairement imposé aux magistrats qui, de fait, rend très difficile leur "défense". Et tout le monde sait bien que de plus en plus nombreux sont ceux qui, ayant bien compris que les magistrats ne pourront pas aisément réfuter leur argumentaire, en profitent pour énoncer des critiques qui, dans certains cas, ne reposent sur rien de sérieux.
Le lecteur de l'article ne reçoit donc qu'une seule version, celle du journaliste, qui n'est pas toujours un reflet fidèle de la réalité.
Finalement, pendant que le droit à la critique des citoyens est de plus en plus largement admis, la chappe de plomb qui pèse sur la liberté de parole des magistrats ne s'amenuise pas. D'où le recours aux communiqués des organisations syndicales, aux articles dans les medias, ou aux... blogs.
Mais cela ne répond pas véritablement à la problématique car il ne s'agit pas, par ces biais là, de répondre à des critiques énoncées dans des dossiers particuliers.
Le chantier de la capacité des magistrats à répondre aux critiques excessives reste donc ouvert.
En tous cas, même s'il est par principe indispensable que l'institution judiciaire soit observée en permanence et que ses défaillances, encore trop nombreuses, soient pointées du doigt, nombreux sont certainement ceux qui continueront à profiter des limites à l'expression des magistrats pour colporter de temps en temps des informations qu'ils savent inexactes.