De Outreau à Burgaud: un raccourci qui interroge
Par Bernard Brunet
Michel Huyette a entrepris une analyse complète et concrète de la décisison du conseil supérieur de la magistrature; il l'a enrichie de sa connaissance du métier et de celle du droit social qui sait ce qu'est « l'insuffisance professionnelle ».
Je voudrais simplement, pour ma part, mettre en évidence ce qui me met mal à l'aise dans la motivation de la décision du CSM.
Est ce logique de considérer que les interrogatoires (leur organisation, leur conduite, leur exploitation) ne sont pas assimilables à des décisions juridictionnelles échappant au contrôle du CSM, sauf erreur grossière faisant perdre à la décision juridictionnelle la protection que lui procure sa nature? Les interrogatoires, la conduite d'une enquète, la maitrise du travail des enquéteurs, leur coordination, la compréhension d'un dossier sont ils des actes d'une nature différente des actes juridictionnels? Ne s'agit-il pas d'une succession d'actes préparatoires qui participe intellectuellement intimement à la décision juridictionnelle? Cette réaction dubitative émane d'un magistrat plutôt civiliste qui pense que la prise de décision est tout autant un process qu'une sentence au fond, qui n'a jamais ressenti de différence, de rupture, de discontinuité entre la préparation de la décision, son traitement, l'organisation de la procédure et la décision elle-même. Quoiqu'il en soit, le CSM estime qu'il peut faire cette distinction sans remettre en question le principe constitutionnel selon lequel les décisions juridictionnelles ne peuvent pas être critiquées.
Voyons comment concrètement il a dessiné les zones de partage entre ces deux domaines et comment il a entendu concilier le principe de la protection avec son contrôle disciplinaire.
Le CSM rappelle que le domaine de l'immunité corrolaire de l'indépendance est restreint aux motifs et aux dispositifs des décisions juridictionnelles; cette immunité cesse en cas de méconnaissance grossière et systématique des règles de compétence ou de saisine transformant l'acte en apparence d'acte juridictionnel.
Relevons que le domaine de cette immunité recouvrira pratiquement toute l'activité d'un magistrat rédacteur au civil, alors qu'il ne concernera qu'une partie minoritaire du travail d'un juge d'instruction. Quid des juges des enfants, des juges des tutelles? Quid de l'activité des parquetiers à supposer que la formation disciplinaire du parquet s'aligne sur la rigueur de la jurisprudence de la formation du siège?
Je laisse le soin aux professionnels d'apprécier le caractère incertain de la distinction. Tous ces actes concourrent à la production juridictionnelle; ils sont des actes préparatoires, des modes de traitement du contentieux judiciaire; ils mobilisent des techniques, des modes de pensée, des logiques identiques; ils débouchent le plus souvent sur une décision de nature juridictionnelle soumise à recours. Peut-il y avoir découpage aussi formel entre ce qui est critiquable disciplinairement et ce qui l'est par les voies de recours?
Je note à cet égard que curieusement, la décision du CSM abandonne la simplicité apparente de cette distinction lorsqu'elle refuse de retenir le grief « tiré des méthodes des confrontations collectives » dès lors que ces pratiques ont fait l'objet de décisions juridictionnelles validées par la chambre de l'instruction ». Pour le CSM, il n'y aurait pas toujours des actes juridictionnels par nature; il y aurait des actes non juridictionnels qui le deviendraient dès qu'ils auraient reçu l'onction d'un recours; d'autres qui ne le deviendraient jamais en l'absence de recours. C'est l'existence d'un recours qui serait, alors, le critère déterminant.
Voyons ensuite quelles sont les conséquences qu'en a tirées le CSM pour les comportements qui, échappant au domaine juridictionnel, sont susceptibles d'être sanctionnés.
Le CSM a examiné les conditions dans lesquelles l'audition des mineurs avait été organisée sur commission rogatoire. Il a même été jusqu'à rechercher le niveau de formation des policiers pour ce type d'audition, jusqu'à analyser concrètement les circonstances de fait, les difficultés concrètes rencontrées par le juge; il a certes précisé que M. Burgaud ne pouvait se voir reprocher l'insuffisance de formation des fonctionnaires de police mis à sa disposition à « Boulogne Sur Mer »... Ce qui veut dire, a contrario, que si la taille du commissariat avait été différente, il n'aurait pas été impossible que lui soit reprochée le manque de rigueur dans le choix des enquêteurs.
Le CSM a recherché si les auditions des mineurs étaient intervenues dans des délais normaux; il a, pour motiver et asseoir sa décision, concrètement pris en compte le nombre total des dossiers suivis par le juge Burgaud.
Le CSM a examiné le grief tiré du manque de précision des questions posées aux mineurs par le juge; il a retenu le grief en relevant des contradictions flagrantes entre les variations des mineurs dans leurs déclarations et l'absence de réaction du juge d'instruction à ces déclarations, alors même que les dites variations, qui modifiaient complètement le contenu du dossier et les charges, auraient dû justifier des réactions en conséquence.
Le CSM a relevé l'absence de rigueur dans les interrogatoires des adultes, les auditions des mineurs, l'absence de vérifications qui se seraient avérées nécessaires; il a retenu l'absence de maîtrise, des négligences, des maladresses dans les auditions, interrogatoires et confrontations.
Le CSM a retenu le fait que M. Burgaud s'était trompé dans son analyse de la portée et de la fiabilité de certains témoignages qu'il a fait siens alors qu'il aurait dû procéder avec davantage de circonspection, poser ses questions avec davantage de précaution, éviter de cautionner des témoignages contestables qui se sont avérés fantaisistes.
Le CSM a rejeté le grief tiré du nombre insuffisant d'interrogatoires en raison de la lourdeur du dossier, de la lourdeur de la charge de travail du cabinet de M. Burgaud; ce qui veut dire a contrario qu'il aurait pû décider le contraire en fonction d'éléments de faits différents.
Le CSM a examiné concrètement si M. Burgaud avait respecté les droits de la défense en matière de délai de convocation d'un avocat commis d'office, de délai de notification des expertises, de modalité de notification des expertises; il a relevé que le choix de la notification groupée de certaines expertises en fin d'information constituait une maladresse. Il a également relevé que M. Burgaud avait à tort notifié l'avis de fin d'information à toutes les parties, alors qu'il n'avait pas encore répondu à deux demandes d'actes.
Au terme de son analyse, le CSM a considéré que la majorité des faits ci-dessus caractérisaient des négligences, maladresses, défauts de maîtrise dans la conduite de l'information.
Il apparaît, donc, que le CSM ne s'est pas contenté d'un contrôle allégé ou superficiel; il s'est livré à une véritable radioscopie des comportements professionnels de M. Burgaud, allant jusqu'à rechercher si ses initiatives avaient été à la mesure du contenu du dossier, si elles correspondaient à la réalité objective du dossier. Le CSM s'est livré à une véritable recherche des comportements critiquables, critiquables non au sens de la faute, mais au regard du comportement que l'on est en droit d'attendre d'un magistrat normalement compétent.
Le CSM a rendu, à ce titre, une décision très importante qui fait bouger les lignes du contrôle de l'activité des magistrats par un examen très précis de faits qui, par leur accumulation revélant maladresses, négligences, défaut de maîtrise (c'est à dire une insuffisance professionnelle non fautive), acquièrent le statut de faute disciplinaire.
Aucun texte n'enfermant dans un quelconque délai l'exercice du pouvoir disciplinaire à l'encontre d'un magistrat du siège, la possibilité d'exercer des poursuites disciplinaires ne peut être limitée que du fait d'une loi d'amnistie. C'est dire si la responsabilité disciplinaire occupe dans l'espace et dans le temps de l'activité des magistrats une place importante et si elle devrait être introduite comme un élément déterminant dans l'organisation de l'activité juridictionnelle.
S'il y a eu une affaire Outreau et s'il y a une affaire Burgaud, c'est en raison du traitement uniforme réservé à l'époque par tous les membres de l'institution judiciaire qui avaient eu à connaître de ce dossier; il n'y a pas eu une seule voix dissonnante parmi les dizaines de magistrats professionnels qui se sont succédés et qui ont statué dans cette affaire, soit en première instance (sur les mesures de détention), soit en appel (dans le cadre du contentieux de la détention ou dans celui de la conduite et du contrôle de l'instruction). Tous les magistrats qui ont eu à connaître de ce dossier lorsqu'il était « vivant » en ont eu la même perception, ont adopté la même pratique et n'ont identifié aucun manque. Ce n'est que plusieurs années après, à froid, après inspection, après une très forte médiatisation, après une enquète parlementaire et après des pressions de toutes sortes, que l'instance disciplinaire a dit qu'il y avait accumulation de maladresses, de négligences.
Le contexte social, l'opinion publique ont assurément, ici, eu un rôle prépondérant. Par ailleurs, si le comportement professionnel insuffisant impose la comparaison d'avec celui du magistrat normalement avisé, comment ne pas tenir compte du fait que des dizaines de magistrats qui en temps réel ont eu à juger de ce dossier n'ont rien trouvé à y redire? Comment, à cet instant, ne pas se rappeler que des dizaines de décisions de nature juridictionnelle avec les débats et délibérés qu'elles supposaient au cours de l'instruction étaient sensées apporter aux mis en examen la garantie du contrôle juridictionnel, à M. Burgaud l'onction de l'immunité juridictionnelle dont il a été dit plus haut combien elle apparaissait imprécise; or, les garanties du contrôle juridictionnel n'ont pas joué, pas d'avantage qu'elles n'ont apporté l'immunité à M. Burgaud.
Tous ceux qui ont eu à juger à chaud dans cette affaire se sont trompés; cela semble acquis pour tout le monde. Cette constatation paradoxale impose la réflexion et l'humilité sur la symbolique, le sens des décisions de justice dans nos sociétés modernes, les attentes de l'opinion publique, le concept de justice. Car si tous se sont trompés, comment juger M. Burgaud par rapport à ce qu'aurait dû être normalement son comportement? Si tous se sont trompés de bonne foi à l'époque, comment peut-on dire aujourd'hui que M. Burgaud a été professionnellement insuffisant et a commis maladresses et négligences?
Peut être que la théorie du bouc émissaire a trop bien porté ses fruits en empéchant à l'institution de se remettre en question et de répondre à ces questions. C'est la raison pour laquelle, aujourd'hui, à la lecture de la décision du CSM, je regrette qu'un naufrage collectif justifiant une véritable analyse collective n'ait pû trouver qu'une analyse et une issue individuelle; bien plus, je regrette que la véritable cause du naufrage n'ait pas été effleurée et ne débouche que sur la décision du CSM limitée par le cadre de sa saisine et n'abordant pas le contexte juridictionnel de cette affaire dans son ensemble. Cette méthode de construction intellectuelle de la décision disciplinaire, méthode naturellement déterminée par l'étendue de la saisine, fait courir le risque de ne pas mettre en évidence ce qui était véritablement en débat: une modification profonde de nos pratiques, de nos conditions et de nos habitudes de travail.
Michel Huyette a entrepris une analyse complète et concrète de la décisison du conseil supérieur de la magistrature; il l'a enrichie de sa connaissance du métier et de celle du droit social qui sait ce qu'est « l'insuffisance professionnelle ».
Je voudrais simplement, pour ma part, mettre en évidence ce qui me met mal à l'aise dans la motivation de la décision du CSM.
Est ce logique de considérer que les interrogatoires (leur organisation, leur conduite, leur exploitation) ne sont pas assimilables à des décisions juridictionnelles échappant au contrôle du CSM, sauf erreur grossière faisant perdre à la décision juridictionnelle la protection que lui procure sa nature? Les interrogatoires, la conduite d'une enquète, la maitrise du travail des enquéteurs, leur coordination, la compréhension d'un dossier sont ils des actes d'une nature différente des actes juridictionnels? Ne s'agit-il pas d'une succession d'actes préparatoires qui participe intellectuellement intimement à la décision juridictionnelle? Cette réaction dubitative émane d'un magistrat plutôt civiliste qui pense que la prise de décision est tout autant un process qu'une sentence au fond, qui n'a jamais ressenti de différence, de rupture, de discontinuité entre la préparation de la décision, son traitement, l'organisation de la procédure et la décision elle-même. Quoiqu'il en soit, le CSM estime qu'il peut faire cette distinction sans remettre en question le principe constitutionnel selon lequel les décisions juridictionnelles ne peuvent pas être critiquées.
Voyons comment concrètement il a dessiné les zones de partage entre ces deux domaines et comment il a entendu concilier le principe de la protection avec son contrôle disciplinaire.
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Le CSM rappelle que le domaine de l'immunité corrolaire de l'indépendance est restreint aux motifs et aux dispositifs des décisions juridictionnelles; cette immunité cesse en cas de méconnaissance grossière et systématique des règles de compétence ou de saisine transformant l'acte en apparence d'acte juridictionnel.
Relevons que le domaine de cette immunité recouvrira pratiquement toute l'activité d'un magistrat rédacteur au civil, alors qu'il ne concernera qu'une partie minoritaire du travail d'un juge d'instruction. Quid des juges des enfants, des juges des tutelles? Quid de l'activité des parquetiers à supposer que la formation disciplinaire du parquet s'aligne sur la rigueur de la jurisprudence de la formation du siège?
Je laisse le soin aux professionnels d'apprécier le caractère incertain de la distinction. Tous ces actes concourrent à la production juridictionnelle; ils sont des actes préparatoires, des modes de traitement du contentieux judiciaire; ils mobilisent des techniques, des modes de pensée, des logiques identiques; ils débouchent le plus souvent sur une décision de nature juridictionnelle soumise à recours. Peut-il y avoir découpage aussi formel entre ce qui est critiquable disciplinairement et ce qui l'est par les voies de recours?
Je note à cet égard que curieusement, la décision du CSM abandonne la simplicité apparente de cette distinction lorsqu'elle refuse de retenir le grief « tiré des méthodes des confrontations collectives » dès lors que ces pratiques ont fait l'objet de décisions juridictionnelles validées par la chambre de l'instruction ». Pour le CSM, il n'y aurait pas toujours des actes juridictionnels par nature; il y aurait des actes non juridictionnels qui le deviendraient dès qu'ils auraient reçu l'onction d'un recours; d'autres qui ne le deviendraient jamais en l'absence de recours. C'est l'existence d'un recours qui serait, alors, le critère déterminant.
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Voyons ensuite quelles sont les conséquences qu'en a tirées le CSM pour les comportements qui, échappant au domaine juridictionnel, sont susceptibles d'être sanctionnés.
Le CSM a examiné les conditions dans lesquelles l'audition des mineurs avait été organisée sur commission rogatoire. Il a même été jusqu'à rechercher le niveau de formation des policiers pour ce type d'audition, jusqu'à analyser concrètement les circonstances de fait, les difficultés concrètes rencontrées par le juge; il a certes précisé que M. Burgaud ne pouvait se voir reprocher l'insuffisance de formation des fonctionnaires de police mis à sa disposition à « Boulogne Sur Mer »... Ce qui veut dire, a contrario, que si la taille du commissariat avait été différente, il n'aurait pas été impossible que lui soit reprochée le manque de rigueur dans le choix des enquêteurs.
Le CSM a recherché si les auditions des mineurs étaient intervenues dans des délais normaux; il a, pour motiver et asseoir sa décision, concrètement pris en compte le nombre total des dossiers suivis par le juge Burgaud.
Le CSM a examiné le grief tiré du manque de précision des questions posées aux mineurs par le juge; il a retenu le grief en relevant des contradictions flagrantes entre les variations des mineurs dans leurs déclarations et l'absence de réaction du juge d'instruction à ces déclarations, alors même que les dites variations, qui modifiaient complètement le contenu du dossier et les charges, auraient dû justifier des réactions en conséquence.
Le CSM a relevé l'absence de rigueur dans les interrogatoires des adultes, les auditions des mineurs, l'absence de vérifications qui se seraient avérées nécessaires; il a retenu l'absence de maîtrise, des négligences, des maladresses dans les auditions, interrogatoires et confrontations.
Le CSM a retenu le fait que M. Burgaud s'était trompé dans son analyse de la portée et de la fiabilité de certains témoignages qu'il a fait siens alors qu'il aurait dû procéder avec davantage de circonspection, poser ses questions avec davantage de précaution, éviter de cautionner des témoignages contestables qui se sont avérés fantaisistes.
Le CSM a rejeté le grief tiré du nombre insuffisant d'interrogatoires en raison de la lourdeur du dossier, de la lourdeur de la charge de travail du cabinet de M. Burgaud; ce qui veut dire a contrario qu'il aurait pû décider le contraire en fonction d'éléments de faits différents.
Le CSM a examiné concrètement si M. Burgaud avait respecté les droits de la défense en matière de délai de convocation d'un avocat commis d'office, de délai de notification des expertises, de modalité de notification des expertises; il a relevé que le choix de la notification groupée de certaines expertises en fin d'information constituait une maladresse. Il a également relevé que M. Burgaud avait à tort notifié l'avis de fin d'information à toutes les parties, alors qu'il n'avait pas encore répondu à deux demandes d'actes.
Au terme de son analyse, le CSM a considéré que la majorité des faits ci-dessus caractérisaient des négligences, maladresses, défauts de maîtrise dans la conduite de l'information.
Il apparaît, donc, que le CSM ne s'est pas contenté d'un contrôle allégé ou superficiel; il s'est livré à une véritable radioscopie des comportements professionnels de M. Burgaud, allant jusqu'à rechercher si ses initiatives avaient été à la mesure du contenu du dossier, si elles correspondaient à la réalité objective du dossier. Le CSM s'est livré à une véritable recherche des comportements critiquables, critiquables non au sens de la faute, mais au regard du comportement que l'on est en droit d'attendre d'un magistrat normalement compétent.
Le CSM a rendu, à ce titre, une décision très importante qui fait bouger les lignes du contrôle de l'activité des magistrats par un examen très précis de faits qui, par leur accumulation revélant maladresses, négligences, défaut de maîtrise (c'est à dire une insuffisance professionnelle non fautive), acquièrent le statut de faute disciplinaire.
Aucun texte n'enfermant dans un quelconque délai l'exercice du pouvoir disciplinaire à l'encontre d'un magistrat du siège, la possibilité d'exercer des poursuites disciplinaires ne peut être limitée que du fait d'une loi d'amnistie. C'est dire si la responsabilité disciplinaire occupe dans l'espace et dans le temps de l'activité des magistrats une place importante et si elle devrait être introduite comme un élément déterminant dans l'organisation de l'activité juridictionnelle.
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S'il y a eu une affaire Outreau et s'il y a une affaire Burgaud, c'est en raison du traitement uniforme réservé à l'époque par tous les membres de l'institution judiciaire qui avaient eu à connaître de ce dossier; il n'y a pas eu une seule voix dissonnante parmi les dizaines de magistrats professionnels qui se sont succédés et qui ont statué dans cette affaire, soit en première instance (sur les mesures de détention), soit en appel (dans le cadre du contentieux de la détention ou dans celui de la conduite et du contrôle de l'instruction). Tous les magistrats qui ont eu à connaître de ce dossier lorsqu'il était « vivant » en ont eu la même perception, ont adopté la même pratique et n'ont identifié aucun manque. Ce n'est que plusieurs années après, à froid, après inspection, après une très forte médiatisation, après une enquète parlementaire et après des pressions de toutes sortes, que l'instance disciplinaire a dit qu'il y avait accumulation de maladresses, de négligences.
Le contexte social, l'opinion publique ont assurément, ici, eu un rôle prépondérant. Par ailleurs, si le comportement professionnel insuffisant impose la comparaison d'avec celui du magistrat normalement avisé, comment ne pas tenir compte du fait que des dizaines de magistrats qui en temps réel ont eu à juger de ce dossier n'ont rien trouvé à y redire? Comment, à cet instant, ne pas se rappeler que des dizaines de décisions de nature juridictionnelle avec les débats et délibérés qu'elles supposaient au cours de l'instruction étaient sensées apporter aux mis en examen la garantie du contrôle juridictionnel, à M. Burgaud l'onction de l'immunité juridictionnelle dont il a été dit plus haut combien elle apparaissait imprécise; or, les garanties du contrôle juridictionnel n'ont pas joué, pas d'avantage qu'elles n'ont apporté l'immunité à M. Burgaud.
Tous ceux qui ont eu à juger à chaud dans cette affaire se sont trompés; cela semble acquis pour tout le monde. Cette constatation paradoxale impose la réflexion et l'humilité sur la symbolique, le sens des décisions de justice dans nos sociétés modernes, les attentes de l'opinion publique, le concept de justice. Car si tous se sont trompés, comment juger M. Burgaud par rapport à ce qu'aurait dû être normalement son comportement? Si tous se sont trompés de bonne foi à l'époque, comment peut-on dire aujourd'hui que M. Burgaud a été professionnellement insuffisant et a commis maladresses et négligences?
Peut être que la théorie du bouc émissaire a trop bien porté ses fruits en empéchant à l'institution de se remettre en question et de répondre à ces questions. C'est la raison pour laquelle, aujourd'hui, à la lecture de la décision du CSM, je regrette qu'un naufrage collectif justifiant une véritable analyse collective n'ait pû trouver qu'une analyse et une issue individuelle; bien plus, je regrette que la véritable cause du naufrage n'ait pas été effleurée et ne débouche que sur la décision du CSM limitée par le cadre de sa saisine et n'abordant pas le contexte juridictionnel de cette affaire dans son ensemble. Cette méthode de construction intellectuelle de la décision disciplinaire, méthode naturellement déterminée par l'étendue de la saisine, fait courir le risque de ne pas mettre en évidence ce qui était véritablement en débat: une modification profonde de nos pratiques, de nos conditions et de nos habitudes de travail.