Quand la justice dysfonctionne (2)
Par Michel Huyette
Même au bout d'un certain nombre d'années dans la magistrature, il y a des choses auxquelles il est bien difficile de s'habituer. L'une d'entre elles, c'est la facilité avec laquelle les juges décident parfois de ne pas appliquer... la loi !
Je m'explique.
Un débat qui agite les tribunaux pour enfants (là où les juges des enfants s'occupent des mineurs en danger et des mineurs délinquants) depuis une éternité est le suivant :
La législation impose, sauf exception légale, la présence d'un greffier auprès de chaque juge qui tient une audience civile (« civile » pour distinguer de « pénale »). L'article R 123-14 du code de l'organisation judiciaire énonce cette règle fondamentale, l'article 728 du code de procédure civile ajoute qu'il doit être tenu un registre mentionnant pour chaque audience le nom du juge et du greffier présents, l'article 454 du même code impose de faire figurer sur le jugement le nom du greffier présent à l'audience, et l'article 456 qui le suit que le jugement doit être signé du greffier. Notons enfin que l'article 430 du code de procédure civile énonce le principe que « la juridiction est composée, à peine de nullité, conformément aux règles relatives à l'organisation judiciaire ».
Personne n'est jamais venu soutenir que ces règles fondamentales ne s'appliquent pas aux audiences civiles du juge des enfants, c'est à dire quand celui-ci reçoit dans son bureau des parents, des enfants, des travailleurs sociaux.. pour apprécier si tel enfant est en danger et si des mesures de protection sont nécessaires.
La présence d'un greffier n'est pas seulement une obligation imposée par la loi, ce qui suffirait à interdire de la discuter. En plus, le greffier a pour mission extrêmement importante de noter sur un procès-verbal rédigé en cours ou en fin d'audience les demandes des uns et des autres si elles n'ont pas été formalisées par écrit (c'est ce qu'on appelle la procédure orale). C'est ensuite en comparant le procès-verbal de l'audience avec le jugement rendu que l'on pourra vérifier si le juge a bien répondu à toutes les demandes présentées verbalement. C'est également par le biais du procès verbal dressé par le greffier que l'on vérifiera que tous ceux qui devaient obligatoirement être convoqués et entendus l'ont bien été, et que le principe du contradictoire a été respecté. Le greffier est aussi un témoin important en cas d'incident dans le bureau du juge. Et c'est parfois une protection importante du magistrat car la présence d'un tiers interdit à une personne présente d'affirmer que le juge à eu un comportement ou un propos critiquable si tel n'est pas le cas. Bref, la présence du greffier est essentielle pour de nombreuses raisons qui se surajoutent les une aux autres.
Pourtant, chaque jour, de très nombreux juges des enfants tiennent leurs audiences civiles... sans aucun greffier ! Pourquoi ? Oh pour une très simple raison : les gouvernements successifs et les parlementaires, pourtant très au fait de cette situation, ont année après année décidé en pleine connaissance de cause de limiter le nombre de recrutement de greffiers en sachant qu'ils interdisaient à certains juges, dont les juges des enfants, de respecter la loi.
Mais la question essentielle n'est pas là.
Les juges des enfants sont face à un choix simple à exprimer : tenir des audiences sans greffier avec tous les inconvénients qui en découlent, et donc violer délibérément la loi, ou constater quand tel est le cas qu'aucun greffier ne vient les assister et en conséquence cesser temporairement de tenir leurs audiences.
Ce qu'il est intéressant d'analyser et qui est l'objet de cet article, c'est la façon dont la magistrature réagit dans ce genre de situations.
On pourrait s'attendre à ce que les magistrats qui constatent qu'ils n'ont pas de greffier et ne peuvent donc plus tenir certaines audiences interrompent leur activité contraints et forcés, puis alertent leur hiérarchie, le ministère de la justice, les parlementaires, le conseil supérieur de la magistrature.. et d'autres interlocuteurs utiles encore. En présence d'une obligation légale, on pourrait en effet penser que la première réaction d'un juge est inéluctablement d'appliquer la loi. Raté ! C'est exactement l'inverse qui se passe. Les juges constatent qu'ils n'ont pas de greffier et vont voir leur président de tribunal qui leur explique « mon pauvre ami je comprends bien votre situation mais je ne peux rien y faire faute de moyens et donc je vous encourage à tenir vos audiences sans greffier, sinon vous allez prendre du retard, et vous comprenez que pour vous ce ne serait pas très bon surtout que la fin d'année approche et que je vais devoir rédiger prochainement votre fiche de notation... ». Eh oui, car le président n'a pas forcément envie de voir sa juridiction désorganisée et surtout que dans son secteur des mineurs en danger soient privés de protection parce qu'un juge anormalement respectueux de la législation n'a pas voulu tenir d'audience sans greffier. Sans parler du greffier en chef qui voudrait bien mais peut peu... et qui a déjà assez de soucis comme cela. Et puis, de toutes façons, faire du bruit n'est bon pour la carrière de personne.
Et voilà, la boucle est bouclée. Le juge des enfants qui a eu le toupet d'envisager un instant de respecter la loi remballe sa marchandise, retourne dans son bureau en s'interrogeant sur le corps qu'il a intégré, tient ses audiences sans greffier, et ainsi permet à sa hiérarchie, au ministère de la justice et aux parlementaires de continuer à faire comme si le problème n'existait pas vraiment. Surtout, il ne dérange plus.
Mais rassurez-vous. Car cette rigueur dont ils se dispensent quotidiennement les magistrats continueront quand même à vous l'imposer, et ils n'hésiteront pas une seconde à vous sanctionner sévèrement dès que vous, justiciables, aurez placé une simple virgule au mauvais endroit.
Non mais quand même...