Le juge et la prise de risque
Le journal Le Monde du 1er octobre porte à la connaissance de ses lecteurs le fait suivant : En juin 2007 une femme porte plainte contre son mari pour violences et menaces de mort, en affirmant avoir subi de très graves sévices depuis des années. Le procureur ouvre une enquête préliminaire (enquête de police ou de gendarmerie) au cours de laquelle, selon le journal, les enquêteurs découvrent au domicile de la famille des objets sadomasochistes et des cassettes montrant que cet homme filmait ses relations sexuelles avec sa femme.
Le procureur de la République saisit un juge d'instruction et demande la mise en détention provisoire de cet homme. Le juge des libertés et de la détention (JLD) décide finalement de le laisser libre et de le placer sous contrôle judiciaire. le procureur fait appel et une audience est fixée devant la chambre de l'instruction. Mais le jour prévu pour l'audience cet homme tue sa femme avec une carabine et se suicide ensuite.
Selon Le Monde, un avocat (sans doute au nom des autres membres de la famille maternelle) a saisi le tribunal de grande instance de Paris d'une action en responsabilité contre l'Etat pour faute lourde, sur le fondement de l'article L 141-1 du code de l'organisation judiciaire.
La cour de cassation juge régulièrement que « constitue une faute lourde susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir sa mission ».
Toute personne qui lit rapidement l'article du Monde se fait probablement l'opinion suivante : si le JLD avait mis cet homme en prison il n'aurait pas tué sa femme, donc le JLD a commis une erreur, donc la faute doit être sanctionnée et le dommage réparé. Mais c'est tellement plus compliqué que cela...
D'abord en lisant attentivement l'article on comprend que l'homme a tué sa femme le jour prévu pour sa comparution devant la chambre de l'instruction. Cette juridiction avait été saisie par le procureur dans le but d'obtenir une mise en détention. L'une des hypothèses envisageables est donc que ce n'est pas le fait qu'il ait été laissé en liberté qui a entraîné son accès de violence mais la volonté affichée du parquet d'obtenir un emprisonnement à tout prix et la crainte d'être emprisonné générée par cette démarche. Montrer du doigt le seul JLD pourrait donc apparaître comme un peu simpliste.
L'essentiel n'est toutefois pas là.
En raisonnant à l'envers, on est tenté de se dire que si le JLD avait mis cet homme en prison, il aurait été un bon magistrat. A supposer toutefois que l'individu qu'il vient d'incarcérer ne se suicide pas ou ne tue pas quelqu'un dans sa cellule, parce que cela pourrait être aussi de sa faute puisque quoi qu'il arrive de blanc ou de noir de nos jours les juges sont toujours responsables de tout. Et nous savons bien que ceux qui aujourd'hui hurlent contre ce JLD qui a laissé cet homme en liberté sont les mêmes qui, demain, hurleront au manque d'humanité du même JLD quand il emprisonnera un individu psychologiquement fragile qui se suicidera en prison...
En tous cas en mettant cet homme en prison, le JLD aurait surtout été un magistrat qui ne prend aucun risque. Et la tentation est grande, pour les juges qui depuis un long moment sont la cible permanente du pouvoir et des medias, de choisir devant la fréquence et l'ampleur des attaques le risque moindre pour éviter les mises en causes personnelles.
Prenons un exemple hors du droit pénal.
Après leur séparation nombreux sont les parents qui continuent à mener une guérilla sans fin, et qui utilisent les enfants pour continuer à régler leurs comptes. C'est dans ce cadre là que certaines femmes, de plus en plus nombreuses, se précipitent chez le juge aux affaires familiales (JAF) en mettant en avant les troubles de leur enfant et en affirmant que c'est le père qui les traumatise quand il le reçoit les fins de semaine, et pour demander la suppression du droit d'hébergement de celui-ci. Nombreux pourtant sont les cas dans lesquels des enfants sont réellement perturbés, mais sans que l'on sache d'où cela provient exactement ni quel est la part de responsabilité de chaque adulte.
Le JAF s'il a un doute est devant un choix. Il peut, si les faits ne sont pas clairs, différer sa décision et attendre d'avoir des éléments démontrant, si tel est le cas, que le père a vraiment un comportement inapproprié. Mais il existe alors un risque car le juge ne peut pas garantir que ce père qu'il ne connaît que très peu n'aura jamais aucun comportement inadéquat. Mais il peut aussi choisir la voie du moindre risque et rapidement supprimer le droit d'hébergement du père, même s'il n'est pas vraiment convaincu que ce père ait des comportements dangereux envers son enfant. Cela devient alors dramatique pour ce père si plus tard les propos de la mère se révèlent mensongers car on sait ce que donnent ces situations : suppression des rencontres le temps de l'enquête (qui parfois prend de nombreux mois), distance qui s'instaure avec les enfants que le père ne voit plus et qui le croient coupable de quelque chose, puis, quand les investigations n'ont rien donné et que le père est blanchi, très grande difficulté pour lui à reprendre une relation saine avec leurs enfants. C'est le piège infernal.
Mais pour le juge c'est très confortable. Car l'histoire du père privé injustement de ses enfants pendant des années n'intéressera pas grand monde, et aucun reproche ne sera fait au juge qui restera dans un anonymat protecteur.
Prenons un second exemple dans le champ pénal. Lorsque des magistrats s'interrogent sur l'opportunité de faire exécuter une peine en dehors des murs d'une prison, par exemple en semi-liberté (la personne est libre dans la journée et rentre en prison le soir) ou en libération conditionnelle (avant la date initialement prévue de fin de peine l'individu est remis en liberté), il savent qu'il existe toujours le risque que l'individu concerné commette une autre infraction. Et ils savent aussi que même lorsque des médecins et des travailleurs sociaux donnent un avis très favorable à la sortie de prison, si par malheur cet individu commet une agression ils vont être publiquement cloués au pilori et désignés comme des juges irresponsables et personnellement responsable envers la nouvelle victime.
Alors les magistrats doivent-ils dorénavant refuser aussi souvent que possible de mettre en place des aménagements de peine, privilégier le risque zéro et le confort personnel ? Cela serait très sécurisant pour eux, car même si les détenus qui sont maintenus en prison désespèrent, personne n'en fera le moindre reproche au juge. Et tant pis pour la réinsertion de ceux qui le méritent.
Juger dans ces domaines difficiles où la solution la plus appropriée n'apparaît pas de façon évidente, c'est à chaque fois prendre un risque.
Alors oui, les juges pourraient se poser moins de questions et choisir à chaque fois non pas la solution pouvant être intéressante pour ceux qu'ils doivent juger, mais celle qui est la plus protectrice pour eux.
S'en prendre constamment aux juges pourrait bien sur le long terme avoir des effets pervers et entraîner ce mécanisme de protection et de refus de la prise de risque.
Mais les justiciables y gagneront-ils vraiment ?