Quelle justice voulons-nous ?
Par Bruno Lavielle
Le survol de quelques discours prononcés lors des audiences solennelles de rentrée des juridictions montre l’existence d’un réel trouble au sein de l’institution judiciaire. Ces prises de paroles publiques des chefs de cours et de tribunaux devant le parterre local des élus et représentants des autres autorités de l’Etat tiennent habituellement de la convention et de la statistique, chacun se congratulant de la bonne évolution des chiffres : plus d’affaires nouvelles mais plus de jugements rendus, ce qui traduit que les juges et les fonctionnaires travaillent, sans oublier au passage les partenaires de justice auxquels il est d’usage de rendre un légitime hommage. Accueil rassurant des nouveaux arrivants, paroles laudativespour ceux qui quittent ou ont quitté la juridiction dans l’année, il est rare que l’on glisse au-delà sur le débat d’idées, voire sur le terrain politique. A peine soulignera-t-on la nécessité de poursuivre les efforts entrepris…Certains se sont bien essayés à un discours décroché de la réalité locale mais en général pour aborder un portrait historique de grand magistrat des siècles passés, ou une question si possible non porteuse de polémiques.
Il faut dire que par nature le magistrat est rarement un révolutionnaire. Gardien du droit, il peut même être taxé d’être le conservateur de l’ordre établi, même si l’idée qu’il ne soit que « la bouche de la Loi » semblait ces dernières années écartée, au profit d’un magistrat plus audacieux, ayant acquis notamment au profit de quelques affaires politico-financières une certaine reconnaissance des citoyens, si prompts dans les sondages à critiquer une institution jugée passéiste, lente, complexe et coûteuse. Dans ce florilège de compliments, avocats et magistrats sont habituellement mêlés et il n’y a plus qu’eux pour ne pas comprendre que la défense de leur institution passe par une mutualisation de leurs interrogations sur l’avenir de notre justice.
Or cette année, riche en comparaisons légumières - les plus hauts magistrats ayant été assimilés d’entrée de jeu à des petits pois par le chef de l’Etat pourtant garant de l’institution-, en réforme de la carte judiciaire, en avalanche de textes nouveaux, n’a manifestement convaincu qu’une partie du corps.
En effet, si certains, dans le droit fil d’un système qui a permis de les asservir chaque jour davantage, ont inauguré l’année 2008, en soulignant leur adhésion à ce vent de réformes et, prenant exemple ici sur la nécessité de réformer une carte de 50 ans d’âge, là sur les projets de communication via l’internet, ailleurs sur la nécessité de dé-judiciariser à tour de bras, ont conclu, comme à l’accoutumée, que tout allait bien dans une Institution en cours de rénovation et qui disposantassurément des moyens nécessaires pour rejoindre le peloton de tête des services publics de l’Etat, d’autres en revanche (et c’est là la nouveauté), se sont montrés plus circonspects sur l’évolution d’un budget aux trois quarts mangé par les besoins de l’Administration pénitentiaire, le classement européen de la justice du pays des droits de l’homme (entre le 17ème et le 23ème rang selon les critères choisis), le caractère précipité d’une réforme de la carte judiciaire qui, prenant en compte les évolutions démographiques, supprime à la pelle mais ne crée aucune « vraie » juridiction nouvelle ou sur l’absence de réflexion sur le périmètre de l’action du juge et se sont interrogés sur ce qui leur valait ce manque de considération absolu de la part de la majorité des citoyens et de leurs élus.
Le magistrat de l’ordre judiciaire - il en va assez différemment du juge administratif – vit encore dans la culpabilité de ne pouvoir évacuer aussi vite qu’on le souhaite les contentieux qu’on lui réserve. Il n’a pas l’habitude de se plaindre (pour lui, le verbe est un gros mot). Il courbe l’échine, retrouvant peut-être là des réflexes ancestraux de soumission, d’ailleurs soulignés il y a bien des années déjà par un syndicat. Pourtant, il y a aujourd’hui comme un frémissement (qui s’exprime partout, en dehors même des enceintes syndicales). Ainsi,lamisère qui était celle des juges en 1958 et à laquelle la réforme Debré avait tenté de remédier, se retrouve prudemment évoquée aujourd’hui dans des rumeurs de prétoire qui soulignent encore et toujours l’existence de ces tribunaux qui s’écroulent, où les dossiers s’amoncellent dans les couloirs, où le traitement des magistrats (et ne parlons pas de celui des greffiers et fonctionnaires) n’a pas suivi la considérable montée en puissance de leurs attributions; on aborde la paupérisation des conditions de travail, la livraison de matériel de numérisation des procédures sans qu’un seul poste de fonctionnaire soit prévu pour l’utiliser, le paiement des experts à coup de lance-pierres des dizaines de mois après l’exécution de leur mission, alors même, s’agissant des psychiatres, que la loi ne cesse de multiplier leur intervention dans cette course insensée au risque zéro dont nos afficheurs politiques sont si friands…On dénonce ces 24 euros par habitant qui constituent la participation citoyenne à l’effort de justice en France, loin derrière nos principaux partenaires à qui jadis nous apprenions le Droit. On critique enfin de massifs départs à la retraite d’ores et déjà prévus dans les années qui viennent et qui feront inéluctablement baisser encore un nombre de magistrats et de greffiers que même les parlementaires s’accordent à reconnaître comme insuffisant, largement à distance des projections de la loi d’orientation dont les ambitions de simple rattrapage n’ont évidemment pas été tenues.
Ces propos sont tout sauf corporatistes : quand les choses sont ainsi faites que le magistrat n’a plus le temps de motiver ses jugements (quand encore ils sont tapés), qu’il ne peut plus faire exécuter les courtes peines d’emprisonnement faute de place dans les prisons, qu’il doit, dans les procédures de divorce, recevoir les époux en tentative de conciliation au rythme d’un couple toutes les cinq minutes, qu’il est contraint de juger des dossiers d’assises, 18 mois à 2 ans après la fin de l’instruction, qu’il ne peut matériellement suivre l’explosion des dossiers de tutelle, que bientôt, il obligera les plus démunis à parcourir une centaine de kilomètres peut-être pour une simple audience de renvoi, qu’un juge des victimes est créé à l’opposé sans doute d’un juge des coupables, dans le parfait respect du principe d’impartialité, quand l’Etat français est régulièrement condamné par la Cour Européenne de Justice sans que cela ne semble choquer personne… c’est moins le juge que les justiciables français qu’on accable, et parmi eux, ceux qui n’ont jamais pu considérer encore que la Justice pouvait être un idéal.