La tolérance zéro
Par Sylvain Bottineau
Tolérance zéro : tel doit être le principe gouvernant le droit pénal, répètent inlassablement les hommes politiques, relayés par les médias. Concrètement, une réponse pénale, répressive donc, doit être apportée à tout comportement délinquant. La mise en œuvre de ce principe apporterait sécurité et paix publique dans notre société.
En vérité, c’est tout le contraire. Pourquoi ?
Principalement pour deux raisons.
La première tient au fait que le législateur a multiplié les comportements constituant des infractions pénales. Denis SALAS note que dans les années 1990 (…) la norme pénale s’affirmait comme le seul langage disponible dans une société où les valeurs partagées s’affaiblissent (…). Mais la volonté de punir actuelle est d’une autre ampleur. Dans un monde postérieur au 11 septembre et, dans notre pays, aux élections présidentielles du 21 avril 2002, le discours politique veut rassurer et punir. Plus que la justice, la police et la prison en sont les relais privilégiés (…) A un rythme soutenu, les lois martèlent la détermination des gouvernants (…). On ne sait pas trop où nous conduit cette dévotion à la sécurité promue au rang d’un droit fondamental (Denis SALAS : La volonté de punir, p 13 et 14, Hachette littérature).
Ainsi, le domaine du droit pénal ne cesse de s’étendre. Poursuivre l’ensemble des infractions (crimes, délits et contraventions réprimées par le législateur et le pouvoir réglementaire) suppose la mise en place d’une machine répressive particulièrement complexe et imposante.
En effet, outre le fait qu’il s’agirait de faire face à une masse impressionnante d’affaires, une partie des normes pénales visent des domaines particulièrement techniques (ainsi par exemple en matière douanière, d’urbanisme, de commerce…), exigeant des agents chargés de la répression (policiers, gendarmes et magistrats) des connaissances particulières et régulièrement actualisées.
Au regard de la volonté du pouvoir politique de limiter sévèrement le nombre de ses fonctionnaires mais aussi les moyens alloués aux services publics, il est aujourd’hui impossible d’assurer la répression effective de l’ensemble des comportements violant la norme pénale.
Mais cet argument tiré du manque de moyens n’est pas décisif pour expliquer cette impossibilité. En effet, dans toute société démocratique, le droit pénal doit être interprété avec une relative souplesse sous peine de remplacer la démocratie par un état policier et tyrannique. C’est une chose de poser l’interdit ; cela en est une autre de poursuivre systématiquement tous les comportements qui violent ledit interdit.
Un exemple permettra d’éclairer ces propos. Il est parfaitement légitime de protéger les fonctionnaires de police des outrages qui pourraient être proférés à leur encontre, en réprimant pénalement leur(s) auteur(s). Maintenant, la question qui se pose est, qu’une fois cet interdit protégé par la norme pénale posé, faut-il poursuivre systématiquement tout personne qui commet un outrage, nonobstant le contexte de commission des faits. Par exemple, un tout jeune homme, faisant sa « crise d’adolescence » qui croise des policiers et lance, sans viser l’un d’entre eux « la police c’est con » mérite-t-il vraiment de comparaître devant le Tribunal Correctionnel ? Un simple rappel à la loi, émanant des policiers n’est-il pas suffisant ? Devrait-on être choqué si les fonctionnaires continuaient leur chemin et ne relevaient pas ces propos, tenus par un insolent gamin ?
Vouloir tout, absolument tout poursuivre, implique de transformer radicalement notre société. Il faut en effet se doter des moyens permettant de contrôler, à tout moment, l’ensemble de la population. Même si notre société n’est pas encore arrivée à cet extrême, elle en prend dangereusement le chemin. Ainsi, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, le législateur et le pouvoir réglementaire ont autorisé la pose de très nombreuses caméras dans les lieux publics et les possibilités de procéder à des perquisitions, sonorisation et autres actes d’investigation et de ficher les citoyens ne cessent d’être étendues. Sous couvert de nous protéger, assisterait-on à l’avènement d’un Etat seulement policier et répressif ?
Mais, dira-t-on, même si toutes les infractions ne sont pas, dans la pratique, poursuivies, ces réglementations nouvelles ne donnent-elles pas aux agents chargés de la répression, les moyens d’assurer la sécurité des personnes et des biens en autorisant une répression accrue.
Il n’en n’est rien, hélas.
En effet, depuis quelques années, les administrations publiques sont soumises aux règles de performances et d’efficacité, importées du monde des entreprises privées. Cependant ces règles n’ont pas été adaptées au monde de la fonction publique, qui a en charge de pourvoir aux besoins dictés par l’Intérêt Général. Ainsi, on veut imposer aux policiers, gendarmes et magistrats qu’ils « produisent » des procédures comme un vendeur vend des biens mobiliers. Comme le vendeur dressera la liste des produits vendus le soir avec son responsable, le fonctionnaire rendra compte à sa hiérarchie du nombre de procédures traitées. Le critère du quantitatif s’impose pleinement dans la fonction publique au détriment du critère qualitatif.
Quelles sont les conséquences de cette situation ?
Les enquêteurs et les magistrats vont s’intéresser principalement aux procédures « simples », qui ne requièrent pas d’investigations, pour l’unique raison qu’elles peuvent être traitées rapidement et sans effort. Les procédures complexes sont souvent traitées soit de manière tout à fait perfectible, soit avec un retard important.
Ainsi, dans certaines juridictions, les personnes qui font usage de cannabis sont systématiquement poursuivies par le Parquet. Mais il existe finalement peu d’enquêtes de fond pour remonter les filières. Et lorsque ces enquêtes existent, elles s’arrêtent souvent aux revendeurs intermédiaires. Il est pourtant évident que si les organisateurs du réseau ne sont pas arrêtés, ce dernier continuera car les trafiquants trouveront toujours des intermédiaires, tentés par l’appât du gain facile. Oui, mais la traque de ces dangereux personnage est aléatoire, longue et souvent difficile. Donc pas rentable d’un point de vue statistique. On peut appliquer le même raisonnement au proxénétisme. On poursuit les prostituées et leurs clients (pour exhibition sexuelle par exemple) alors que les enquêtes et les poursuites des personnes à la tête de réseau de prostitution sont rares.
Comment alors parler de tolérance zéro ? La répression est toute entière fondée sur l’apparence. L’exigence de « rentabilité », de « faire du chiffre », de « montrer que l’on travaille » amène à concentrer l’action répressive sur des personnages de seconde zone au détriment de la répression des délinquants véritablement dangereux. Où est la logique ?
Ce qui frappe, lorsqu’on exerce des fonctions de magistrat du siège (c'est-à-dire celui qui juge et non point celui qui poursuit), c’est la faiblesse des enquêtes menées par les enquêteurs. Souvent, des actes élémentaires, comme une audition d’un témoin, la réalisation d’une confrontation, ne sont plus effectués. Ainsi en matière de violences conjugales, il est extrêmement rare que les enquêteurs procèdent à une enquête de voisinage, pourtant essentielle pour connaître les conditions de vie du couple. Les enfants ne sont quasiment jamais entendus par les enquêteurs. L’enquête se limite souvent au recueil de la plainte de la victime et de l’interrogatoire du mis en cause, parfois à la confrontation entre les deux. Ces éléments sont tout à fait insuffisants pour comprendre la genèse des violences, leur ampleur, la situation du couple. Ils feront cruellement défaut au moment de réfléchir à la peine à infligé au prévenu, si ce dernier a été reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés.
Plus une affaire s’avère complexe, plus les enquêteurs semblent souvent désemparés, débordés. Ils ne procèdent pas aux vérifications qui s’imposent, par manque de temps mais aussi de motivation, devant gérer de multiples procédures dans le même temps. De fait, certaines personnes mises en cause dans des affaires particulièrement graves sont condamnées seulement pour la commission d’un fait secondaire, celui par exemple par lequel l’affaire a démarré, faute d’investigations suffisantes.
On pourra aussi noter que le manque de temps et de moyens – mais aussi la démotivation- n’est pas propre aux services de police. Il devient très difficile de trouver des experts –psychiatres notamment- qui acceptent d’examiner rapidement les personnes mises en cause.
Il importe de souligner que les dysfonctionnements dans les investigations policières n’ont pas seulement comme effet de priver le Tribunal de la possibilité de condamner des personnes indéniablement coupables ; elles peuvent a contrario mener devant la juridiction répressive des personnes dont aucun élément ne prouve qu’elles ont commis une infraction. On donnera trois exemples.
Le principe tolérance zéro dissimule en vérité une répression d’apparence qui laisse dans l’ombre, faute de temps et de moyens, un nombre très important de crimes et délits souvent très graves. De plus en plus souvent, la justice répressive doit statuer d’après des procédures minimalistes, qui laissent de nombreuses questions sans réponse. L’obsession des « résultats » conduit parfois à des choix de poursuite totalement incompréhensibles. Chacun, à son niveau, semble confronté à une situation qui le dépasse et dans l’incapacité de redonner une logique à une politique répressive sans boussole qui semble vouloir seulement réprimer très sévèrement les infractions les plus visibles, indépendamment de leur gravité réelle.
La nouvelle loi sur la récidive qui institue des peines planchers aggrave encore cette situation. Des personnes en état de récidive pour des délits parfois mineurs seront condamnées à des peines fermes très lourdes. Mais que feront-elles à la sortie de prison, prisons qui rappelons le, ont été qualifiées par un rapport parlementaire de 2001, de honte pour la République ?
Tout répressif, tout de suite et maintenant, sans prise en compte des conséquences pour demain ; tout répressif tout de suite et maintenant pour les infractions simples, porteuses de « résultats chiffrés ». Tel semble être l’axe de la politique répressive actuellement menée. De ce fait, la tolérance est bien présente pour les autres infractions commises. Outre le fait que ce sont souvent que les seconds couteaux qui sont condamnés, cette politique laisse le champ libre pour le développement d’une criminalité organisée, astucieuse et intelligente dont la poursuite demande incontestablement temps et patience.
La tolérance zéro ne cacherait-elle pas sous ses apparences une tolérance de fait très importante ?