Le "gouvernement des juges", un contresens dangereux
Par Michel Huyette
A l'occasion de son discours aux chefs d'entreprise fin août 2007, le président de la République a prononcé ces paroles (discours reproduit dans le journal La Tribune) : "Les juges doivent jouer le jeu. Jouer le jeu pour les juges, c'est ne pas se laisser tenter par le gouvernement des juges, c'est ne pas se laisser aller à devenir les arbitres de la politique et à juger la manière dont les chefs d'entreprise font leur métier".
Cette expression, "gouvernement des juges" a eu un véritable succès il y a quelques années. En effet, après une très longue période pendant laquelle leur impunité était quasiment absolue, les élites (chefs d'entreprise et élus) se sont vus appliquer... la loi. Les poursuites et les condamnations se sont peu a peu multipliées. Inquiets de voir leurs privilèges s'effriter, ils ont cherché par tous les moyens à empêcher les juges de faire leur travail et de leur appliquer les lois pourtant en vigueur. On se souvient particulièrement de l'intervention télévisée d'un ancien garde des sceaux, alors qu'un juge venait pour la première fois de mettre en détention provisoire un employeur parce que plusieurs salariés avaient été tués dans des accidents du travail et que ce chef d'entreprise refusait d'appliquer les règles minimales de sécurité. Le ministre a annoncé à tous les français que devant un tel comportement inadmissible une enquête allait être engagée contre (eh non, raté, pas le chef d'entreprise) le juge, parce qu'il avait osé mettre un patron en prison. Au cours de cette intervention au journal du soir, aucun mot n'a été prononcé contre l'employeur responsable de plusieurs décès. Par ailleurs, pouvant difficilement contester la réalité des infractions et ne pouvant donc pas nier leur culpabilité, ces élites ont tenté de détourner l'attention et les uns après les autres ont dénoncé soit un "complot politico-judiciaire", soit le "gouvernement des juges". Et l'on a vu plusieurs débats télévisés autour de ce thème, et l'on a lu de nombreux articles traitant de ce sujet, les analystes s'interrogeant sur ce que cherchent les juges, sur leur soif de pouvoir.. .
Aujourd'hui, il est particulièrement intéressant de relever à quelle occasion cette expression est de nouveau utilisée, car cela n'a probablement rien du hasard. C'est devant des chefs d'entreprise que le président de la République a réintroduit cette idée. Tout le monde aura relevé que aucun dirigeant n'utilise ce genre d'expression quand un juge condamne, même très sévèrement, des citoyens ordinaires.
Mais qu'est-ce que tout cela veut dire ? Essayons de raisonner simplement.
L'expression "gouvernement des juges" est, en soi, une expression absurde. En effet, gouverner signifie diriger, administrer, décider. Le gouvernement, c'est l'autorité qui a le pouvoir de prendre des décisions qui vont organiser la vie de la collectivité des citoyens. Dans nos démocraties, c'est le gouvernement qui prend l'initiative de la plupart des lois et les fait voter par le parlement. C'est le gouvernement qui crée de nouvelles normes, de nouvelles règles. C'est le gouvernement qui fabrique du droit.
A l'inverse, le travail des juges consiste uniquement à appliquer les lois existantes aux situations concrètes qui leur sont présentées. Jamais aucun juge n'est en mesure de créer de nouvelles règles, la jurisprudence n'étant que l'interprétation de la loi. C'est bien pourquoi prétendre que les juges seraient en situation de "gouverner" est un non sens absolu.
Alors, le chef de l'Etat sachant forcément de quoi il parle, pourquoi après bien d'autres a-t-il recours à cette expression qu'il sait intrinsèquement aberrante ? Continuons à réfléchir logiquement.
Lorsque l'expression "gouvernement des juges" est utilisée, c'est toujours de façon critique, pour faire passer le message que les juges ne se comportent pas comme ils le devraient. Par ailleurs, si quelqu'un ne travaille pas comme il faut, c'est qu'il doit faire autrement. D'où deux questions à se poser : que reproche-t-on aux magistrats ? que devraient-ils faire d'autre ?
Que reproche-t-on aux magistrats ? Probablement pas d'appliquer la loi, quoique.. D'être trop sévères ? Pourtant les sanctions prononcées contre les chefs d'entreprise et les élus sont dans la quasi-totalité des cas très inférieures aux peines maximales prévues par la loi (par exemple 5 ans de prison pour abus de biens sociaux – prendre de l'argent dans la caisse de l'entreprise pour financer ses dépenses personnelles – ou prise illégale d'intérêt – à l'occasion de la passation d'un marché public par une collectivité publique fausser le jeu de la concurrence pour favoriser l'entreprise d'un copain ou d'un membre de la famille). Tout juste pourrait-on reprocher aux juges d'être trop laxistes à l'époque de la tolérance zéro. De prendre des décisions qui entraînent pendant un temps l'inégibilité des élus ? Mais ce sont les élus eux-mêmes qui ont voté les lois prévoyant cette inégibilité qu'ils ne supportent pas de se voir appliquer ! Bref, on ne voit pas très bien à quel moment les juges ont fauté. Il serait indispensable que le chef de l'Etat et ceux qui partagent sa vision du gouvernement des juges apportent ici quelques précisions.
Que devraient faire les magistrats ? En condamnant les élus qui ont délibérément violé la loi, les juges s'arrogeraient de façon insupportable le droit de "devenir les arbitres de la politique". Le chef de l'Etat demande-il aux juges de fermer les yeux sur les infractions commises par ses pairs ? Les procureurs doivent-ils classer sans suite les dossiers même lorsque des infractions sont caractérisées ? Les juges doivent-ils relaxer même ceux qui à l'évidence ont violé la loi ? Le président de la République veut-il des sanctions encore moins sévères ? Veut-il que les juges prononcent à chaque fois des sanctions de principe, indolores, même là où plusieurs années de prison sont prévues ? Mais si c'est ce que veulent les gouvernants, il leur suffit de changer la loi, de faire disparaître certaines infractions du code pénal, ou, pour celles qui y restent, de modifier la nature et le quantum des sanctions. Mais c'est peut-être électoralement plus risqué que de s'en prendre aux juges.
Si ce n'était que cela, nous pourrions (presque..) nous contenter d'en sourire. Que les élites profitent de leur situation pour tenter de se maintenir en dehors de l'emprise de la loi pénale, cela a toujours existé. Ce qui est plus préoccupant, c'est la méthode utilisée qui consiste, pour éviter de donner le fond de sa pensée – la loi ne doit pas s'appliquer de la même façon pour tous – à rendre responsable le juge qui, pourtant, en refusant de mettre en place de sa propre initiative un régime de privilèges, est un des piliers du système démocratique.
C'est bien parce que cette stratégie qui consiste à s'en prendre chaque jour aux juges a ses limites que le chef de l'Etat, relayé par les élites, a relancé le débat sur la (dé)pénalisation des affaires, autrement dit s'est interrogé sur l'opportunité de mettre hors du droit pénal certains comportements pourtant frauduleux des élus et des chefs d'entreprise. Cette fois-ci, il s'agit d'un débat légitime, tout comportement même déviant n'ayant pas vocation à trouver son terme devant le juge correctionnel. Mais il va falloir expliquer au citoyen-électeur, par exemple, pourquoi le citoyen ordinaire qui fabrique un faux contrat de bail pour obtenir une allocation logement doit passer en justice mais pas le chef d'entreprise qui ne tient pas sa comptabilité pour pouvoir opérer des détournements d'argent.
La tâche risque d'être alors un peu plus compliquée. En tous cas, dans ce nouveau débat, la mise en cause des juges ne pourra plus servir longtemps de paravent.