Peur, sidération, dissociation et viol
Cet article a été mis en ligne le 11 octobre 2024 à 8 heures
La dernière mise à jour a été faite le : 11 octobre 2024 à 13 heures
Cet article, sur le même thème, est la suite de deux articles sur la nécessité de changer la définition du viol (lire ici et ici)
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Nous avons déjà abordé dans les deux articles précédents l'inadéquation de la définition du viol qui, aujourd'hui et depuis longtemps, met l'accent sur la brutalité exercée sur la victime à l'occasion de l'acte sexuel imposé.
Ce qui rend cette inadéquation particulièrement flagrante, et que nous allons préciser aujourd'hui, c'est la réalité des viols qui est toute autre.
Lors des agressions sexuelles les femmes ne luttent pas contre l'agresseur
Tant que l'on ne rencontre pas et n'entend pas de victimes de viol, tant que l'on n'a pas assisté à de nombreux procès pour viol, le réflexe est, en cas d'agression d'une femme par un homme (1), d'imaginer une femme qui se défend aussi fortement que possible, qui repousse avec ses mains, ses bras, ses jambes, ses pieds, qui gesticule, qui s'agite, qui cherche à porter des coups, qui utilise toute son énergie pour lutter contre son agresseur.
Mais cela ne se passe quasiment jamais ainsi. Les dossiers judiciaires font apparaitre de façon nette que dans l'écrasante majorité des situations les femmes ont tellement peur de ce qui pourrait se passer en cas d'opposition de leur part qu'elles n'osent pas lutter et rapidement cèdent à l'homme qui les agresse. Cela quelle sur soit leur forme physique et leur aptitude théorique à lutter.
Tous ces dossiers montrent que lors des agressions sexuelles, la peur est omniprésente. Il ne s'agit pas d'une peur découlant logiquement d'un comportement extrêmement agressif de l'homme qui veut une relation sexuelle. Il s'agit d'une peur instinctive déclenchée par la crainte d'une importante maltraitance en cas d'opposition physique (2). Comme le décrivent les femmes violées les unes après les autres, ce sont le changement de regard, le changement de voix, les gestes de l'agresseur qui leur font penser à de graves violences potentielles et déclenchent chez elles une peur qui les empêche de s'opposer tant la crainte d'être sévèrement battues est présente dans leur esprit.
La peur va parfois jusqu'à la sidération. Le choc émotionnel et la peur sont alors tellement intenses que la victime n'a plus aucune réaction. Elle est comme tétanisée, incapable d'agir.
Cela peut aller aussi jusque la dissociation (lire not. ici ; ici ; ici). Le choc émotionnel est d'une telle intensité que c'est comme si le cerveau se déconnectait du corps pendant un temps. Certaines victimes de viol ont raconté à l'audience avoir eu l'impression que leur cerveau était en dehors de leur corps. Une jeune femme a même dit avoir eu au moment du viol l'impression de voir de l'extérieur sa propre agression sexuelle.
Quoi qu'il en soit, dans toutes ces situations, le violeur a en face de lui une femme qui ne s'oppose pas, ou très peu, ou pas longtemps. Ce qui lui fait dire aux enquêteurs puis à l'audience : "je ne l'ai pas violée puisqu'elle ne s'est pas opposée." Ce qui n'est qu'une variante de l'habituel : "je ne l'ai pas violée puisque je ne l'ai pas frappée".
Et, malheureusement, c'est ce qui fait (trop) souvent que la femme, quand bien même elle a eu très peur et a manifesté son refus, se dit : "Je lui ai dit non et j'ai essayé de le repousser, il m'a imposé une relation sexuelle, mais comme à la fin je me suis laissé faire ce n'est pas un viol." Et partant de cela certaines de ces femmes ne vont pas porter plainte. Ce qui génère chez les agresseurs sexuels un sentiment d'impunité.
Pourtant, dans toutes ces situations la femme qui ne veut pas du tout cette relation sexuelle n'est aucunement consentante. L'acte sexuel lui est imposé et dès lors il y a indiscutablement viol.
C'est pourquoi, à l'audience, il est indispensable d'interroger l'accusé sur le comportement de la femme avant et surtout pendant la relation sexuelle. Et il arrive que des accusés décrivent eux-mêmes une femme totalement passive, sans paroles ni gestes. Ce qui va dans le sens d'une absence de consentement.
Vont bien sûr s'ajouter pour confirmer l'absence de consentement et la réalité du viol les autres éléments de preuve mentionnés dans le précédent article (lire ici) (3).
Une illustration judiciaire de la sidération de la victime
Une décision du 11 septembre 2024 de la cour de cassation (texte intégral ici) va dans le sens de la prise en compte de ces éléments.
L'argumentaire de la personne condamnée par le tribunal correctionnel pour agression sexuelle (4) était le suivant :
" (..) l'arrêt attaqué constate que tout au long de la procédure, Mme [C] a déclaré « que son oncle n'avait pas pu savoir qu'elle n'était pas consentante » en raison de son mutisme total durant les faits ; que l'arrêt attaqué constate également que Mme [C] est elle-même allée se coucher dans le lit de son oncle et que « quelques témoins ont indiqué que la jeune fille avait peut-être une attirance pour [lui] » ; qu'en l'état de ces constatations, dont il résultait que M. [D] avait pu se méprendre sur les intentions de Mme [C], la cour d'appel, après avoir établi l'absence de consentement de celle-ci, devait nécessairement rechercher si M. [D] avait eu conscience de cette absence de consentement ; qu'en ne procédant pas à cette recherche, la cour d'appel a privé sa décision de motifs et a violé l'article 222-22 du code pénal".
Ce à quoi la cour de cassation répond :
"Pour condamner le prévenu pour agression sexuelle, l'arrêt attaqué relève que ce dernier admet s'être livré à des attouchements sur les jambes, le sexe, la poitrine et le ventre de Mme [C], mais soutient qu'elle était consentante. Les juges énoncent que Mme [C] a été constante dans ses déclarations en indiquant qu'elle dormait et avait été réveillée alors que M. [D] lui touchait déjà le sexe, qu'elle avait ensuite été prise de sidération, évoquant un état de prostration et expliquant qu'elle n'avait pu ni bouger ni crier, comme si son corps ne lui appartenait plus et ne répondait plus, raison pour laquelle elle n'était pas parvenue à dire non et à repousser son agresseur. Ils relatent que l'expert psychologue, selon lequel Mme [C] a souffert d'un syndrome psycho-traumatique modéré, conclut que la personnalité de la jeune femme peut expliquer son absence de réaction pendant les faits. Ils soulignent que Mme [C] a toujours soutenu n'avoir jamais consenti ni participé aux faits. Ils indiquent que M. [D] est l'oncle de Mme [C], qu'il a plus de vingt ans de plus qu'elle, que c'est lui qui l'a rejointe dans son lit, alors qu'elle y dormait déjà. Ils exposent que le prévenu a reconnu qu'il avait pris l'initiative de toucher le corps de sa nièce, n'a pas contesté qu'elle était restée silencieuse, et qu'elle ne l'avait pas touché ni embrassé, ce qui contredit son affirmation selon laquelle elle se serait montrée sexuellement active. Ils rappellent à cet égard la déclaration d'un tiers auquel M. [D] a confié que sa nièce était restée comme une « poupée de chiffon » lors des faits. Ils retiennent qu'au regard de leur lien familial et de leur différence d'âge, il est étonnant que M. [D] ne se soit pas assuré du consentement de sa nièce, surtout en constatant qu'elle ne prononçait pas un mot. Ils énoncent, à propos de témoignages laissant entendre que la jeune fille avait peut-être une attirance pour M. [D], qu'il s'agit de suppositions, ce dernier convenant qu'il n'y avait jamais eu d'ambiguïté dans leurs relations antérieures. Ils ajoutent que, dans le courrier que le prévenu a adressé ensuite à la victime, il a écrit qu'il se sentait honteux, qu'elle-même n'avait rien à se reprocher, lui seul étant responsable, mais n'a précisé à aucun moment qu'elle était consentante, s'était déshabillée et avait été active lors des gestes qu'il avait pratiqués sur elle.
En se déterminant ainsi, la cour d'appel a fait l'exacte application du texte visé au moyen. En effet, les juges ont établi que le prévenu a agi par surprise en procédant à des attouchements sur la victime alors que celle-ci était endormie, puis en poursuivant ses gestes qui ont généré chez elle un état de sidération, qu'il a lui-même constaté, ce qui établit qu'il a agi en toute connaissance du défaut de consentement de cette dernière. Ainsi, le moyen ne peut qu'être écarté."
Cette décision attire l'attention sur plusieurs points.
D'abord, la cour de cassation retient la sidération, en dehors de tout acte brutal, comme un élément de preuve du viol. Et cette sidération découle du récit tant de la victime que de celui du prévenu sur une totale passivité de la première lors des actes sexuels. D'où, répétons-le, la nécessité à l'audience de toujours interroger la personne poursuivie sur le comportement de la femme pendant la relation sexuelle.
Ensuite, la cour de cassation utilise le mot "surprise", l'un des quatre de la définition du viol par "violence, menace, contrainte ou surprise", pour qualifier le viol (5).
Si le mot surprise est aisément associé à la victime endormie, il est aussi associé par la chambre criminelle aux actes sexuels commis pendant la période de sidération puisque aucun autre de ces quatre mots ne se trouve dans le paragraphe précité. La notion de contrainte morale aurait sans doute pu être utilisée aussi, la notion de surprise étant plutôt retenue quand la victime ne réalise pas ce qui se passe (endormie, droguée, soule..).
Enfin et surtout, dans la dernière phrase de sa décision la cour de cassation mentionne le "défaut de consentement", alors que le mot "consentement" n'est pas actuellement dans la définition du viol.
Il faut, en complément de la lecture de cette décision, écouter le podcast réalisé par la cour de cassation sur celle-ci (podcast à écouter ici). Il est remarquable que dans ce document audio les commentateurs de la cour de cassation disent que le viol se caractérise par un agissement sexuel plus "l'absence de consentement", puis plus loin que si le mot "consentement" n'est pas dans la loi il "est au centre de la définition du viol", et que le consentement c'est "le coeur de l'incrimination". (6)
Conclusion
Cette décision de la cour de cassation est une illustration, parmi tant d'autres affaires semblables, de ces situations d'agressions sexuelles sans aucune brutalité de l'auteur.
En soulignant que l'absence de consentement est "le coeur de l'incrimination", la chambre criminelle, au moins indirectement, pousse à une modification de la définition du viol.
Ceci est une raison de plus, après celles mentionnées dans les articles précédents, pour modifier la définition du viol, pour faire de la violence, la contrainte, la menace et la surprise des éléments de preuve du viol, qui n'ont donc pas à être dans la définition, et pour ne retenir, dans la loi pénale, comme le rappelle la chambre criminelle dans son podcast, que les deux éléments qui constituent l'infraction de viol que sont l'acte sexuel et l'absence de consentement.
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1. D'autres configurations existent, mais par simplicité et parce que le viol homme/femme est de très loin le plus fréquent, nous retiendrons principalement cette hypothèse.
2. Les cas de viol commis dans la rue par un inconnu qui exerce d'importantes violences sur la victime sont très rares. Dans la grande majorité des affaires traitées par la justice la femme connait déjà son violeur, qu'il s'agit d'un proche ou d'une personne rencontrée depuis peu. Quelques rares affaires concernent des rencontres par le biais d'internet.
3. Il a été notamment écrit : "Ces éléments qui réunis sont susceptibles de caractériser le viol sont et resteront les mêmes dans tous les dossiers. Citons parmi les plus courants : les circonstances du rapprochement entre les protagonistes, les modalités de la séparation après la relation sexuelle, les circonstances du dépôt de plainte, les constatations médicales juste après les faits, la description par son entourage et ses collègues de l'état psychologique de la partie civile juste après les faits comparé à son état antérieur, l'existence d'un état de stress post-traumatique constaté par un psychologue et un psychiatre, l'absence d'un autre événement traumatisant à la même époque, la cohérence des propos de la partie civile comparés à ceux de l'accusé sur le fond et dans la durée (4) etc."
4. La décision de la cour de cassation concerne une affaire d'attouchements sexuels, non un viol (donc sans acte de pénétration), mais le raisonnement juridique est applicable à l'identique à la sidération à l'occasion d'un viol.
5. Alors que cette sur-qualification ne présente aucun intérêt comme mentionné dans le précédent article puisqu'une personne qui dort ne peut pas consentir à une relation sexuelle.
6. Dans le podcast il est mentionné un arrêt antérieur en date du 15 mai 2024 (texte intégral ici). Dans cette décision il est écrit, au niveau du principe et avant l'analyse de la situation, que : "(..) la violence, la contrainte, la menace ou la surprise, éléments constitutifs de l'infraction poursuivie caractérisent le défaut de consentement de la victime. Leur existence doit être déduite des conditions dans lesquelles le fait a été commis et du comportement du prévenu."?