La parole en dernier à la défense, pas toujours, et le contradictoire
Cet article a été publié le 3 septembre 2024.
Il a été mis à jour le 5 septembre 2024.
La chambre criminelle de la cour de cassation a rendu en mai 2024 une décision importante qui devrait mettre fin à d'inutiles querelles procédurales, qui sont intéressantes à analyser à la fois pour fixer le cadre juridique applicable mais aussi pour décrypter les stratégies qu'elles dissimulent.
La problématique
Les faits analysés par la cour de cassation sont les suivants : Au cour d'un procès devant une cour d'assises d'appel, à un moment des débats le président a lu un document contenu dans le dossier d'instruction. Le procès-verbal mentionne cette lecture et l'intervention à la suite de deux parties au procès, un avocat puis le ministère public. Et rien d'autre. (1)
Du fait de la condamnation de l'accusé, son avocat a formé un pourvoi devant la cour de cassation en soutenant qu'après cette lecture il n'a pas été fait application du principe général selon lequel l'avocat de la défense doit avoir la parole en dernier.
Mais ce cas particulier n'est que l'un des aspects d'une problématique plus vaste, d'où la nécessité d'élargir la discussion à toutes les hypothèses mettant en question, au cours des débats, ce même principe de parole en dernier à la défense.
En effet, en dehors de cette hypothèse de lecture d'un document, il est fréquent que les avocats qui défendent les accusés contestent, notamment, le fait qu'après qu'une personne s'est exprimée et qu'ils ont posé leurs questions à celle-ci après la partie civile et le ministère public, la parole soit encore donnée aux autres parties pour d'éventuelles questions supplémentaires. Ils invoquent là encore le principe de parole en dernier de l'avocat en défense. Parfois, ce sont les présidents qui, ayant en tête ce principe, ne redonnent pas la parole aux autres parties après les questions des avocats en défense, .
Cela appelle plusieurs observations juridiques.
Le cadre juridique
- L'ordre des questions dans le code de procédure pénale
Pour la juridiction criminelle (cour d'assises et cour criminelle départementale), deux articles du code de procédure pénale nous intéressent :
L'article 312 du CPP (texte ici) mentionne ceci : "(..) le ministère public et les avocats des parties peuvent poser directement des questions à l'accusé, à la partie civile, aux témoins et à toutes les personnes appelées à la barre, en demandant la parole au président. L'accusé et la partie civile peuvent également poser des questions par l'intermédiaire du président." Cet article, mentionnant seulement "les avocats des parties" n'impose pas un ordre particulier d'intervention.
L'article 332 (texte ici) prévoit plus précisément ceci : "Après chaque déposition, le président peut poser des questions aux témoins. Le ministère public, ainsi que les conseils de l'accusé et de la partie civile, l'accusé et la partie civile ont la même faculté (..)."
Cet article semble édicter un ordre de prise de parole. Mais l'on constate que sont invités à s'exprimer d'abord le ministère public, ensuite les avocats de l'accusé, enfin les avocats de la partie civile. Si l'on suppose qu'il s'agit du texte de référence pour organiser les débats, alors l'avocat en défense intervient non pas en dernier mais en deuxième, et avant l'avocat en partie civile qui termine. Ce qui fait qu'à la lecture de cet article le principe de la parole en dernier à l'avocat de la défense semble écarté au cours des débats au moins au moment des questions posées à ceux qui sont auditionnés.
Il pourrait être soutenu qu'il ne s'agit que d'une simple indication. Mais cet ordre a pourtant un sens. Il n'est pas illogique que le ministère public, qui est la partie poursuivante et qui a le premier établi la liste des témoins et experts, pose ses questions en premier, que immédiatement après et en écho la défense puisse rebondir sur les questions du ministère public, enfin que, secondairement, la partie civile pose quelques questions complémentaires.
Toutefois en pratique, dans les audiences, les présidents, pendant tous les débats, se calent par habitude sur l'ordre des dernières prises de parole avant le délibéré : partie civile, ministère public, défense.
- Le principe du contradictoire
En parallèle à la problématique de l'ordre de prise de parole au cours des débats, est celle de la mise en oeuvre du principe du contradictoire.
Dans l'article préliminaire du code de procédure pénale (texte ici), qui contient les principes juridiques les plus fondamentaux qui s'appliquent tout au long de la procédure sauf mention contraire, il est écrit dans la première phrase : "La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l'équilibre des droits des parties."
Dans le "Recueil des obligations déontologiques des magistrats (texte intégral ici), il est écrit dans le même sens que le magistrat "(..) fonde ses décisions sur des éléments contradictoirement débattus (..)" (art. 7).
Ce principe est rappelé pour la juridiction correctionnelle à l'article 427 du code de procédure pénale (texte ici) : "Le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui."
Dans le "Règlement intérieur national de la profession d'avocat (texte intégral ici), il existe un article 5 intitulé : "Respect du principe du contradictoire", et il est écrit dans cet article : "L’avocat se conforme aux exigences du procès équitable. Il se comporte loyalement à l’égard de la partie adverse. Il respecte les droits de la défense et le principe du contradictoire."
Le principe du contradictoire est, comme son nom l'indique, celui qui impose, à chaque fois que l'un des intervenants au procès aborde un quelconque sujet, que tous les autres intervenants puissent à leur tour aborder ce sujet. Et ainsi soient en situation de contredire.
Au-delà du cadre juridique, c'est ce débat entre tous les participants, et sur tous les sujets, qui permet au juge de mesurer la valeur des arguments exposés par les uns et les autres.
Concrètement, quand vient le moment des questions au cours des débats, si la partie civile s'exprime en premier sur un sujet A, la défense qui parle après peut rebondir sur ce sujet A et poser à son tour ses questions, ce qui fait que le contradictoire est respecté. Il en va de même si le ministère public aborde un sujet B, la défense peut ensuite rebondir sur ce sujet B. Mais si la défense qui s'exprime en troisième aborde un sujet C, alors pour que le principe du contradictoire soit respecté, il n'est pas seulement possible mais il est obligatoire que le président donne de nouveau la parole à la partie civile et au ministère public pour qu'ils puissent tous les deux rebondir sur ce sujet C. Sinon le principe du contradictoire est violé et la procédure suivie irrégulière. Ce qui n'empêche en rien les avocats en défense de reprendre ensuite la parole s'ils le souhaitent.
Au-delà, si après les questions des avocats en défense l'avocat en partie civile ou le ministère public se rendent compte qu'ils ont oublié de poser des questions sur un sujet non encore abordé, il n'existe aucune raison de les priver du droit de poser des questions complémentaires, même après celles de la défense.
- Le principe de parole en dernier à la défense avant le délibéré n'échappe pas au principe du contradictoire
Une fois l'instruction à l'audience terminée, et avant que la juridiction criminelle se retire pour délibérer, la parole est donnée, dans l'ordre prévu par la loi, à la partie civile, au ministère public, puis à la défense qui doit, à ce moment-là, avoir la parole en dernier avant que le délibéré commence.
La parole doit être également donnée à la personne poursuivie, quand bien même son avocat s'est exprimé en son nom (2).
Mais ce principe de parole en dernier doit, ici encore, se conjuguer avec le principe du contradictoire.
C'est pour cela qu'il est indiqué dans l'article 346 du code de procédure pénale (texte ici), en plus de l'ordre des interventions, que partie civile et ministère public peuvent reprendre la parole après la plaidoirie en défense. Cela apparaît sous la mention suivante : "La réplique est permise à la partie civile et au ministère public, mais l'accusé ou son avocat auront toujours la parole les derniers.".
Concrètement, après la plaidoirie de la défense, partie civile et ministère public peuvent reprendre la parole pour prolonger le débat sur un point abordé par la défense dans sa plaidoirie, à charge pour le président, quand tel a été le cas, de redonner la parole à la défense pour, si elle le souhaite, s'exprimer une nouvelle fois et en dernier.
- Le principe de la parole en dernier ne s'applique que dans deux cas, et non pendant toute l'audience
C'est à tort que les avocats en défense prétendent qu'à tout moment des débats ils doivent avoir la parole en dernier. Ce n'est pas du tout le cas, comme l'a jugé la cour de cassation.
Dans un arrêt du 29 mai 2024 (texte intégral ici), la chambre criminelle a jugé en ces termes :
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [L] coupable des faits de complicité de tentative de meurtre et l'a condamné à la peine de vingt-cinq ans de réclusion criminelle, alors « que la parole doit être donnée en dernier à l'accusé ou à son conseil, cette règle étant générale et fondamentale ; qu'en l'espèce, le procès-verbal mentionne qu'après « la lecture de la déposition de [Z] [W] figurant en côte D25 de la procédure, il (le président) a averti les membres de la Cour et les jurés que cette lecture n'était donnée qu'à titre de simple renseignement » et que « après cette lecture, maître [N], le ministère public ont été entendus en leurs observations, aucune observation n'a été faite par les autres parties » (procès-verbal des débats, p. 10, § 3) ; qu'en ne faisant aucune précision sur le respect de cette règle, la cour d'assises d'appel a méconnu les articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, préliminaire, 346, 591 et 592 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
7. Les dispositions de l'article 346 du code de procédure pénale, qui prévoient que l'accusé ou son avocat, une fois l'instruction à l'audience terminée, auront toujours la parole en dernier, doivent également recevoir application lorsque naît un incident contentieux intéressant la défense et qui est réglé par un arrêt.
8. Elles ne s'imposent pas, hors du cas précité, au cours des débats devant la cour d'assises.
9. Au cas d'espèce, le demandeur ne saurait se faire un grief de ce que, après que le président, usant de son pouvoir discrétionnaire, a procédé à la lecture de la déposition d'un témoin acquis aux débats mais défaillant, le procès-verbal des débats mentionne que l'avocat de la partie civile et le ministère public ont été entendus en leurs observations, et qu'aucune autre observation n'a été faite par les parties, dès lors qu'en pareille circonstance, il n'est pas obligatoire que la défense ait la parole en dernier.
10. En conséquence le moyen ne peut être accueilli." (3)
En résumé de ce qui précède s'appliquent les règles suivantes :
1 - Le principe de parole en dernier aux avocats en défense ne s'applique que dans deux hypothèses : - En cours d'instruction à l'audience quand il est demandé à la juridiction de rendre une décision ; - En fin d'instruction à l'audience au moment des dernières prises de parole des professionnels;
En dehors de ces deux seules hypothèses, intervient qui veut et dans n'importe quel ordre.
2 - Même quand la défense doit avoir la parole en dernier, les autres parties peuvent contredire, à charge de redonner la parole à la défense qui sera la dernière à s'exprimer.
Toutefois, ces règles sont mal connues des avocats et parfois aussi des magistrats.
Il est important de noter que le principe du contradictoire est un principe tellement essentiel que les règles qui viennent d'être décrites s'appliquent manifestement de la même façon devant la juridiction correctionnelle et devant la juridiction pénale pour mineurs que devant la juridiction criminelle. D'ailleurs, le droit de réplique de la partie civile et du ministère public, après la plaidoirie de la défense, figure aussi, pour le tribunal correctionnel, dans l'article 460 du code de procédure pénale (texte ici). (4)
Une fois le principe du contradictoire exposé, il faut aller un peu plus loin et s'interroger sur la façon d'agir des professionnels qui, parfois, veulent le contourner. Et rappeler la nécessaire vigilance des président(e)s.
Les stratagèmes des avocats en défense
Les avocats en défense utilisent (trop) souvent un stratagème, toujours le même, pour contourner le principe du contradictoire et bénéficier, illégalement, d'un avantage sur les autres parties au procès.
Persuadés qu'après leur intervention à la suite de celle de la partie civile puis du ministère publique la parole ne sera pas redonnée à ceux-ci, les avocats attendent leur prise de parole pour aborder un sujet que personne n'a mis dans le débat antérieurement. Ils font cela pour qu'il n'y ait pas de contradiction sur ce sujet tardivement énoncé.
Parfois, ils agissent ainsi afin de pouvoir dire des choses qu'ils savent inexactes mais sans que la juridiction s'en rende compte puisque, dans leur esprit, personne ne doit reprendre a parole après eux pour faire état de la fausseté de ce qu'ils viennent d'énoncer.
C'est parfois le cas pendant l'instruction à l'audience, mais c'est aussi parfois le cas lors des dernières prises de parole avant que la juridiction parte délibérer.
Les avocats qui utilisent ces petites tricheries, dans le but délibéré de priver les autres parties de leur droit fondamental au contradictoire, savent parfaitement qu'ils violent la loi et leurs obligations déontologiques. Mais cela les indiffère car dans ces moments là ils n'ont en tête que les intérêts du client qui les rémunère.
Quand bien même ces avocats, s'ils étaient les victimes d'un tel stratagème et se trouvaient privés du droit de contredire, hurleraient aussitôt au scandale.
Les devoirs des présidents
Le principe du contradictoire est d'une telle importance qu'aucune entorse ne doit être tolérée. Et le principe de la parole en dernier à la défense ne doit pas être le prétexte à une mise à l'écart du contradictoire.
Le rôle du président d'une juridiction pénale est, avant même l'analyse de l'affaire, de s'assurer que les principes fondamentaux du droit sont respectés à chaque instant. Lui seul a la place et l'autorité pour faire obstacle aux violations des règles essentielles.
Cela impose que le président d'une part maîtrise parfaitement le cadre juridique applicable, et notamment la jurisprudence de la cour de cassation, et d'autre part dirige les débats de telle sorte que le principe du contradictoire soit respecté à chaque instant, peu important que cela plaise ou non à ceux qui voudraient s'affranchir de ce cadre juridique pour obtenir un avantage injustifié.
Au cours des débats et jusqu'à leur terme, le président doit donner la possibilité d'une nouvelle prise de parole aux autres parties après une intervention en défense, et rappeler si besoin est l'existence du droit de réplique après la plaidoirie finale de la défense. Surtout quand il constate lui-même qu'un élément est volontairement et irrégulièrement mis dans le débat trop tardivement.
Dans ce domaine, des progrès restent à accomplir pour que toutes les règles énoncées plus haut soient pleinement respectées.
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1. Il faut rappeler, en parallèle à cette analyse, que rien n'impose la mention au PV des débats de la lecture d'un document du dossier. Et donc des interventions qui suivent cette lecture.
2. Dans un arrêt en date du 11 décembre 1990 (texte intégral ici), la chambre criminelle a jugé : "Attendu qu'il résulte des dispositions de l'article 460 dudit Code que lorsque l'instruction à l'audience est terminée, le prévenu ou son conseil doivent avoir toujours la parole les derniers ; que la plaidoirie du conseil ne dispense pas les juges de donner la parole au prévenu s'il la demande, à peine de violation des droits de la défense ;" Puis dans un arrêt du 9 mars 2016 concernant encore la procédure correctionnelle (texte intégral ici), elle a ajouté qu'il n'y a irrégularité que si la personne poursuivie a demandé la parole et que cela lui a été refusé. Mais encore faut-il que cette personne sache déjà ou soit informée à l'audience de son droit de prendre la parole après son avocat. Ce qui suppose, pour éviter toute difficulté, de lui demander si elle souhaite s'exprimer.
3. La chambre criminelle de la cour de cassation avait déjà donné une indication en ce sens dans une décision du 15 novembre 2006 (n° 05-87.385 , texte intégral ici). Elle avait jugé en ces termes : "Vu les articles 316, 346 et 352 du code de procédure pénale ; Attendu qu'il résulte des dispositions combinées de ces textes que la règle selon laquelle l'accusé ou son conseil auront toujours la parole les derniers domine tous les débats et ne s'applique pas seulement une fois l'instruction terminée ; qu'elle concerne tous les incidents intéressant la défense qui peuvent s'élever dans le cours des débats et qui se terminent par un arrêt ;". Ce qui laissait supposer, a contrario, que cette règle ne s'applique pas en dehors de cette hypothèse, comme elle l'a utilement précisé en 2024.
4. Le même droit de réplique figure pour la chambre de l'instruction dans l'article 706-122 du code de procédure pénale (texte ici). Et pour la chambre de l'application des peines à l'article D 49-42 du même code (texte ici).