La corrida... et un peu de droit
Cet article a été mis en ligne en novembre 2022.
Il a été actualisé en mai 2024
Un parlementaire a déposé en 2022 une proposition de loi "visant à abolir la corrida (..)", reprise ensuite par son groupe (cf. ici)
Pour le juriste, c'est l'occasion de s'interroger plus avant sur le cadre juridique en vigueur.
Mais avant d'analyser la problématique dans son versant légal, il est difficile de ne pas s'interroger, ne serait-ce que brièvement, sur ce qui attire les spectateurs.
Car au-delà des mots, dans la corrida un homme se donne comme mission de tuer un animal en lui enfonçant de longues lames métalliques dans le corps. L'animal ne meurt pas instantanément. Son agonie est une partie importante du spectacle. L'animal plie, saigne, a de plus en plus de mal à se déplacer. Il est encore transpercé de lames. Puis il meurt. Et le spectateur est ravi. Ce qui peut dérouter.
Pour s'opposer aux critiques, certains fans de la corrida répondent que le combat n'est pas totalement inégal puisque l'animal peut se défendre et, lui aussi, blesser voire tuer le torero. Il semblerait donc que certaines personnes soient excitées à l'idée qu'un homme puisse être brutalement embroché par la corne d'un taureau et grièvement atteint, voire perde la vie. Ce qui peut dérouter.
Mais revenons au droit.
La sanction des sévices graves et des actes cruels sur les animaux
Il est écrit dans l'article L 521-1 du code pénal, dans sa version actuellement en vigueur (texte ici) :
Le fait, publiquement ou non, d'exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. (..)
En cas de sévices graves ou d'actes de cruauté sur un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité prévus au présent article, est considéré comme circonstance aggravante le fait d'être le propriétaire ou le gardien de l'animal.
Lorsque les faits ont entraîné la mort de l'animal, les peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 euros d'amende.
Nul n'osera contester que transpercer de multiples lames un animal vivant est un acte de cruauté et caractérise des sévices graves. Au demeurant, si une personne transperçait son chien, son chat, ou un quelconque autre animal domestiqué avec des piques à brochettes métalliques, cette personne serait aussitôt désignée à la vindicte publique comme un monstre d'une cruauté insupportable.
Comme pour toutes les infractions, ce sont les sanctions qui montrent quelle gravité la société attache aux actes de cruauté contre les animaux. La peine de cinq ans de prison en cas de mort de l'animal est très élevée, alors qu'il s'agit d'une victime non humaine.
La sanction de la mise à mort d'un animal domestique
L'article 522-1 du code pénal (texte ici) prévoit que : "Le fait, sans nécessité, publiquement ou non, de donner volontairement la mort à un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité, hors du cadre d'activités légales, est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende".
Ici la sanction est appliqué en cas de mort, peu importe que celle-ci résulte ou non d'actes cruels.
Ce sont donc deux textes répressifs qui sont applicables à la corrida.
L'animal est un être "sensible"
Depuis une loi de 1976 (texte ici), codifiée ensuite (texte ici), il a été inscrit dans le code rural que :
"Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce."
Au-delà de la France, dans une directive de 2010 relative aux expérimentations sur les animaux (doc. ici), le parlement européen a lui aussi considéré que : "Les animaux devraient donc toujours être traités comme des créatures sensibles".
En mai 2024 la Belgique a voté l'inscription du bien-être animal dans sa Constitution (article ici). Il y est dorénavant écrit : « Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’Etat fédéral, les communautés et les régions veillent à la protection et au bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles. »
Le dictionnaire Larousse définit le mot sensible notamment ainsi (cf. ici) : "Qui est apte à éprouver des perceptions, des sensations", "Qui est très facilement affecté par la moindre action ou agression extérieure", "Qui éprouve facilement des émotions, des sentiments".
Pour ce qui intéresse l'animal physiquement maltraité, il faut retenir principalement la sensibilité à la douleur, et sans doute plus globalement à l'agression pouvant engendrer chez lui de la peur. Dans la vie courante, il est arrivé à chacun d'entre nous de marcher sur une partie d'un chat ou d'un chien, et d'entendre aussitôt l'animal hurler. Le fait que l'animal souffre en cas d'agression physique est indiscutable. Et l'on peut imaginer l'intensité de cette douleur quand plusieurs longues lames métalliques s'enfoncent dans le corps d'un animal.
L'animal n'est plus un bien ordinaire car il est "doué de sensibilité"
Les pages du code civil relatives au statut des biens ont été modifiées par une loi de 2015 (texte ici) qui, en préambule aux articles en vigueur, a rajouté la phrase suivante dans un article 515-14 (texte ici) :
"Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens."
Certes l'animal est et reste pour l'essentiel soumis au régime juridique des biens. Mais l'intention du législateur était clairement de souligner qu'il n'est pas un bien comme les autres, parce qu'il s'agit d'un être vivant.
Dans le texte de présentation accompagnant la proposition initiale, les sénateurs ont écrit (doc. ici) :
"L'animal est de plus en plus lié à l'homme, que ce soit sur un plan purement affectif pour les animaux de compagnie, sur le plan philosophique du respect dû à tous les êtres vivants qui peuplent la planète, et sur le plan scientifique des parentés biologiques parfois très proches entre les espèces (..) Cette réforme fut avant tout la confirmation d'un changement de mentalité montrant la volonté politique de tenir compte du désir d'un grand nombre de concitoyens de voir donner à l'animal la place qui doit être la sienne, avec la charge affective qui s'y attache et le sentiment de compassion qu'engendre ses souffrances (..) l'aptitude à ressentir la douleur et à éprouver d'autres émotions, au regard, entre autres, de l'effectivité de leur système nerveux supérieur, semble apparaitre comme l'une des bases indispensables à une telle définition".
Ici encore, la sensibilité est mise en lien avec la capacité des animaux à souffrir sous la douleur.
Il est donc définitivement admis, quand bien même il n'était besoin d'aucun texte pour arriver à cette conclusion, qu'un animal victime de violences physiques est un animal qui souffre. C'est en cela que l'animal est sensible, tout comme les êtres humains.
Et il n'existe évidemment aucune raison permettant de prétendre que le taureau n'est pas un animal sensible contrairement aux autres, et que quand il est transpercé de lames métalliques il ne souffre pas physiquement.
Les intentions politiques autour du bien-être animal
Au-delà des textes, les discours politiques vont de plus en plus dans le sens d'une toujours plus grande attention portée aux animaux.
Ainsi on trouve sur l'une des pages gouvernementales (cf. ici) le titre suivant : "Bien-être animal : une préoccupation croissante".
Plus récemment, en dehors des violences physiques sur les animaux, et dans la recherche de ce bien-être animal plus global, il a été décidé par une loi de novembre 2021, à travers des textes du code de l'environnement (textes ici), de mettre fin à l'utilisation des animaux dans les spectacles de cirque.
Par comparaison et en recherche d'une cohérence d'ensemble des textes protecteurs des animaux, il semble peu logique d'interdire le seul maintien d'animaux en cage tout en autorisant la mise à mort de certains autres.
Le régime juridique dérogatoire pour la corrida
La corrida violant toutes les règles précitées, et étant essentiellement un spectacle cruel de mise à mort d'un animal par hypothèse sensible, il faut impérativement des arguments très forts et indiscutables pour en permettre le maintien par dérogation au cadre juridique.
D'autant plus forts que la mise à mort du taureau n'a rien d'indispensable. Il ne s'agit pas de nourrir la population et pour cela de tuer un animal, mais uniquement de permettre à quelques personnes de trouver du plaisir dans un spectacle cruel.
Pour permettre une telle négation du taureau et de sa souffrance, le législateur a inséré la même phrase dans les articles L 521-1 et L 522-1 du code pénal précités : "Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu'une tradition locale ininterrompue peut être invoquée (..) " (1)
Dans les textes, la mise à mort cruelle reste donc permise quand elle peut être rattachée à une tradition.
Le débat sur le maintien de la dérogation légale, ou l'interdiction de la corrida, est donc limité à l'intérêt et aux éventuelles conséquences de cette tradition. Ce qui fait que tous les autres arguments avancés dans tous les sens ces derniers temps sont hors sujet.
Le dictionnaire Larousse définit ainsi la tradition : "Doctrine, pratique transmise de siècle en siècle, originellement par la parole ou l'exemple".
Autrement dit, suivre la tradition c'est continuer à faire ce qui se fait depuis longtemps.
L'insuffisant argument de la tradition
Mais l'argument de la tradition pourrait ne pas/plus suffire.
La tradition, c'est l'argument mis en avant par tous ceux qui s'opposent aux indispensables et inéluctables évolutions de la société.
Dans l'église, sont appelés "traditionnalistes" ceux qui s'opposent à toute évolution de la doctrine et des pratiques, en ne prenant leurs références que dans le passé sans tenir compte d'un quelconque changement de leur environnement.
Hors de nos frontières, c'est la tradition qui est mise en avant pour tenter de justifier l'excision, cette barbare mutilation génitale des petites filles, ou les mariages arrangés sans que les femmes aient leur mot à dire.
Chez nous, comme dans la plupart des pays du monde, l'une des plus anciennes de toutes les traditions était que les hommes aient plus de droit que les femmes. Fallait-il s'opposer à la mise en place d'une égalité des droits au nom de la tradition la plus ancrée dans notre société ?
De la même façon, certains ont émis des réserves quant à l'interdiction de toutes les violences sur les mineurs, en faisant valoir que la tradition éducative est de leur donner de temps en temps quelques fessées, gifles, ou autres petites violences physiques.
Autrement dit, la mise en avant de la tradition c'est ce qui fige une société et l'empêche d'évoluer. C'est ce qui interdit les améliorations et le progrès.
L'invocation de la tradition devient pourtant dans certaines circonstances le dernier recours de ceux qui veulent maintenir des pratiques de plus en plus réprouvées.
L'incohérence des politiques
Ce débat autour de la corrida fait aussi, et peut-être surtout, apparaître à quel point le discours politique est hypocrite.
Ici on transforme les lois en réponse à une forte demande des citoyens, et l'on fait de la sensibilité animale un principe majeur. Là on contourne ces mêmes lois pour ne pas perdre les voix d'un petit groupe de pression, et on approuve des mises à mort cruelles en oubliant bien vite ce que l'on venait de proclamer sur la sensibilité animale.
Mais c'est la politique.
Conclusion
Le débat autour de la corrida parait de plus en plus archaïque et décalé.
L'évolution toujours dans le même sens du cadre juridique national et européen prive d'arguments convaincants les derniers défenseurs de la corrida. (2)
Il n'en reste pas moins que la revendication du maintien d'un spectacle violent et cruel, au cours duquel le taureau et le torero sont potentiellement victimes, interroge sur l'intérêt que certains y trouvent et plus largement sur l'évolution des mentalités humaines.
Mais une telle analyse n'est plus de la compétence du juriste.
---------------------
1. La même disposition s'applique aux combats de coqs.
2. Sur l'évolution de la prise en compte du bien-être animal lire aussi ici, et ici.