Le rafistolage plus ou moins régulier des lois mal faites
Cet article a été mis en ligne le 22 avril 2022, puis complété les 24 et 25 avril 2022
Il a été mis à jour après la publication de la loi du 20 novembre 2023 (texte intégral ici) (ajout à la fin de l'article) ; après la décision du Conseil d'Etat du 24 juillet 2024
Depuis très longtemps les juristes, théoriciens ou praticiens, se plaignent des lois mal rédigées. Un exemple récent en est une illustration flagrante.
Toutefois il ne s'agira pas que de cela. Car dans la situation qui va suivre, le ministère de la justice pourrait avoir essayé de rattraper les manques de la loi mais d'une façon qui prête à discussion.
La problématique concerne la mise à exécution des décisions rendues par les cours d'assises, et là où elles existent par les cour criminelles départementales (sur les CCD lire ici).
L'ancien cadre juridique
L'ancien article 367 du code de procédure pénale, en vigueur jusqu'au 1er mars 2022 (texte ici), comportait une règle simple en cas de condamnation pour crime à une peine de prison de quelque durée que ce soit : l'arrêt criminel rendu par la juridiction vaut titre de détention. Une fois la condamnation annoncée, il n'y avait plus rien à décider, celle-ci était immédiatement mise à exécution.
En conséquence de quoi, à la fin de l'audience l'accusé déjà détenu avant le procès retournait en prison, et l'accusé libre partait en prison.
Cela n'empêchant pas l'accusé condamné et emprisonné de demander sa remise en liberté en cas d'appel et en attendant le second procès.
Le nouveau cadre juridique
Une précision importante de vocabulaire s'impose préalablement pour bien comprendre ce qui va suivre : Une peine de réclusion criminelle est une peine de 10 années ou plus de prison ; une peine d'emprisonnement une peine de 10 années ou moins de prison (1).
A l'issue du processus gouvernemental puis législatif, est apparu dans la loi du 22 décembre 2021 (texte intégral ici) un article 367 modifié (texte ici) qui prévoit les règles suivantes :
- Si l'accusé est condamné à une peine de réclusion criminelle, la même règle qu'auparavant s'applique, pour les accusés détenus comme pour les libres. Cela signifie donc à l'envers que pour les peines d'emprisonnement la règle ne s'applique plus.
- Si l'accusé est libre et est condamné à une peine d'emprisonnement, alors la juridiction décide éventuellement de décerner mandat de dépôt. Si elle ne le fait pas l'accusé reste libre, rentre chez lui, et la décision est mise à exécution ultérieurement, sauf s'il fait appel avant.
Des juristes qui ont découvert la nouvelle rédaction de ce texte n'ont pas pu s'empêcher de sursauter : le cas de l'accusé détenu condamné à une peine d'emprisonnement a été oublié ! Dans le nouveau texte, pour lui la décision rendue ne vaut pas titre de détention, et il ne peut pas être décerné un mandat de dépôt comme pour les libres.
Ce qui fait que l'accusé déjà détenu et qui par exemple est condamné à une peine de 9 ans de prison doit repartir libre une fois la décision rendue, soit dès la fin de l'audience, puisqu'il n'existe alors plus aucun fondement juridique à son maintien en prison (2).
D'où le constat que dans la nouvelle loi l'accusé détenu bénéficie d'un régime plus favorable que l'accusé libre !
On peut imaginer l'incompréhension de tous les acteurs du procès dans l'hypothèse précitée, sans compter le risque de fuite ou de représailles sur les victimes ou les témoins.
Mais une loi même rédigée de façon aberrante reste la loi en vigueur, jusque sa modification par une autre loi.
Sauf à tricher un petit peu.
Un décret pour corriger la loi
Les juristes au premier rang desquels les praticiens ont rapidement fait part de leur incompréhension face à un texte aussi mal rédigé dont le caractère lacunaire était pourtant évident dès sa première lecture.
D'où les embarras du ministère de la justice. Qui a décidé de rédiger et publier un décret pour corriger le tir. Le plus vite possible avant l'entrée en vigueur au 1er mars 2022 de la rédaction aberrante du nouvel article 367.
Il est écrit dans ce décret en date du 22 février 2022 (texte intégral ici), notamment, que pour les détenus condamnés à une peine d'emprisonnement c'est la décision qui vaut titre de détention, donc que dans cette hypothèse l'accusé retourne en prison.
Le décret a donc ajouté au nouvel article 367 la disposition qui manquait..
Oui mais...
La violation de la constitution par le ministère de la justice
La Constitution française (texte intégral ici) définit strictement les compétence des divers pouvoirs.
Il est écrit sans ambiguïté dans son article 34 : "La loi fixe les règles concernant : (..) la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale ; l'amnistie (..)"
Ce qui s'explique par le fait que toute la matière pénale porte atteinte aux libertés individuelles, et que de telles atteintes ne peuvent être permises que par le parlement. Il ne peut pas être envisagé de laisser l'exécutif porter atteinte aux libertés des citoyens sans aucun contrôle de la représentation nationale.
Cela signifie donc, à l'envers, qu'il est interdit au gouvernement de fixer des règles en matière pénale. Sauf dans deux circonstances : - quand la loi renvoie expressément à un décret à venir, ce qui permet alors au pouvoir exécutif de compléter et préciser la loi sur autorisation du parlement ; - même sans renvoi énoncé dans la loi, quand le gouvernement ne fait que préciser les modalités de mise en oeuvre d'une loi, sans rien changer à son contenu (cf. décision du Conseil d'Etat du 24 juillet 2024 - texte intégral ici)
Mais dans la loi de décembre 2021, et s'agissant de notre article 367, il n'y a aucun renvoi au décret (3), et le décret litigieux ne s'est pas contenté de définir les modalités d'application de la loi. Ce qui a incité certains juristes à penser que le ministre de la justice ne pouvait pas régulièrement modifier cet article par le décret litigieux, la matière relevant du seul parlement.
Autrement dit que pour corriger la maladroite rédaction de la loi, qu'il n'a pas su déceler quand il participait aux débats parlementaires, le ministre de la justice a décidé de violer la constitution.
Les conséquences sur le sort des condamnés
Dans les juridictions, les magistrats du parquet, en charge de l'exécution des peines, se sont retrouvés face à un choix délicat :
- Fermer les yeux, ne pas s'interroger sur l'éventuelle illégalité du décret, et l'appliquer quoi qu'il en soit. Ce qui n'est pas très chic de la part de ceux que l'article 66 de la constitution (texte ici) fait gardiens des libertés individuelles.
- Reconnaître l'illégalité du décret mais le mettre en oeuvre tant qu'il n'a pas été officiellement contesté puis annulé. Ce qui n'est pas tellement plus chic car maintenir un justiciable en prison sans fondement juridique régulier est malaisé.
- Décider de ne pas appliquer un décret illégal et remettre en liberté les accusés détenus condamnés comme dans l'hypothèse précitée. Pour les incarcérer un peu plus tard. En croisant les doigts pour que personne ne sache ce qui se passe.
Apparemment, c'est la seconde méthode qui a été le plus souvent privilégiée.
Un ministre récidiviste ?
Certains juriste se sont demandé si le ministre n'a pas rapidement récidivé dans la violation de la constitution.
Dans la loi de décembre 2021, le ministre, suivi par le parlement, a créé un système plus que discutable de réunion préparatoire magistrats/avocats avant les procès d'assises, qui figure dorénavant dans le code de procédure pénale (texte ici - nous y reviendrons dans un prochain article).
Puis, beaucoup plus discrètement, dans un décret du 13 avril 2022 (texte intégral ici), le ministre a décidé que : "le non respect (de cette disposition) ne constitue pas une cause de nullité de l'audience". Ce qui revient pour le ministre à décider, seul et sans passage par la loi et le parlement, ce qu'il advient juridiquement en cas de non respect de la loi (4).
Ici encore, sans aucun renvoi de la loi vers le décret, il est douteux que le ministre ait eu compétence pour fixer par décret le régime des nullités applicable à cette disposition législative nouvelle de procédure pénale, ceci au regard des termes clairs de l'article 34 précité.
S'il n'avait pas compétence pour agir ainsi, il s'agirait de sa part d'une nouvelle violation en l'espace de quelques semaines de son périmètre limité de compétence, et de la constitution.
Le grand n'importe quoi
Cette illustration, qui en suit tant d'autres, devrait interroger sur la fabrication du droit.
Chaque ministre veut faire sa loi, le suivant veut forcément la modifier, il faut donner des gages à la population à chaque fait divers médiatisé, le temps politique est réduit alors il faut aller très vite, les spécialistes ne sont pas consultés, ce qui fait que les règles nouvelles sont pleines d'incohérences ou de contradictions.
Mais peu importe. C'est la façade qui compte. Montrer que l'on fait plutôt que prendre le temps et bien faire.
Quand à la qualité des normes, cela fait bien longtemps que ce n'est plus la préoccupation première.
Mais si l'analyse des commentateurs de l'évolution de l'article 367 développée plus haut est exacte, ce qui semble assez probable, le fait qu'un ministre et en plus celui de la justice prenne l'initiative de ne pas respecter la hiérarchie des normes et de violer la constitution pour rattraper ses erreurs est réellement inquiétant.
La correction législative de novembre 2023
Il aura fallu de nombreux mois pour qu'une loi corrige ces errements.
Il est dorénavant écrit à l'article 367 du code de procédure pénale : "Dans les autres cas, si l'accusé est condamné à une peine de réclusion criminelle (phrase ajoutée) ou s'il comparaît détenu devant la cour d'assises tant que l'arrêt n'est pas définitif et, le cas échéant, pendant l'instance d'appel, l'arrêt de la cour d'assises vaut titre de détention jusqu'à ce que la durée de détention ait atteint celle de la peine prononcée".
Le fait que l'article 3 de cette loi vienne modifier l'article 367 confirme si besoin était que l'ajout d'un décret pour aboutir au même résultat de suffisait pas. Et l'illégalité du premier rafistolage.
Le rafistolage est dorénavant terminé. Mais cela ne restera pas comme un épisode glorieux du ministère de la justice.
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1. Les peines de 10 ans de prison peuvent au choix être qualifiées de réclusion criminelle ou d'emprisonnement.
2. A charge pour le procureur de mettre la décision de la juridiction criminelle à exécution quelques jours ou semaines plus tard.
3. Dans toute la loi de décembre 2021 il y a 22 renvois à des décrets.
4. La phrase complète du décret mentionne que "Le non-respect des dispositions des articles 276-1 et D. 45-7 à D. 45-9 ne constitue pas une cause de nullité de l'audience tenue devant la cour d'assises."
Mais les articles D45-7 à D45-9 concernent les amendes forfaitaires (textes ici) et n'ont rien à voir avec cette réunion préparatoire.
On en vient à se demander qui rédige ces textes et s'ils sont relus avant leur publication....
Puis un nouveau décret du 25 avril 2022 a corrigé cette erreur. Mieux vaut tard que jamais.