L'état de la justice en 2022. 2 : L'évolution du travail des magistrats
Cet article fait partie d'une série autour de l'état de la justice en 2022.
Le premier est intitulé : "L'état de la justice en 2022. 1 : Les manipulations des chiffres" (lire ici)
Comme cela a été mentionné dans le précédent article, les magistrats se sont publiquement plaints, en fin d'année 2021, de ne pouvoir apporter à leurs concitoyens une justice d'une qualité maximale, en tous cas suffisante. Ce à quoi le ministre de la justice répond avec une série de chiffres qui toutefois ne renseignent en rien sur la qualité des prestations judiciaires, cela pour tenter de faire croire aux français que dans le domaine de la justice tout va pour le mieux. Et il rabâche que la justice est maintenant "réparée".
Il a mis en avant l'augmentation du nombre de magistrats, et nous avions pris l'exemple d'une activité professionnelle pour laquelle il y aurait besoin de 10 personnes, avec un nombre de personnes y travaillant passant de 4 à 6. Ceci pour faire apparaître qu'une augmentation du nombre de magistrats ne suffit pas à démontrer qu'ils sont en nombre suffisant.
Il faut compléter aujourd'hui cette analyse pour expliquer qu'en plus, là où il fallait 10 juges auparavant, il en faut un plus grand nombre aujourd'hui, ceci du fait de la radicale modification de l'environnement juridique.
La grande complexité du droit
L'un des moyens de mesurer la complexification du droit serait d'empiler les texte successifs qui viennent le modifier, et de lever la tête pour voir jusqu'où monte cette pile. Et de faire la même chose avec les encyclopédies, les livres, les revues, les articles qui traitent des problématiques juridiques. Cela serait très impressionnant.
En quelques décennies, l'environnement juridique français s'est considérablement compliqué.
Il existe aujourd'hui plusieurs dizaines de "codes", dans tous les domaines du droit (cf. ici sur Légifrance), et un nombre incalculable de textes non codifiés.
Mais les facultés de droit n'apprennent aux futurs magistrats qu'une petite partie du droit qu'ils auront ensuite à mettre en application. Les matières très spécialisées ne sont pas toutes enseignées.
Ce qui fait que dès le jour de leur arrivée dans leur premier poste, les magistrats doivent prendre du temps pour découvrir, comprendre et maîtriser suffisamment les règles qu'ils vont devoir appliquer à partir du lendemain.
Et chaque fois qu'un magistrat change de fonction et donc d'environnement juridique, il doit refaire la même démarche. Ce qui lui prend, ou plus exactement devrait lui prendre un temps considérable.
Mais dans la réalité judiciaire, quand un magistrat arrive dans son poste, il récupère aussitôt l'intégralité du service de son prédécesseur, et doit immédiatement se plonger dans les dossiers en stock. Il ne lui est jamais accordé de temps pour découvrir et approfondir l'environnement juridique dans lequel il va intervenir. D'où, trop souvent, une insuffisante maîtrise de ce cadre juridique.
En plus, cela n'est qu'une partie du chemin que le magistrat doit accomplir.
La permanente évolution du droit
Il est loin le temps où les étudiants en droit apprenaient la matière, puis appliquaient sereinement la théorie juridique enseignée pendant l'exercice de leur métier de magistrat. Cette époque de droit constant est révolue.
Aujourd'hui c'est tout l'inverse.
Le droit est depuis des années en perpétuelle évolution. Il est même possible de dire que le cadre juridique est devenu instable. Et cela du fait d'une pluralité de raisons qui se superposent.
Un cadre juridique sans cesse remis en question
Toute société humaine évolue, ce qui conduit logiquement et nécessairement à une identique évolution des règles juridiques applicables. Mais permettre une évolution de quelques fondamentaux du droit pour refléter les évolutions majeures d'une société ne rend pas indispensable une modification permanente d'un grand nombre de règles juridiques.
C'est sans doute en matière pénale que le phénomène est le plus saisissant.
Face à l'envahissement médiatique des faits divers, quand bien même cela ne traduit pas forcément une évolution de la délinquance nécessitant une réaction législative, l'habitude a été prise par les gouvernements successifs de répondre par une modification de la loi, ceci essentiellement pour persuader les citoyens que quelque chose est fait. Peu important l'utilité, ou non, de cette modification de la loi pénale. La fabrication de la loi a pour objectif de masquer l'incapacité de résoudre le problème de fond.
L'actuel ministre de la justice a même inséré le mot "confiance" dans une récente loi (texte ici), quand bien même tous les commentateurs ont cherché, en vain, comment les dispositions disparates qu'elles contient allaient redonner à tous les citoyens une pleine et entière confiance dans la justice.
Pour rester dans le domaine pénal, un chercheur (1) a constaté, par exemple sur l'année 2013, que sur ces douze mois 350 délits ont été créés, 150 supprimés, 200 contraventions créées pour 50 supprimées, et 80 crimes créés. Plus largement, entre 1994 et 2014, il a constaté qu'ont été créés 5500 contraventions (+ 36%), 7200 délits (+ 28%), et 650 crimes (+62 %). Ou encore qu'entre 2002 et 2012, 62 textes de loi ont modifié le code pénal, soit en moyenne un tous les deux mois. Puis il a constaté qu'un grand nombre des qualifications pénales ne sont jamais utilisées (sur 2021, lire ici).
Cette propension à multiplier les lois nouvelles, trop souvent sans véritable raison, transforme à chaque fois le cadre juridique et rend le droit instable.
Les magistrats doivent à chaque évolution prendre connaissance du nouveau cadre juridique, des circulaires du ministère de la justice qui accompagnent de nombreux textes (docs. ici), interpréter les dispositions peu claires ou contradictoires des textes, résoudre les délicats problèmes d'application de la loi dans le temps.
Il va ensuite falloir plusieurs années, pour chaque texte nouveau, à travers des procès et des recours, pour que la cour de cassation fixe les règles définitives. Quand bien même il arrive, régulièrement, qu'une nouvelle loi soit votée avant même la stabilisation juridique de la précédente.
Les évolutions jurisprudentielles internes
En parallèle aux multiples changements de loi, se produisent les inévitables évolutions jurisprudentielles, qui peuvent avoir plusieurs origines.
Il peut s'agir d'évolutions en provenance des juridictions françaises.
Si les juges ne peuvent pas créer de règles nouvelles, cela relevant de la seule compétence du législateur ou du gouvernement, il n'empêche qu'ils doivent non seulement interpréter mais aussi compléter la loi quand elle reste floue. En effet, les lois contiennent d'innombrables notions dont le contenu n'est pas précisé, ou trop peu. Cela impose alors aux juges de délimiter eux-mêmes le contenu de ces notions pour pouvoir résoudre les litiges qui leur sont soumis.
Il en va ainsi, par exemple, de la notion de "faute grave" en droit du travail, de celle de "violation grave ou renouvelée des devoirs ou obligations du mariage" en droit civil, ou celle "d'actes de torture ou de barbarie" en droit pénal. La loi ne définissant pas le contenu de ces notions, cela relève du travail du juge, avec les risques inhérents d'interprétations différentes d'une juridiction à l'autre. D'où le rôle d'uniformisation de l'interprétation de la cour de cassation.
Mais c'est encore un peu plus compliqué que cela.
Si la cour de cassation a comme mission, comme cela est écrit sur la page d'accueil de son site (cf. ici), de veiller "à ce que l'interprétation de la loi soit la même pour tous", sa jurisprudence sur une même question juridique évolue parfois au fil du temps. Il arrive qu'un arrêt de cour d'appel, dans lequel les magistrats ont suivi à la lettre l'interprétation de la cour de cassation, soit quand même annulé par cette dernière parce qu'elle décide soudainement de modifier sa jurisprudence, quand bien même il n'y a eu entre temps aucun changement de texte.
Mais il arrive aussi que plusieurs chambres de la cour de cassation fassent une lecture et une interprétation différente du même texte. D'où le recours à des chambres mixtes (2).
Les décisions du conseil constitutionnel (son site) ont aussi un impact direct et important sur notre droit applicable, essentiellement à travers les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC, cf. ici). Le conseil constitutionnel peut déclarer une règle juridique appliquée jusque-là non conforme à la constitution, et dans ce cas il indique quand sa décision prendra effet. Il peut aussi déclarer la règle conforme mais avec des réserves d'interprétation qui devront être prises en compte par les magistrats.
Les jurisprudences externes
Le droit français doit en même temps être conforme aux règles énoncées par la convention européenne des droits de l'homme (textes ici). Les juges de France doivent, quand ils appliquent une norme française, vérifier que celle-ci ne contrevient pas aux dispositions européennes garantissant les droits les plus fondamentaux des citoyens, ni à leur interprétation dans les décisions successives de la cour européenne des droits de l'homme (CEDH, son site).
Les magistrats français ne doivent pas lire uniquement les décisions de la CEDH relatives à la France. Quel que soit le pays concerné par la requête, les principes énoncés en réponse par la cour sont tout autant applicables chez nous.
Ce qui fait que, décision après décision, et dans de nombreux domaines du droit, la CEDH ajoute ses interprétations de la convention à notre droit et à nos jurisprudences internes.
Plus rarement, mais cela se produit quand même, les magistrats français doivent intégrer les interprétations du droit européen de la cour de justice de l'union européenne (son site) à laquelle ils peuvent adresser des questions préjudicielles (cf. ici).
L'appréhension des évolutions du droit par les magistrats
Venons en maintenant à l'essentiel de ce qui nous intéresse aujourd'hui.
A cause de tous les phénomènes mentionnés plus haut, le droit applicable en France est devenu instable et en permanente évolution, tant du fait des changements de la loi que des évolutions jurisprudentielles d'origines multiples.
Le devoir du juge français est donc de se tenir informé en permanence de toutes ces évolutions, de les étudier, de les maîtriser, puis de les mettre en œuvre.
Mais en plus, afin de pouvoir exercer leur esprit critique sur toutes les évolutions du droit, les magistrats doivent aussi chercher, lire, puis analyser les ouvrages et les articles de doctrine rédigés par des professionnels du droit. Et les commentateurs ne sont pas toujours d'accord entre eux.
Pour compliquer encore un peu tout cela, il faut également avoir en tête que le juge français ne peut pas se contenter de surveiller les évolutions du droit dans son domaine d'activité. Une jurisprudence rendue dans un domaine peut en influencer un autre car certaines règles essentielles sont transversales.
En pratique, et en résumé, le juge français doit en permanence et sans aucune relâche :
- Récupérer, analyser, maîtriser et interpréter les textes successifs, chercher sur les nombreux sites juridiques spécialisés les articles de doctrine qui les commentent et qui, parfois, soulignent les manque de clarté, les incohérences, les incompréhensions. Puis construire sa propre analyse.
- Prendre connaissance des décisions de la cour de cassation, les analyser, lire les documents explicatifs qui les accompagnent parfois, aller chercher les livres et les articles de doctrine qui les commentent, appréhender les conséquences juridiques qui en découlent pour être prêt à les mettre en œuvre, ou construire son propre raisonnement juridique s'il est en désaccord avec telle jurisprudence.
- Surveiller en permanence les décisions de la CEDH susceptibles d'avoir des conséquences dans son domaine d'activité, qu'elles soient ou non en lien direct avec celui-ci, puis ici aussi aller lire les articles de doctrine qui les accompagnent.
- Veiller à ne pas rater une décision importante du conseil constitutionnel, la lire et l'analyser, lire les documents techniques qui souvent l'accompagnent, puis une fois de plus chercher les avis de la doctrine.
- Faire une synthèse de tout ce qu'il a récupéré et analysé dans son domaine d'intervention, rédiger des fiches pour ne pas avoir à faire plusieurs fois la même recherche, puis mettre ses fiches à jour à chaque nouvelle évolution.
Chacun peut aisément percevoir que cela prend un temps considérable, qui ne peut plus être consacré au traitement des dossiers.
Les échanges entre les magistrats autour des évolutions du droit
Malheureusement, ce qui précède ne suffit pas encore.
Dans de nombreux services judiciaires, plusieurs magistrats interviennent dans un même périmètre de compétence. Ici il y a plusieurs juges aux affaires familiales, là plusieurs juges d'instruction, là encore plusieurs magistrats dans une chambre sociale etc.
Il est important, pour que l'institution judiciaire soit crédible aux yeux des justiciables, que les décisions rendues par les magistrats d'un même service ne soient pas disparates et encore moins contradictoires.
Cela impose que, régulièrement, les magistrats d'un même service se rencontrent et, ensemble, analysent le droit applicable, la jurisprudence interne et externe, réfléchissent sur le cadre juridique qui en découle, repèrent et analysent les difficultés, puis recherchent d'éventuels désaccords entre eux, les analysent, et regardent jusqu'où leurs avis peuvent se rapprocher.
Les échanges avec les services extérieurs autour des évolutions du droit
Mai encore, les magistrats sont professionnellement en contact avec de nombreux services extérieurs qui sont associé d'une façon ou d'une autre à leur activité judiciaire (services sociaux et éducatifs, services de médiation, services de probation, police gendarmerie et douanes, experts etc..).
Cela rend nécessaire des rencontres régulières avec ces autres professionnels, pour des partages d'informations sur le cadre juridique applicable, ses évolutions, et les pratiques professionnelles des uns et des autres.
Ces rencontres sont indispensables pour mieux encore former ceux qui dans ces services ne sont pas des juristes expérimentés, et afin d'éviter incohérences et contradictions entre ces professionnels et les magistrats.
Mais cela prend encore un temps qui ne peut pas être consacré au traitement des dossiers judiciaires.
L'enjeu pour les citoyens français
Si les magistrats réclament d'être beaucoup plus nombreux, c'est d'abord pour avoir la possibilité de disposer du temps indispensable et suffisant pour étudier en permanence le cadre juridique et ses évolutions, pas pour le plaisir de faire de la théorie juridique.
Car ce qui dépend du temps de réflexion donné aux magistrats, c'est la qualité des décisions judiciaires attendues par les citoyens.
Plus le droit devenu complexe est maîtrisé par les magistrats, plus leurs décisions sont juridiquement solides, mieux les décisions sont comprises et admises, et moins les recours ont des chances d'exister puis d'aboutir
C'est dans l'intérêt premier des justiciables que les magistrats doivent se voir octroyer du temps pour augmenter leur niveau de maîtrise du cadre juridique. Ce n'est pas pour eux.
Un ancien président de la cour de cassation avait cherché comment réduire le nombre d'affaires jugées par cette juridiction. Mais c'était prendre en partie le problème à l'envers à l'envers. La priorité est de faire en sorte que les premières décisions soient d'une qualité irréprochable, ce qui est loin d'être le cas.
Mais cela nécessite un temps que les magistrats n'ont pas.
Les conséquences sur l'organisation et le temps de travail des magistrats, et sur le nombre de magistrats nécessaire
Pour toutes les raisons mentionnées plus haut, le temps que les magistrats doivent consacrer à la prise de connaissance et à l'analyse des règles juridiques évolutives, puis aux échanges entre eux sur l'état du droit, est de plus en plus important.
Toutes ces heures correspondent à autant de temps que les magistrats ne peuvent pas consacrer aux dossiers judiciaires et à la rédaction de leur décision.
En retenant l'hypothèse minimale, on peut évaluer qu'il faut au moins une heure par jour pour faire ce travail de connaissance et d'analyse du droit. Sur la base moyenne de 22 jours de travail par mois, cela correspond à 22 heures par mois soit approximativement 3 jours. Ce qui sur une année comportant 11 mois de travail aboutit à 33 jours, soit approximativement un 1,5 mois. Ce à quoi il faut ajouter les échanges entre collègues et avec les services extérieurs.
En clair, rien que pour donner du temps à tous les magistrats d'arriver à une excellente maîtrise du droit, il faudrait recruter des centaines de magistrats.
Cela explique pourquoi le ministre de la justice prend le plus grand soin de ne jamais aborder le sujet de l'état de la justice sous l'angle de la qualité du travail des magistrats, et notamment de l'évolution du cadre juridique et du temps minimal indispensable pour l'analyser et le maîtriser. Il n'y fait même pas allusion.
Il sait très bien que s'il commence à parler de cela, ses affirmations autour d'une justice "réparée", qui selon lui peut travailler parfaitement bien, apparaîtront très vite et à tous pour ce qu'elles sont : une véritable supercherie.
Et cela sans même parler des autres dysfonctionnements multiples, qui eux aussi imposent une augmentation considérable du nombre des magistrats, et qui feront l'objet du prochain article.
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1. Arnaud Philippe. "La fabrique des jugements". éd. La Découverte
2. A titre d'exemple, et s'agissant d'une évolution très récente du droit applicable dans le domaine de la responsabilité civile et de l'indemnisation des victimes, lire ici l'arrêt du 25 mars 2022 de la chambre mixte cour de cassation et à partir de cette page les documents associés qui mentionnent, notamment, les divergences de jurisprudences antérieures entre les différentes chambres de la cour de cassation.