Confiance dans l’institution judiciaire : Appel à refonder le pacte républicain pour la justice (Conférence des premiers présidents des cours d'appel)
Ce texte est issu de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel
Dans ces temps exceptionnels que vit notre pays depuis le déclenchement de la crise sanitaire qui inévitablement accroît les tensions et les peurs sociales et économiques, mais aussi dans ces temps plus ordinaires qui précèdent chaque élection, reviennent avec force les mêmes polémiques voire les mêmes outrances, les mêmes accusations dirigées contre l’autorité judiciaire soupçonnée de faiblesses coupables dans la lutte contre l’insécurité et la criminalité.
Et pourtant, la Conférence nationale des premiers présidents en atteste, les juges vivent dans la cité, sont confrontés chaque jour aux souffrances des victimes et connaissent les dommages parfois irréparables occasionnés par la criminalité. Les juges ne sont pas dans leur tour d’ivoire. Ils travaillent au quotidien avec tous les acteurs de l’action pénale, au premier rang desquels les membres des forces de sécurité intérieure dont ils mesurent l’engagement et la difficulté des missions exercées trop souvent au péril de leur vie.
Les juges appliquent la loi qui leur assigne notamment la mission d’individualiser les peines en fonction de la gravité des faits et de la personnalité de l’auteur et de contribuer à prévenir la récidive.
Dans ces temps, la justice est présentée tour à tour :
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comme trop sévère quand les prisons débordent et les détenus dorment sur des matelas au sol, alors que le parc immobilier pénitentiaire souvent vétuste n’offre pas les capacités suffisantes pour procurer à chaque détenu une cellule individuelle, une prise en charge médico-sociale et un travail ou un enseignement ;
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comme trop laxiste lorsqu’une peine prononcée, y compris par une cour d’assises – rappelons-le, composée majoritairement de citoyens jurés – n’est pas à la hauteur de l’émotion et du ressenti des victimes, pour légitimes et respectables fussent-ils ;
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comme irresponsable pour n’avoir pas deviné ou su prévenir avec une obligation de résultat la commission d’un crime ou d’un délit, qu’il ait été commis par un conjoint dans la sphère familiale ou par un parfait inconnu rencontré « au mauvais moment et au mauvais endroit » ;
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comme trop lente, lorsque les capacités d’audiencement, pourtant totalement dépendantes du nombre de dossiers, de juges et de greffiers, ne permettent pas de juger dans des délais raisonnables les affaires pénales ou civiles dont elle est saisie.
Les juges sont habitués à être présentés comme les boucs émissaires d’une délinquance qu’aucune société n’a jamais réussi à éradiquer.
Les juges sont habitués à ce que des lois nouvelles, toujours plus nombreuses, soient conçues sur un mode incantatoire, en réponse à tout nouveau fait divers, plutôt que préparées avec l’expertise des professionnels concernés et dans l’arbitrage nécessaire entre la complexification croissante de la procédure exigée par la protection légitime des droits humains et les attentes fortes de la société en matière de lutte contre la délinquance et d’efficacité des enquêtes.
Les juges sont habitués à appliquer des réformes qui se sédimentent sans cohérence avec les précédentes et sans que leur soient alloués au préalable les moyens de leur application dans un contexte d’insuffisance structurelle des moyens humains et financiers de l’autorité judiciaire.
Les juges, animés de leur seule conscience professionnelle, pourraient une fois de plus, se résigner, continuer à œuvrer au quotidien avec abnégation, attendre que les orages passent et que meurent les polémiques du jour pour faire face à celles qui ne manqueront pas de renaître demain.
Et pourtant ils ne le veulent plus.
La Conférence nationale des premiers présidents souligne que ceux qui souhaitent aujourd’hui modifier et durcir le calcul des crédits de réduction de peines des personnes condamnées avec pour effet inévitable l’augmentation de la population carcérale sont ceux qui ont décidé, par ordonnances prises dans le cadre de la loi d’urgence sanitaire, de permettre en 2020 la libération de milliers de condamnés avant leur fin de peine et ont maintenu l’entrée en vigueur, en mars 2020, en plein confinement, de la loi dite « bloc peines » accompagnée d’injonctions réitérées et culpabilisatrices aux magistrats, les mois suivants, de faire baisser encore le nombre de personnes détenues.
La Conférence constate qu’en mars 2020, la justice n’a pas été considérée comme une activité vitale ou essentielle pour la nation et que ses personnels, dépourvus comme tous les Français de masques et de moyens de protection individuelle ou collective, ont été sommés de travailler à domicile sans les équipements ni les applicatifs informatiques leur permettant de le faire.
La Conférence répète que les stocks en souffrance d’affaires civiles et pénales ne sont pas nés de la crise sanitaire mais du profond dénuement humain et matériel dans lequel a été délaissée, depuis trop longtemps, l’autorité judiciaire confrontée à une demande de justice toujours plus forte.
La Conférence rappelle inlassablement que toute décision d’un juge s’inscrit dans le respect de la présomption d’innocence et des règles sur la charge de la preuve et dans la nécessaire interprétation des lois perfectibles, contradictoires ou silencieuses comme en matière d’irresponsabilité pénale.
La Conférence attire l’attention de ceux qui se sont indignés de décisions d’acquittement partiel d’une cour d’assises saisie de faits d’une exceptionnelle gravité dont ont été victimes des policiers que le projet de loi qui prétend restaurer « la confiance dans l’institution judiciaire » imposera une majorité qualifiée de sept voix sur neuf pour déclarer coupable un accusé et permettra la présence, faute de juges en nombre suffisant, d’avocats honoraires dans les formations de jugement criminelles.
La Conférence s’inquiète des accusations réitérées selon lesquelles, sur le plan disciplinaire, la magistrature protégerait impunément ses membres alors que le Conseil supérieur de la Magistrature, composé, fait unique dans toute la fonction publique, d’une majorité de membres non-magistrats, veille légitimement à la transparence exemplaire des sanctions prononcées régulièrement à l’encontre de ceux qui manquent à leurs obligations déontologiques.
La justice a un besoin impérieux de ne plus être l’otage de joutes électorales et de quitter ce théâtre incessant de polémiques, d’accusations et d’incompréhensions.
Il est temps de mettre fin à ces cycles mortifères de communications et d’imprécations qui fragilisent non seulement l’autorité judiciaire, mais surtout la confiance des citoyens dans l’Etat et le « vivre ensemble ».
Il est donc temps de dire : ça suffit !
Naturellement, l’autorité judiciaire doit continuer à se moderniser, à s’interroger sur ses pratiques et l’utilisation des moyens, même chichement mesurés, qui lui sont donnés.
Elle doit aussi dialoguer avec le corps social sous une forme inédite.
C’est pourquoi, la Conférence nationale des premiers présidents en appelle solennellement à l’organisation dans les mois prochains « d’assises de la justice pénale », auxquels seront appelés à participer tous ceux, parlementaires, élus, policiers, gendarmes, avocats, journalistes, représentants d’associations, désireux d’un dialogue sincère, serein et constructif avec les magistrats et fonctionnaires de justice, avec l’ambition commune de refonder le pacte républicain de la justice.
Sans attendre, la Conférence nationale des premiers présidents en appelle à l’organisation, dans chaque juridiction, de conseils de juridiction élargis consacrés à la justice pénale et à la qualité de la prise en charge des victimes, dans la même ambition de renforcer localement les liens nécessaires à cette refondation.
C’est seulement à ce prix que sera confortée la confiance de chacun dans la justice et donc dans la démocratie.
Pour la Conférence des premiers présidents de cour d’appel
Jacques Boulard, président de la Conférence