Paroles de jurés (26)
Par Monsieur P.., juré en 2020
Prélude
Pas vraiment anxieux, mais intrigué, à la fois curieux et légèrement stressé.
Demain, je vais quitter ma routine professionnelle, pour me rendre au tribunal, à la Cour d’Assises de …. Demain, je serai peut-être juré dans un procès d’Assises. J’ai déjà entendu des témoignages indirects sur cette expérience. Je sais qu’elle peut bouleverser, faire bouger les lignes.
Qu’elle n’est pas anodine.
Entre en matière
Je rejoins le tribunal à pied, je ne vis pas loin. Le temps est magnifique.
Je rejoins les autres jurés potentiels, quelques dizaines de personnes, devant l’entrée de la Cour d’Assises. Après quelques contrôles renforcés en raison de la situation sanitaire, nous suivons la greffière dans le dédale du tribunal, pour arriver dans une salle majestueuse, aux murs impressionnants d’histoire.
Là, suite à quelques formalités administratives, les dispenses seront accordées. Resteront dans la salle une grosse vingtaine de personnes. Ceux que le sort peut choisir.
Nous entendrons tous des explications très claires, exprimées simplement, par le président de la Cour, qui, avec des qualités pédagogiques que nous apprendrons à découvrir, nous décrira le déroulement des audiences.
Nous recevrons aussi le « rôle », document administratif listant les affaires, décrivant les drames dans des termes juridiques et froids, sans rien nous en raconter.
Premier chapitre
Début d’après midi. Nous entrons dans la Cour d’Assises.
Mon regard se porte machinalement vers l’accusé. Je vois un jeune homme au regard fragile. Une pensée fugace parcourt mon esprit : par quel hasard ce frêle jeune homme a-t-il pu se retrouver ici, dans cette cour, pour répondre d’un crime si grave?
Je ne serai pas tiré au sort, j’en suis convaincu. Je rêvasse en songeant à ce que je pourrais faire de cette semaine ensoleillée. Et puis la voix du président me réveille. Je viens d’être appelé. En premier. Un peu hagard, j’avance lentement, sans savoir trop où aller. On m’indiquera le siège que je dois occuper.
Une fois les jurés sélectionnés, l’audience commencera.
Là, au travers des enquêtes de personnalité, j’apprendrai que mon frêle jeune homme fait partie de la « petite délinquance », a été condamné à de nombreuses reprises, a récidivé, a passé, depuis sa majorité, plus de temps en prison que libre. C’est un monde que je ne connais pas, dont j’ai du mal à appréhender les contours, moi qui viens d’un milieu tranquille et qui suis bien installé dans la société, le monde de ceux qui vivent à la marge, et qui n’arrivent pas à trouver une voie acceptable pour eux-mêmes et les autres.
A la fin de cet épisode, une question du président à l’accusé : vous avez été condamné à plusieurs reprises à des peines avec sursis assorties de mises à l’épreuve, la justice vous a donné une chance, pourquoi ne l’avez-vous pas saisie ?
Et cette question résonne en moi, faisant écho à mon esprit cartésien, mon désir de vouloir à tout prix réparer ce qui ne fonctionne pas : qu’est-ce qui ne marche pas? Qu’est-ce qui fait que toutes ces mains tendues n’ont pas été saisies ? Quelle est la part, dans tous ces échecs, de l’homme dans le box, et de la société ?
S’en suivent nombre d’auditions d’experts et de témoins, chacun apportant des éléments parfois précis, parfois diffus, abîmés par le temps.
Un flot d’information nous est envoyé, tantôt factuel, précis et froid, tantôt rempli d’émotions contenues.
Je gratte le papier avec l’application d’un écolier, sans avoir aucune idée de ce qui est important.
Puis viendront les plaidoiries : les parties civiles, l’avocat général, la défense.
Avant le délibéré.
Au milieu de ces journées, des suspensions d’audience. Ces moments qui, je finirai par le comprendre, sont essentiels pour nous amener, nous, jurés non professionnels, à distinguer dans la marée d’informations qui nous submerge, les éléments sur lesquels nous appuyer. Ces discussions informelles, en petits groupes, autour d’un café, avec le président, les assesseurs, entre jurés. Quelques bribes de discussions autour de l’actualité, mais toujours le sujet central qui finit par refaire surface : l’affaire.
Ces moments où le président, patiemment, avec écoute et bienveillance, explique les enjeux, les questions auxquelles nous devront répondre, leur signification juridique, au-delà des termes qui semblent aisément compréhensibles.
Et puis ces quelques instants où, suite à une discussion animée et passionnée entre différents membres du jury, je me pose cette simple question : est-ce que le président cherche à nous convaincre, à nous rallier à son opinion ?
Il nous l’expliquera un peu plus tard : il ne s’intéresse pas à ce que nous croyons. Ce qu’il veut, ce dont il a besoin, c’est d’une conclusion qui soit le résultat d’un raisonnement cohérent, qui s’appuie sur des faits tangibles, exprimés durant l’audience. Et toutes les hypothèses, plus improbables les unes que les autres, que nous aurons, nous jurés citoyens, tenté chacun à notre tour de construire, s’écrouleront une à une devant cette exigence de rationalité.
C’est au cours de ce moment que transparaîtront, au-delà de la pédagogie, les qualités humaines du président, que je ne m’attendais pas forcément à trouver : son recul par rapport au parcours chaotique de l’accusé, son absence de naïveté par rapport à sa dangerosité. Il nous appartiendra, autant qu’à lui, de trouver une voie entre ces deux rivages.
Le délibéré sera long.
Il sera intense.
Tout comme le sera l’énoncé du verdict.
Second niveau
Nous revenons la semaine suivante pour le même rituel. Les mêmes jurés potentiels, ceux qui en reviennent savent un peu mieux ce qui les attend.
Quelles sont mes chances d’être de nouveau sélectionné ? Suffisamment en tout cas, puisque je suis tiré au sort. Cette fois, je rejoins mon fauteuil sans hésiter. Nous sommes trois dans le même cas.
L’affaire est différente, l’ambiance aussi. Elle est tout aussi complexe, à sa manière.
Je retrouve les longues heures à écouter, à tenter de dessiner un scénario, à tenter une direction, à faire demi-tour, à prendre une voie détournée, à essayer un chemin de traverse.
Cette fois ci, je suis plus à l’aise. Je sais mieux où je vais, j’arrive mieux à décoder ce qui est important, ce que je dois retenir. Même si l’ensemble des détails nécessaires à une décision sont difficilement assimilables en ces quelques heures.
Le délibéré soulèvera nombre de questions, d’interrogations, de recherche de réponses qui ne peuvent venir.
L’énoncé du verdict sera tendu.
Je comprends peu à peu que l’inverse doit être plutôt rare, dans une Cour d’Assises.
Conclusion
Troisième et dernier procès de la session.
C’est presque une habitude, maintenant, je suis rôdé.
La veille, nous avons échangé avec mes deux acolytes sur qui serait choisi une troisième fois.
Je n’y crois pas une seconde. Les probabilités ont leurs lois propres.
Et puis finalement si, je suis de nouveau choisi. Je me lève lentement, en me dirigeant vers les sièges réservés aux jurés. J’ai un léger sourire aux lèvres, un regard vers mes deux compagnons, qui n’ont pas été appelés.
Puis j’entends un mot qui s’élève dans la Cour : « Récusé ».
C’est la défense qui a parlé. Je n’aurai pas d’explication.
A la sortie du tribunal, j’échange quelques mots avec une jeune fille qui oscille entre déception et frustration : elle est venue pour la troisième fois, après avoir été ignorée par le sort, pour être récusée comme moi cette fois-ci. Elle n’aura pas eu ma chance. Mais elle a quelques années devant elle.
Epilogue
Cette expérience m’a bouleversé. Je sais qu’écrire cette phrase ne fait qu’asséner un lieu commun.
Je dirais qu’elle a poussé quelques roues dentées profondes en moi, enclenché des mécanismes imprévus. Je sais qu’elle va me faire bouger, m’entraîner sur de nouvelles routes. Le « comment » n’est pas encore clair. J’ai des idées de mon côté, on m’a proposé quelques pistes.
Tout est ouvert.