Le confinement, la détention provisoire, et les soucis des juges
Cet article a été mis en ligne le 9 mai 2020, puis mis à jour après la publication de la seconde loi prorogeant l'état d'urgence, en date du 11 mai 2020 (J0 du 12 mai) (texte intégral ici)
Il est de nouveau mis à jour pour intégrer les arrêts rendus le 26 mai 2020 par la chambre criminelle de la cour de cassation (textes et notice explicative ici)
- En ce moment et depuis quelques semaines maintenant, une fois passée la porte d'un palais de justice, tout parait silencieux et paisible. Très peu d'audiences, pas de public, quelques rares personnes dans les locaux. Tout est ralenti. Comme s'il ne s'y passait presque plus rien.
Et pourtant le monde judiciaire est en ébullition et les esprits s'échauffent. Le calme apparent est trompeur.
La difficulté à l'origine de la tempête invisible a pour origine l'une des ordonnances prises par le gouvernement.
- Pour faire face à la pandémie de coronavirus et au confinement qui en a été l'une des conséquences, le gouvernement, autorisé par le parlement en application de l'article 38 de la Constitution (texte intégral ici), a publié toute une série d'ordonnances depuis le 25 mars dernier (toutes les ordonnances ici). Elles concernent de nombreux domaines de la vie de la nation, et notamment la justice.
L'une des ordonnances intéressant la justice est celle du 25 mars 2020 (JO du 26 mars, texte intégral ici), qui est relative aux règles de procédure pénale. C'est dans cette ordonnance que se situe le point de départ de la tempête actuelle.
Mais avant d'en arriver à la source du conflit, il faut brièvement s'arrêter sur la raison d'être de cette ordonnance, cela ayant une influence sur ce qui suivra.
- Le constat de départ, simple et exprimé par tous en avril 2020, était que la pandémie allait probablement se développer rapidement et sur tout le territoire national, allait atteindre tous les secteurs de la vie publique et privée, et que le confinement devenu indispensable allait, en plus de la maladie ou du décès de nombreuses personnes, interrompre provisoirement ou en tous cas empêcher de fonctionner normalement de très nombreuses activités. Et notamment les juridictions.
D'où la volonté gouvernementale de rédiger des textes, à effet limité dans le temps, modifiant provisoirement le droit actuel, afin d'éviter les effets trop néfastes de la mise en oeuvre rigoureuse des dispositions en vigueur.
Dans ce but, de très nombreux délais ont été allongés afin que soient différés des mécanismes qui seraient intervenus de façon dommageable pendant la pandémie et le confinement si les délais ordinaires étaient respectés.
Dont de nombreux délais dans le domaine de la justice.
Dans certains domaines, même si cela est gênant pour les justiciables concernés, il n'est pas dramatique que la décision judiciaire prévue à une certaine date soit différée de quelques mois.
Mais il en va autrement de la matière pénale et notamment de tout ce qui concerne la détention des personnes soupçonnées d'avoir commis une infraction.
Parce qu'est en jeu la liberté des intéressés, la procédure pénale est remplie de délais impératifs très important. Et bien sûr tout particulièrement pour ce qui concerne les détentions provisoires avant jugement. Ces délais de détention provisoire ne sont jamais extensibles à l'infini, et quand ils arrivent à leur terme ultime, que la loi ne permet plus leur renouvellement, alors la personne emprisonnée doit être remise en liberté.
Plus précisément, il y a très souvent un premier délai prévu par la loi, puis un ou plusieurs renouvellement autorisés sous le contrôle et par décision d'un juge, après un débat associant la personne poursuivie, son avocat, et le ministère public.
D'où cette crainte spécifique à la matière pénale qui est apparue avec la pandémie et le confinement : existe-t-il un risque que, à cause du fonctionnement considérablement ralenti des juridictions, des renouvellements nécessaires de détention provisoire ne puissent pas être décidés et que, par voie de conséquences, des personnes susceptibles d'avoir commis des infractions très graves et/ou étant dangereuses soient anormalement remises en liberté ?
- Pour limiter ce risque, le gouvernement a écrit dans son ordonnance du 25 mars 2020 (texte intégral ici) que, jusqu'à l'expiration du délai d'un mois après la fin de l'état d'urgence sanitaire, pour ce qui concerne les personnes faisant l'objet d'une instruction ou étant en attente de jugement, et pour les "détentions provisoires en cours ou débutant de la date de publication de la présente ordonnance à la date de cessation de l'état d'urgence sanitaire", "les délais maximums de détention provisoire (..) sont prolongés de (1) plein droit de.." 2 à 6 mois selon les cas.
Ce texte a déclenché un vif débat autour de son interprétation. Mais avant d'y venir quelques remarques préalables s'imposent.
- Dans le juriste, qu'il soit avocat, universitaire ou magistrat, il n'y a pas que le professionnel du droit. Il y a aussi le citoyen qui, à titre personnel, approuve ou désapprouve la norme juridique qu'il doit analyser et commenter ou mettre en oeuvre.
Le risque, toujours fréquent, est que le côté citoyen influence de façon néfaste le côté juriste et fasse obstacle à une interprétation véritablement objective du texte. Autrement dit, que par le biais d'une lecture délibérément orientée du texte le juriste qui le désapprouve en tant que citoyen essaie, consciemment ou non, de l'interpréter de façon à lui enlever l'effet qu'il estime inapproprié.
Si une approche orientée du texte est compréhensible chez le militant qui cherche à aboutir à un résultat particulier et ne se sent pas tenu par l'objectivité, elle ne l'est pas chez le juge qui, dans un état de droit, doit coller au plus près du sens du texte, qu'il lui convienne ou non.
- Il y a parfois aussi un mélange entre le débat autour de l'interprétation du contenu d'un texte et le débat sur la conformité du texte aux normes supérieures. Mais le fait que le texte soit éventuellement non conforme à une norme supérieure n'autorise pas, avant que cette non conformité soit établie, à en transformer le contenu. La seule voie ouverte, quand cela est possible, est la non application du texte.
- Après publication de l'ordonnance, le ministère de la justice a adressé une circulaire et des explications complémentaires aux magistrats, pour les éclairer sur le sens à donner aux normes contenues par l'ordonnance.
La première réaction de certains juristes, légitime d'un point de vue juridique, a été de rappeler qu'une circulaire n'a aucun effet contraignant, que ce qui compte c'est le texte et son éventuelle interprétation s'il subsiste des incertitudes quant à son sens après sa lecture.
Mais si une circulaire d'interprétation d'un texte voté par le parlement est effectivement à prendre avec prudence, dans ce cas précis il est certain que les rédacteurs des ordonnances concernant la justice sont les mêmes que les rédacteurs de la circulaire. Les ordonnances on été préparées par les ministères chacun dans leur domaine de compétence. C'est en ce sens qu'il peut être considéré raisonnablement que la circulaire reflète exactement la volonté des rédacteurs de l'ordonnance.
Toutefois cet argument a ses limites. En effet, si une erreur de rédaction a été commise dans un texte, et si malgré cette erreur le texte est clair, alors il doit être appliqué quand bien même son effet est à l'inverse de ce que souhaitait le rédacteur. Dans une telle hypothèse c'est une nouvelle ordonnance qui doit venir rectifier ce qui a été maladroitement écrit dans la précédente, non une circulaire.
Mais venons en maintenant aux difficultés d'interprétation. Il y en a principalement deux, la seconde étant bien plus importante que la première même si dans une certaine mesure les deux sont liées.
Nous nous intéresserons dans cet article aux délais d'audiencement devant la cour d'assises après la décision de renvoi du juge d'instruction.
- La première difficulté concerne l'interprétation de l'expression : "les délais maximums" dans la phrase : "les délais maximums de détention provisoire (..) sont prolongés de (1) plein droit de..".
Après son renvoi devant la juridiction criminelle et son maintien en détention provisoire, l'accusé soupçonné d'avoir commis un crime (viol, meurtre, enlèvement séquestration, acte de torture ou de barbarie, vol avec arme...) doit comparaître devant la cour d'assises dans un délai maximal d'une année. Sinon il est remis en liberté. Mais, à titre exceptionnel, la chambre de l'instruction à la possibilité, deux fois, de prolonger la détention provisoire de six mois. Si au bout des deux années (1 an + 6 mois + 6 mois) l'accusé n'a toujours pas comparu devant la cour d'assises, il est obligatoirement remis en liberté (texte ici).
L'ordonnance du 25 mars 2020 ajoute un troisième délai de 6 mois.
Mais certains juristes ont posé la question suivante : Ce délai de 6 mois intervient-il après les deux années existantes, ou intervient-il au terme du premier délai ?
Est-ce que l'on a : 1 an ordinaire + 6 mois ordinaire + 6 mois ordinaire + 6 mois ordonnance ? Ou bien : 1 an ordinaire + 6 mois ordonnance + 6 mois ordinaire + 6 mois ordinaire ?
Les non spécialistes du droit vont commencer à croire que le coronavirus à gravement altéré les neurones des juristes puisque dans les deux cas le résultat semble le même, à savoir deux années et six mois de détention provisoire.
Au premier regard ce n'est pas faux. Mais l'intérêt de ce débat est en lien avec la difficulté principale abordée plus loin. En clair, si ce nouveau délai intervient à la fin on ne s'y intéresse pas tout de suite et cela concernera moins de dossiers. Et les prolongations antérieures se font selon le mécanisme actuel. Par contre si la nouvelle prolongation se place après la première année alors ces situations vont se présenter beaucoup plus vite. Et concerner bien plus d'accusés.
Comme élément de réponse, il y a le fait qu'il est écrit dans l'ordonnance que les prolongations prévues par l'ordonnance s'appliquent notamment aux "détentions provisoires en cours". Or pour reprendre notre exemple, si on a en avril 2020 un accusé qui a été renvoyé devant la cour d'assises par une ordonnance du juge d'instruction en date de juin 2019, donc avec une fin de la première année de détention en mai 2020, alors la détention "en cours" est bien celle-ci, celle de la première année. La deuxième prolongation de 6 mois, qui n'interviendra éventuellement que plus tard, n'est pas "en cours" actuellement.
Ceux qui considèrent à l'inverse que le délai prendra sa place seulement à la fin de tous les délais légaux actuels mettent essentiellement en avant le mot "maximum" contenu aussi dans la phrase : "les délais maximums de détention provisoire (..) sont prolongés (..). Et affirment que l'expression "délais maximums" fait allusion au maximum total de détention provisoire.
Cet argument de vocabulaire n'est pas forcément convaincant. Il n'y a rien d'aberrant à dire que, après la décision de renvoi du juge d'instruction, la durée maximale de détention sans nouveau débat est d'un an, et que le premier renouvellement est au maximum d'un an et le second au maximum d'un an.
Dans ces décisions du 26 mai 2020, la cour de cassation a jugé que (termes de la notice jointe) : "L’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 s’interprète comme prolongeant, (..) tout titre de détention venant à expiration (..)". Et non le total de la durée de détention prévu par la loi. Ce qui est logique pour les raisons précitées.
Mais là n'est pas l'essentiel.
- La seconde difficulté est bien plus importante, avec des enjeux de grande ampleur.
La question posée est simple à énoncer : Pour que ce nouveau délai de six mois soit mis en oeuvre, dans notre exemple pour que la première année de détention provisoire soit prolongée des six mois prévus par l'ordonnance, faut-il ou non préalablement l'intervention d'un juge ?
C'est là que les esprits s'échauffent, que le ton monte, et que les juges ont bien des soucis.
Certains soutiennent que même malgré la pandémie et le confinement, des magistrats sont encore au travail et notamment des juges des liberté et de la détention (JLD). Donc qu'il n'existe aucune raison pour que ne se tienne pas le traditionnel débat judiciaire préalablement à la prolongation de la détention. D'autant plus que d'autres dispositions ont permis l'usage de la visio-conférence avec les détenus pour limiter les risques de contamination.
Cet argument ne semble pas pertinent. La possibilité matérielle d'organiser un débat ne renseigne en rien sur le contenu de l'ordonnance. A supposer dès maintenant que l'ordonnance soit sans ambiguïté sur le renouvellement sans décision d'un juge, soutenir que l'intervention de ce juge serait matériellement possible n'y change juridiquement rien.
A l'inverse, les arguments les plus convaincants semblent être en faveur d'une interprétation conduisant à un ajout de ces six mois sans intervention du juge.
Rappelons qu'il y a d'abord, comme mentionné plus haut, la raison d'être de la disposition à savoir la crainte, au moment de la rédaction de l'ordonnance, et cela nonobstant ce qui allait se passer réellement ensuite, que les magistrats ne soient pas suffisamment disponibles pour traiter les nombreux renouvellement de détention provisoire.
Mais, surtout, il y a la présence de trois mots fondamentaux dans l'ordonnance.
Il est en effet écrit dans l'ordonnance que les délais de détention provisoire sont "prolongés de plein droit".
L'expression "de plein droit" est bien connue des juristes. Elle signifie qu'un mécanisme se met en oeuvre sans l'intervention de personne. Par le seul effet de cette disposition.
Dans sa thèse intitulée "L'effet de plein droit", publiée aux éditions Dalloz en 2018, Morgane Tirel intitule le premier chapitre de son livre : "L'éviction du juge" et le second "L'éviction des parties".
Dans un article relatif à l'effet de plein droit, le professeur Christian Atias écrit en 2013 dans le recueil Dalloz (P. 2183) et en introduction de son article : "L'expression « de plein droit » figure dans bien des dispositions légales et dans de nombreuses décisions judiciaires. Le sens qui lui est donné varie. Il s'agit d'une modalité particulière de mise en oeuvre renforcée de la règle. Son objet est précis ; elle emporte principalement suppression de l'exigence d'une décision judiciaire exécutoire."
Pour minimiser la présence de l'expression "de plein droit" dans l'ordonnance, certains ont soutenu qu'il est écrit que ce sont "les délais" qui sont prolongés de plein droit et non "les détentions provisoires".
Mais cet argument n'est pas très pertinent non plus. Car si l'objectif de l'ordonnance était uniquement de rajouter un nouveau délai de six mois aux délais préexistants, il était juridiquement inutile d'ajouter "de plein droit". Les délais seraient rajoutés par l'effet de l'ordonnance et c'est tout.
Pour prendre un seul exemple, il est écrit dans une autre ordonnance, dans le but de rallonger le délai de quinze jours dont dispose le juge des enfants pour convoquer les intéressés et statuer après une première mesure d'assistance éducative prise en urgence sans audition des membres de la famille : "Les délais de quinze jours prévus aux deuxième et troisième alinéas de l'article 1184 du code de procédure civile sont portés à un mois.". Il n'est nullement rajouté que cette prolongation est "de plein droit" (texte ici, art. 16).
- Alors au final la question semble pourvoir se résumer à ceci : Une prolongation "de plein droit" des durées des détentions provisoires en cours arrivées à leur terme est-elle compatible, d'un point de vue juridique, avec l'intervention d'un juge ?
La réponse semble bien se trouver dans la question à travers les notions juridiques qu'elle contient.
Et elle paraît être négative.
C'est ce que vient de juger la cour de cassation. Elle a considéré que "l’expression « prolongation de plein droit » des délais maximums de détention provisoire ne peut être interprétée que comme signifiant l’allongement de ces délais, pour la durée mentionnée à l’article 16, sans que ne soit prévue l’intervention d’un juge".
Réunissant les deux problématiques, elle a précisé avoir estimé que : "il serait paradoxal que l’article 16 ait prévu que l’allongement de la durée totale de la détention s’effectue sans intervention judiciaire tandis que l’allongement d’un titre de détention intermédiaire serait subordonné à une décision judiciaire prise en application de l’article 19 de l’ordonnance."
- Une atteinte limitée au droit d'accès au juge.
Contrairement aux apparences, cette prolongation de plein droit des détentions provisoires, à supposer même que cela soit la bonne analyse de l'ordonnance, ne porte pas une atteinte très importante au droit d'accès au juge.
En effet, l'ordonnance rappelle très clairement, et c'est essentiel, que même après une telle prolongation de plein droit, tous les détenus conservent la possibilité, comme en temps ordinaires, de présenter à tout moment une demande de remise en liberté. Demande qui continue à déclencher automatiquement l'intervention du juge.
Il faut avoir en tête que tous les détenus, notamment en matière criminelle, ne contestent pas tous et tout le temps leur placement en détention provisoire. Le meurtrier qui reconnaît les faits, qui est en attente de sa comparution devant la cour d'assises, qui sait que la peine maximale encourue est de 30 ans de prison, et qui a conscience qu'il sera condamné à de nombreuses années de prison, n'a pas comme première préoccupation la durée de sa détention provisoire à quelques mois près. En ce sens il n'y a pas de grave atteinte au droit d'accès au juge quand l'accusé en détention provisoire qui n'envisageait pas du tout de demander sa remise en liberté voit sa détention prolongée automatiquement de six mois avant son procès.
A l'inverse, celui qui conteste sa culpabilité et par voie de conséquence son maintien en détention avant son passage en cour d'assises, et qui le lundi verrait cette détention prolongée automatiquement par effet de l'ordonnance peut former le mardi une demande de remise en liberté, ce qui va le faire rencontrer le JLD quelques jours plus tard.
- Mais les juges ont d'autres soucis encore.
Les JLD (puis sur recours les chambres de l'instruction des cours d'appel) sont face à un choix : soit ils considèrent que le délai qui arrive à expiration est prolongé de plein droit sans que leur intervention soit nécessaire, et ils rendent une décision dans laquelle ils écrivent n'avoir pas à intervenir. Soit ils considèrent que la prolongation supplémentaire de délai nécessite leur intervention.
En arrière plan le risque est que, si une chambre de l'instruction considère que la durée de la détention en cours est prolongée de plein droit sans que son intervention soit nécessaire, et que de ce fait elle juge qu'elle n'a pas à intervenir, sur pourvoi la chambre criminelle de la cour de cassation juge à l'inverse qu'il fallait une décision judiciaire quand bien même il est mentionné "de plein droit" dans l'ordonnance.
Mais si la cour de cassation juge qu'il fallait une décision judiciaire, que deviendront les détentions provisoires qui se sont poursuivies sans décision d'un juge . Seraient-elles des détentions arbitraires ? Les détenus concernés devront-ils tous être remis en liberté quoi qu'ils aient fait ?
C'est pourquoi même les juges qui sont plutôt convaincus que la prolongation est bien "de droit" et se met en place sans que leur intervention soit nécessaire peuvent être tentés par une conclusion judiciaire inverse pour éviter ce risque. Car si faire intervenir le juge là où il n'y en a pas besoin est inoffensif et sans conséquence juridique, ne pas le faire intervenir quand c'est nécessaire est particulièrement grave. Ce qui est un autre élément qui peut parasiter le raisonnement.
- Comment tout cela va-t-il finir ?
D'après les informations transmises par les médias (lire ici), le gouvernement a envisagé, après débat au parlement, d'obtenir que la nouvelle loi sur l'état d'urgence valide les détentions prolongées sans décisions judiciaires. Mais en contrepartie le juge devrait être de nouveau saisi dans un délai relativement court, au moins pour les dossiers criminels, pour statuer sur le devenir de ces détentions. Et toutes les autres prolongations se feraient à l'avenir avec débat et décision judiciaire.
Et c'est ce qui s'est produit.
Dans son article 1, la seconde loi sur l'urgence sanitaire (texte intégral ici) prévoit entre autres les dispositions suivantes : "A compter du 11 mai 2020, la prolongation de plein droit des délais de détention provisoire prévue à l'article 16 n'est plus applicable aux titres de détention dont l'échéance intervient à compter de cette date et les détentions ne peuvent être prolongées que par une décision de la juridiction compétente prise après un débat contradictoire intervenant, le cas échéant, selon les modalités prévues à l'article 19."
Et il est écrit dans un autre alinéa du même article : "Lorsque la détention provisoire au cours de l'instruction a été prolongée de plein droit..." (cf. plus loin), et dans un autre encore : "(..) la prolongation de plein droit de la détention provisoire intervenue en application de l'article 16 de la présente ordonnance".
Puisque les parlementaires ont écrit qu'à compter du 11 mai 2020 d'une part les prolongations "de plein droit" ne sont plus applicables "aux titres de détention", d'autre part que les prolongations des détentions futures ne peuvent être décidées que par un juge, enfin parce qu'ils ont utilisé l'expression "détention provisoire (..) prolongée de plein droit", cela signifie que pour eux la prolongation de plein droit s'appliquait bien aux détentions en elles-mêmes et non seulement aux délais, et qu'auparavant l'intervention du juge n'était pas nécessaire. Il s'agit d'une validation implicite des prolongations de détentions provisoires sans juge mises en oeuvre depuis la première loi sur l'état d'urgence. La loi nouvelle semble valider les termes de l'ordonnance et leur interprétation par le ministère de la justice.
En plus, les parlementaires ont introduit très provisoirement une nouvelle prolongation de plein droit des titres de détention provisoire en écrivant : " Si l'échéance du titre de détention en cours, résultant des règles de droit commun du code de procédure pénale, intervient avant le 11 juin 2020, la juridiction compétente dispose d'un délai d'un mois à compter de cette échéance pour se prononcer sur sa prolongation, sans qu'il en résulte la mise en liberté de la personne, dont le titre de détention est prorogé jusqu'à cette décision. Cette prorogation s'impute sur la durée de la prolongation décidée par la juridiction."
Auparavant le JLD devait statuer avant le terme de la détention en cours. Avec cette disposition la détention est de plein droit prolongée d'un mois au cours duquel le JLD doit se prononcer.
La nouvelle loi prévoit également que : "La prolongation de plein droit du délai de détention intervenue au cours de l'instruction avant le 11 mai 2020, en application dudit article 16, n'a pas pour effet d'allonger la durée maximale totale de la détention en application des dispositions du code de procédure pénale, sauf si cette prolongation a porté sur la dernière échéance possible."
Par contre, il en va autrement pour les détentions avant jugement. La loi prévoit que : "Pour les délais de détention en matière d'audiencement, la prolongation de plein droit des délais de détention ou celle décidée en application du troisième alinéa du présent article a pour effet d'allonger la durée maximale totale de la détention possible jusqu'à la date de l'audience prévue en application des dispositions du code de procédure pénale."
Les parlementaires ont sans doute eu conscience de l'encombrement futur des juridictions, la masse des dossiers ayant été renvoyés à cause de la grève dure des avocats pendant deux mois puis à cause du confinement étant très importante. Les juridictions disposent donc d'un temps supplémentaire pour audiencer avant la libération automatique des personnes poursuivies, ce qui est opportun notamment en matière criminelle.
Une autre disposition minore également les effets de l'ordonnance : "Lorsque la détention provisoire au cours de l'instruction a été prolongée de plein droit en application de l'article 16 de la présente ordonnance pour une durée de six mois, cette prolongation ne peut maintenir ses effets jusqu'à son terme que par une décision prise par le juge des libertés et de la détention selon les modalités prévues à l'article 145 du code de procédure pénale et, le cas échéant, à l'article 19 de la présente ordonnance. La décision doit intervenir au moins trois mois avant le terme de la prolongation."
Parce qu'il s'agit du délai le plus long de la détention renouvelée de plein droit, et que le confinement total vient de cesser, parce que les juridictions vont progressivement reprendre leur fonctionnement normal, la loi prévoit que pour ces prolongations le JLD va devoir intervenir pour les maintenir ou remettre les intéressés en liberté.
Et la cour de cassation a posé dans les arrêts du 26 mai 2020 le mode d'emploi général pour la période à venir. Statuant sur la conventionnalité du procédé prévu par l'ordonnance, elle a jugé que : "L’article 16 de l’ordonnance n’est compatible avec l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme et la prolongation qu’il prévoit n’est régulière que si la juridiction qui aurait été compétente pour prolonger la détention prend, dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit, une décision par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention. Ce délai ne peut être supérieur à un mois en matière délictuelle et à trois mois en matière criminelle ainsi qu’en cas d’appel d’une décision de condamnation. "
Ce qui rejoint ce qui a été prévu par la seconde loi sanitaire mentionnée plus haut.
Et la cour de cassation précise que quand il sera de nouveau saisi : "il appartient au juge qui aurait été compétent pour se prononcer sur la prolongation de la détention provisoire si celle-ci n’avait pas eu lieu de plein droit, non pas d’ordonner cette prolongation, mais d’examiner la question du maintien en détention de la personne détenue, en exerçant le même contrôle que celui qui aurait été le sien s’il avait dû prononcer sur cette prolongation. "
Et elle conclut par voie de conséquence que : "à défaut d’un tel contrôle exercé selon les modalités et dans le délai précisés ci-dessus, l’intéressé doit être immédiatement remis en liberté, sauf s’il est détenu pour autre cause. "
- Que penser de tout ceci ?
L'objectif de départ du ministère de la justice était compréhensible. En plein développement de la pandémie, en période de strict confinement, il existait véritablement un risque non négligeable que l'institution judiciaire ne soit pas physiquement et matériellement en capacité de statuer selon la procédure ordinaire sur toutes les éventuelles prolongations de détentions provisoires, les JLD devant en plus continuer à intervenir dans bien d'autres domaines.
Mais l'ordonnance est allée trop loin pour pouvoir être largement approuvée.
Si une prolongation de plein droit des détentions provisoires arrivant à échéance pendant cette période de fonctionnement très réduit des juridictions peut être comprise, il est bien plus délicat de justifier une prolongation de plein droit pour des détentions venant juste de débuter et arrivant à échéance au premier trimestre 2021, et pour d'autres plus tard. Quand, espérons le, il n'y aura plus ni pandémie ni confinement.
Il était donc été judicieux de limiter les détentions susceptibles d'être prolongées de plein droit à celles venant à échéance actuellement.
Par ailleurs, il n'était pas d'emblée indispensable d'écarter l'intervention du juge. Le choix d'une prolongation de plein droit, donc sans juge, aurait pu être laissé en réserve et cette procédure inédite mise en oeuvre uniquement quand il aurait été constaté, concrètement, que les juridictions sont dans l'incapacité manifeste d'organiser ces débats et de produire des décisions judiciaires.
L'ordonnance a ratissé trop large et trop tôt.
Et la rédaction de l'ordonnance aurait pu être meilleure.
Par contre, du fait du retard pris dans le jugement des affaires du fait du non fonctionnement des cours d'assises dans tout le pays et du fonctionnement très réduit des tribunaux correctionnels, les affaires renvoyées sont nombreuses en conséquences du confinement. Affaires non traitées auxquelles se surajoutent les nombreuses affaires renvoyées sous la contrainte des avocats pendant leur grève.
C'est pourquoi le rallongement des délais de détention était utile pour éviter de dommageables remises en liberté, au moins en matière criminelle.
L'essentiel était là, autour de la durée totale maximale de détention provisoire, et les dispositions la rallongeant auraient été suffisantes, au moins dans un premier temps.
La seconde loi d'urgence, au regard de toutes ces problématiques, a rectifié le tir.
La chambre criminelle de la cour de cassation vient de mettre de l'ordre dans tout ce désordre. Qui aurait pu être évité (2).
- Un commentaire périphérique pour terminer.
A côté du débat juridique mentionné plus haut, de nombreux observateurs se sont interrogés sur un élément qui les a laissés perplexes.
Ce sont les avocats qui, les premiers, ont contesté les normes contenues dans l'ordonnance. Avec force, par le biais de communiqués, d'interviews, d'articles dans les journaux, ils ont dénoncé comme insupportable, scandaleux et violant tous les principes juridiques fondamentaux le fait que l'on puisse prolonger sans décision judiciaire de nombreuses détentions provisoires.
Ce qui est étrange, c'est qu'en janvier et février 2020, donc hier, les mêmes avocats, pendant leur grève, ont par la force et parfois par la violence empêché les juridictions pénales de fonctionner, au premier rang desquelles les cours d'assises. Ils ont pendant deux mois imposé aux juges de renvoyer les affaires, ce qui a par voie de conséquence entraîné la prolongation de très nombreuses détentions provisoires. Et cela sans débat et sans aucune décision judiciaire.
Pendant les deux mois de grève, affaire après affaire, des présidents de cours d'assises ont à l'audience attiré solennellement l'attention des avocats sur le fait que les détentions allaient être rallongées anormalement (la détention provisoire cesse à la date du jugement), et sans débat, et ces présidents ont demandé aux avocats de faire une exception à leur grève pour éviter ce grave dysfonctionnement. A chaque fois les avocats, souvent à travers les bâtonniers, ont répondu sans ambiguïté que cela leur était égal, qu'ils le faisaient en pleine connaissance de cause, et ont maintenu leur opposition à la tenue des procès.
Autrement dit, les avocats dénoncent aujourd'hui comme inacceptable, scandaleux et contraire aux droits fondamentaux des justiciables ce que tous ensemble, leurs bâtonniers en tête, ils ont imposé par la force pendant deux mois. Et avec des conséquences autrement plus dramatiques pour les détenus que celles résultant de l'ordonnance (lire ici).
Cela mériterait quelques explications de leur part.
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(1) Dans l'article 16 de l'ordonnance il est écrit "sont prolongées plein droit". L'absence du mot "de" avant "plein droit" n'a semble-t-il pas été vue par les rédacteurs...
(2) En parallèle à ce qui est présenté dans cet article, la chambre criminelle a jugé que :" l’article 11 de la loi du 23 mars 2020, en ce qu’il pourrait ne pas préciser suffisamment les modalités de l’intervention du juge judiciaire lors de l’allongement des délais de détention, pose, au regard de l’article 66 de la Constitution, une question sérieuse, justifiant le renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité des demandeurs au Conseil constitutionnel."