Paroles de jurés (25)
Par Monsieur S. juré en 2018
Témoignage
Ces deux semaines de jugement ont été parmi les moments les plus denses qu’il m’ait été donné de vivre. C’est une expérience bouleversante, éprouvante, très prenante, mais aussi une leçon extraordinaire sur la condition humaine.
Dans les semaines qui l’ont précédé, deux éléments dominaient dans l’idée que je me faisais de ce procès : l’atrocité du crime et une ambiance solennelle, empreinte de raideur, un rapport distant entre jurés et magistrats. J’envisageais donc ce procès comme une rude épreuve, mais je n’ai pas voulu m’en faire dispenser comme le permettait mon âge. C’est un devoir civique et je n’avais pas de raisons de m’en décharger sur quelqu’un d’autre.
Premier matin
La vie m’a confronté à toutes sortes de situations difficiles ou impressionnantes. Pourtant, c’est une sensation pratiquement inconnue qui m’accompagne sur mon vélo vers le tribunal : une boule au ventre, que je ne m’explique pas vraiment.
Dans la salle d’Assises, alors que je m’attendais à des rapports guindés, froids, distants avec les magistrats, je suis très heureusement surpris par la simplicité, la cordialité et l’efficacité pédagogique du président, qui nous met immédiatement à l’aise. Cette attitude, qui sera également celle des deux autres juges tout au long du procès, se révélera un soutien précieux dans le travail éprouvant que nous aurons à mener pendant ces deux semaines.
Premier après-midi
Le tirage au sort est un moment difficile: trac intense, impossible de savoir si je préfère être tiré au sort ou non, récusé ou non. Finalement, je suis le dernier juré titulaire tiré au sort, grâce (?) aux nombreuses récusations de l’avocat général, dont je remarque la tendance à écarter les jeunes femmes. Les personnes issues de l’immigration ayant été éliminées par le tirage au sort, nous sommes six jurés titulaires d’origine européenne, d’un certain âge. Je regrette que la composition du jury ne soit pas plus représentative de la structure de la population française, qu’il s’agisse du genre, de l’âge ou de l’origine. Les remplaçants, également d’origine européenne.
La session s’ouvre. L’accusé est là. L’écart est ahurissant entre son apparence et les atrocités qu’il a commises : premier choc, première leçon.
Que cachent des apparences aussi lisses ? Les premiers éléments nous sont donnés par l'enquêtrice de personnalité, la psychologue et le psychiatre. Notre connaissance de l’accusé commence à s’enrichir. Tout assassin qu’il est, il va devenir au fil des jours une personne, avec un profil psychologique, un parcours semé d’événements marquants, un environnement familial et amical.
Les experts nous informent sur les faits, sordides, effroyables, qui révèlent de temps à autre des «détails » insoutenables. Pas facile à entendre, pas facile à oublier une fois chez soi ! Peu à peu s’élabore un scénario, émaillé de points d’interrogation qu’il faudra s’efforcer d’éliminer autant que possible. Mais le président nous avait prévenus : « Il manquera toujours quelques pages ».
Entre les jurés, l’ambiance est bonne. Nous commençons à nous connaître.
Ce qui m’a particulièrement impressionné en ce premier jour de procès, c’est l’ampleur des compétences et des moyens déployés pour juger équitablement un homme, dont la culpabilité est certaine et le crime particulièrement horrible. Dans bien des pays et à bien des époques, la justice ne se serait pas embarrassée d’autant de moyens pour le juger. Son sort aurait été vite réglé. De nos jours où, lorsqu’on parle de la justice, c’est - à juste titre - pour déplorer son manque de moyens et s’inquiéter de son avenir, la très grande qualité de cette session d’assises m’a réconforté. En tant que Français, on peut être fier d’une telle justice.
Déception en revanche du côté des avocats : d’abord en raison d’une tendance de la plupart d’entre eux à systématiquement faire répéter aux experts et aux témoins ce qu’ils ont déjà dit, à chercher à leur faire dire plus que ce qu’ils ont déclaré, à déguiser en questions des arguments de plaidoirie.
De plus, deux avocats se sont distingués à plusieurs reprises par une attitude agressive et irrespectueuse, y compris vis-à-vis du président, attitude d’autant moins compréhensible qu’en indisposant la cour, elle ne peut que nuire à la cause de leurs clients. Au chapitre des avocats, je serai stupéfait le dernier jour par la plaidoirie de l’un d’eux, pourtant loin d’être un débutant : son emportement extrême du début à la fin de sa plaidoirie le mettra dans l’incapacité de former des phrases et d’argumenter, comme si une indignation sans borne (mais non expliquée) le laissait sans voix : un comble pour un avocat. C’était pathétique.
Lors des plaidoiries, j’ai trouvé désinvolte l’attitude de l’avocat général entièrement (voire ostensiblement) accaparé par son smartphone tout au long des plaidoiries.
Les jours suivants
Alors qu’avant le procès, on n’a en tête que la barbarie du crime commis, les multiples rapports d’expertises et les nombreux témoignages reconstituent progressivement dans toute sa complexité et toutes ses dimensions le contexte qui fait de chacun de nous, assassin ou non, un être humain.
Assister à la restitution si complète de ce contexte a été pour moi l’aspect fascinant de notre mission de juré. Ainsi, au bout d’une semaine et demie, il est devenu absolument impossible, en tous cas pour moi, de réduire l’accusé à son crime monstrueux, pas plus qu’il n’est possible, bien sûr, de l’en absoudre : les faits sont bien là, dans leur horreur. Ce sentiment, je l’ai partagé avec quelques amis et membres de ma famille à qui j’avais suggéré d’assister, ne serait-ce que quelques heures, au procès. Je dois dire d’ailleurs que les discussions que j’ai pu avoir avec eux m’ont éclairé et soutenu.
Le paradoxe est qu’au terme de ce procès instruit trois ans et demi durant par deux juges, et malgré la quantité considérable d’informations donnée par les experts, les policiers, les témoins, la famille, l’accusé lui-même, les avocats, on reste finalement dans l’incertitude sur le(s) mobile(s) réel(s) du meurtre et sur les raisons de son extrême violence. J’ai le sentiment qu’à ce livre-là, il manquera toujours plus que quelques pages.