"La réforme du traitement des pourvois", par Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation
rem : cette tribune a été publiée sur le site de la cour de cassation (cf. ici)
La Cour de cassation a transmis à Madame la garde des Sceaux une proposition tendant à créer une procédure de filtrage des pourvois, en sollicitant qu’elle soit intégrée au projet de loi de programmation de la Justice en cours d’élaboration.
Par lettre de mission en date du 19 septembre 2014, le président Jean-Paul Jean, directeur du Service de documentation, des études et du rapport (SDER), s’est vu confier le soin d’engager une réflexion au sein et en dehors de la Cour sur l’exercice de sa mission de juridiction supérieure au regard du contexte juridique et social, national et international, et de son évolution au cours des dernières décennies, empruntant de la sorte la démarche déjà suivie par d’autres pays européens tels que l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse ou l’Espagne.
C’est ainsi qu’a été mise en place une commission chargée d’étudier les évolutions envisageables des modalités de traitement des pourvois, concernant notamment la nature et le niveau des contrôles à opérer par la Cour de cassation, de façon à ce que ceux-ci soient mieux coordonnés avec ceux auxquels se livrent la Cour européenne des droits de l’Homme et la Cour de justice de l’Union européenne, entrées bien après la Cour de cassation dans le paysage judiciaire, mais y occupant une place croissante et prépondérante.
Après plus de deux ans de consultations, le président Jean-Paul Jean a remis son rapport en mars 2017. Celui-ci a formulé de nombreuses propositions dont deux ont été privilégiées par la conférence des présidents de chambre : celles concernant le filtrage des pourvois et l’enrichissement de la motivation des arrêts de la Cour.
Le président Bruno Pireyre, nouveau directeur du SDER, a été chargé par lettre de mission du 20 mars 2017 de mener à bien la transformation de ces deux propositions en projets de dispositifs opérationnels. La première mission s’est achevée le 15 mars 2018, tandis que l’aboutissement de la seconde est attendu pour la fin juin 2018.
Sur le premier thème, la large concertation qui a été conduite (chambres-parquet général-greffe-avocats aux conseils, conférence des premiers présidents des cours d’appel, Université…) a débouché sur le projet - limité à ce stade au seul contentieux civil - qui vient d’être communiqué à la ministre de la Justice.
L’objet de ce projet est d’instaurer un mécanisme de régulation des pourvois afin de permettre à la Cour de cassation de remplir efficacement son double rôle d’éclairage de la norme et d’harmonisation de la jurisprudence. Actuellement, l’obligation qui est la sienne de traiter, chaque année, plus de 20000 pourvois en matière civile, ne lui permet plus d’assurer son office de cour supérieure avec la lisibilité et la réactivité nécessaires. Et ce d’autant plus qu’elle est soumise à l’influence toujours plus forte des juridictions européennes qui, au travers de leur mode de contrôle du respect des droits fondamentaux, l’invitent par voie de conséquence à adapter sa propre technique de cassation.
L’introduction d’un filtrage à la Cour de cassation, concomitamment à l’adaptation du mode de contrôle, répond au souci d’accorder toute l’importance qu’il convient à la garantie des droits fondamentaux. Elle vise aussi à établir une véritable priorité dans le traitement et l’examen des recours.
En effet, parmi les très nombreux pourvois dont la Cour est saisie en matière civile chaque année, les trois quarts sont voués à l’échec, parce qu’ils ne présentent pas de moyen sérieux de cassation, le justiciable tentant trop souvent d’obtenir devant un troisième juge ce qu’il n’a pu convaincre le premier juge et le juge d’appel de lui accorder. L’utilisation dénaturée du pourvoi apparaît ainsi, dans ces cas-là, comme une tentative d’échapper au cours normal de la justice. C’est pourquoi, loin de remettre en cause le droit à l’égal accès de tous au juge de cassation, le filtrage apparaît bien au contraire comme le procédé nécessaire pour établir une égalité véritable entre les justiciables devant la Cour, en garantissant à tous ceux dont la cause est sérieuse un traitement identique, à l’exclusion des pourvois reposant sur des moyens infondés, dont le rejet est inéluctable, et qui détournent la Cour de cassation de sa mission naturelle.
Par ailleurs, le vaste mouvement d’open data des décisions de justice actuellement à l’œuvre, et qui, à terme, mettra à la disposition de tous, pour les livrer à de nouveaux modes de recherche scientifique, l’ensemble des arrêts et jugements prononcés par les juridictions de l’ordre judiciaire, rend lui aussi particulièrement nécessaire une régulation mieux ordonnée du droit. Cet impératif s’impose à la Cour de cassation, dont c’est la mission première, en relation directe avec l’amélioration de la qualité des décisions de justice et du service rendu aux justiciables. Par son objectif de discernement qualitatif, le filtrage des pourvois participe à ce vaste mouvement d’ouverture de l’accès au droit qui est en cours, et qui est appelé à connaitre un développement considérable.
En outre, faisant écho à ce dernier phénomène, la procédure de filtrage est encore un élément de la réforme d’ensemble des voies de droit et de recours en matière civile. La refonte nécessaire de l’architecture des recours, induite par le reconnaissance du premier juge comme celui du commencement et de l’achèvement normal du procès, conduit à en concentrer les moyens au premier degré de juridiction, et à consacrer l’immutabilité du litige entre la première instance et l’appel en optant pour un véritable second degré de juridiction limité au seul examen du jugement rendu au premier degré.
Cette évolution est appelée à accompagner un filtrage des pourvois conçu comme l’aboutissement d’une chaîne judiciaire rationalisée et réorganisée à partir du souci d’offrir au justiciable une plus grande célérité dans le traitement des contentieux, et une plus grande prévisibilité de la solution qu’il est en droit d’espérer, gage de sécurité et de stabilité juridiques pour tous : il en va, en particulier, de l’intérêt du juge et du droit français à être choisis par les opérateurs internationaux, choix lui-même appelé à s’exercer dans un contexte concurrentiel grandissant entre les systèmes judiciaires.
L’économie du projet élaboré par la Cour de cassation est simple : introduire le filtrage des pourvois par la voie d’une demande d’autorisation qui sera appréciée à la lumière de critères alternatifs fondés sur l’intérêt que présente une affaire pour le développement du droit, l’unification de la jurisprudence, ou bien encore la préservation d’un droit fondamental auquel il serait gravement porté atteinte. Il s’agit par là de permettre à la Cour de cassation de sélectionner, sur la base d’une analyse préalable des principaux arguments présentés à leur appui, les pourvois justifiant un examen approfondi en considération des critères ainsi retenus.
L’emploi de ces critères pour réaliser le filtrage des pourvois doit permettre à la Cour de cassation de mieux remplir sa mission historique dans un environnement juridique qui subit une mutation majeure, tout en préservant le droit de tout justiciable à voir sa cause retenue dès lors qu’elle offre des raisons sérieuses de justifier son examen par la cour supérieure.