Discours du président de la Cour de cassation, lors de la prestation de serment des auditeurs de justice de la promotion 2017 (ENM)
Chaque année, l’accueil de la nouvelle promotion d’auditeurs de justice est l’occasion pour moi d’une remontée dans le temps afin de me resituer dans l’état d’esprit où je me trouvais lorsque j’étais à votre place.
De cette façon, je cherche à mieux appréhender ce que peut être le vôtre aujourd’hui et à discerner, avec l’expérience du temps qui a passé, ce qui doit l’occuper essentiellement.
Je n’évoquerai qu’en quelques mots l’aspect personnel qui est naturellement important dans un moment pareil : le soulagement de la réussite face à un accès difficile qui ouvre sur une transformation de votre vie, la fierté d’entrer dans une fonction que vous avez sans doute idéalisée dans votre imaginaire, le bonheur que vous procurez à votre famille, notamment à vos proches qui vous ont conduits là, pour un grand nombre d’entre vous, et qui vous entourent souvent pour le grand rituel de la prestation de serment, rituel chargé de sens, marqueur de la vie nouvelle qui commence pour vous.
Voilà qui nous amène à l’aspect fonctionnel des pensées du moment.
L’aspect fonctionnel, c’est d’abord la déontologie, l’éthique, la dimension morale, qui vous habite déjà sans doute.
C’est peut-être même cette dimension qui vous a guidés jusqu’ici. Le serment que vous allez prêter, comme un engagement de vie, cible deux valeurs essentielles : dignité, loyauté.
J’y reviendrai.
Mais, la déontologie n’épuise pas la réflexion d’un magistrat.
L’auditeur de justice entre dans le mécanisme très subtil de la séparation des pouvoirs à la française, où il doit exercer sa perspicacité pour ne pas emprunter de fausses pistes.
C’est le second point sur lequel je reviendrai aussi.
Enfin, le magistrat doit être en éveil sur son cœur de métier : le respect de la loi qui n’empêche pas de réfléchir à ses défauts et aux corrections qu’on peut lui apporter. Là encore, il faut discerner l’immanent et le temporel.
Donc, trois points : déontologie, institution, fonctionnement.
C’étaient les trois thèmes qui m’habitaient l’esprit lorsque je suis venu pour la première fois à l’Ecole de la magistrature, autour d’une question fédératrice : comment contribuer à ce que la Justice, dont je deviens un des acteurs, inspire confiance aux autres, à travers ce que je peux faire moi-même à mon niveau, à travers ses institutions, à travers son fonctionnement.
Pour commencer, reprenons les deux termes, dignité et loyauté, pour en décliner les applications.
I. La dignité inspire plutôt les comportements personnels qui nous placent sous le regard des tiers :
Comportement à l’égard des justiciables en audience : écoute, respect, fermeté si nécessaire, égale distance entre toutes les parties.
N’oubliez jamais que vous serez jugés d’abord sur votre façon d’être, de parler, et d’agir. Certains d’entre nous peuvent donner une image destructrice pour la justice par leurs propos déplacés ou leur attitude désinvolte face à des personnes toujours stressées et placées en situation d’infériorité par leur comparution devant un juge ou un tribunal.
D’autres, les plus nombreux, font honneur à la justice et au devoir de dignité, nous font honneur à tous, par le tact qu’ils manifestent, leur souci des personnes et de leurs fragilités.
Comportement à l’égard des collègues : solidarité dans les difficultés, franchise et courtoisie dans les débats, équilibre entre distance et familiarité qui préserve la liberté d’action autant que le respect mutuel. Vos collègues vous jugeront sur ces qualités, selon que vous les manifesterez ou non.
II. La loyauté évoque davantage notre rapport personnel, souvent intime, avec l’institution elle-même.
A cet égard, dans le devoir de loyauté, s’insère en premier lieu le principe de légalité. C’est par rapport à la loi seule que le juge doit se déterminer, à l’abri de toute forme d’influence, qu’elle procède de la pression des personnes ou des idées, des appartenances ou des systèmes de pensée.
Mais la loyauté nous amène aussi à l’image collégiale du corps judiciaire devant le regard du public. La loyauté en ce sens nous oblige à lutter contre la propension à l’individualisme, à la personnalisation de la décision judiciaire à travers l’identité propre du juge.
La loyauté ainsi entendue met en valeur l’humilité attendue du juge, sa capacité à dominer ses propres tendances et ses réflexes intellectuels pour accepter les consensus qui se forment autour de lui et y adapter son activité.
La loyauté nous ramène ainsi au devoir de formation continue, à l’entretien de notre connaissance de la jurisprudence et des pratiques admises, de façon à mieux nous y inscrire, et à donner de la justice une image moins dispersée et plus prévisible.
Sur ce point, votre génération va connaître la révolution numérique par l’open data, c’est-à-dire la mise à disposition du public de l’ensemble des décisions judiciaires des différents degrés de juridiction.
Il faut s’attendre à ce que cette innovation, grâce aux algorithmes permettant de mettre en lumière les tendances, conduise à des décisions davantage harmonisées.
Cette révolution des techniques marquera en réalité une nouvelle étape pour le principe de loyauté et l’élargissement de son champ, en ce sens que le juge disposera de moyens performants pour vérifier si sa jurisprudence personnelle est conforme, à données comparables, aux mouvements d’ensemble des juridictions de même nature.
Mais la loyauté, ce n’est pas seulement des devoirs dans ses rapports aux autres. C’est aussi une attention en éveil sur les principes qui fondent l’institution judiciaire afin de lui permettre de remplir le rôle que la Constitution lui confie.
Vous allez être occupés par le quotidien d’une activité très prenante. Vous aurez le souci d’acquérir votre métier et de bien l’accomplir.
Le risque est que vous ne soyez pas suffisamment attentif à votre environnement institutionnel, son positionnement et son évolution, et que votre esprit relègue ces questions dans la culture générale. Quelques idées simples doivent vous servir de repère.
Vous entrez dans une institution hybride.
L’autorité judiciaire procède, au même titre que les autres pouvoirs publics, de la Constitution qui lui a confié la sauvegarde de la liberté individuelle des citoyens. Mais, en même temps, elle est une administration, au sens où elle est gérée par un ministre, et elle est qualifiée pour cette raison de service public.
Vous serez partagés entre les deux cultures, celle de l’indépendance qui s’attache à votre mission constitutionnelle pour le service des droits et libertés des citoyens, et celle de la subordination qui est liée à votre qualité d’agent du service public tributaire du gouvernement pour la gestion de sa carrière, et de ses moyens d’existence aussi bien professionnels que personnels.
Cette double appartenance n’est pas toujours simple à vivre. Les logiques gouvernementales vous amèneront à participer à des politiques publiques, variables selon les orientations des dirigeants du moment, et où la confusion des genres est un risque qui peut alimenter un certain relativisme des concepts. Par exemple, la politique gouvernementale d’assistance aux victimes, perçues comme une catégorie de citoyens fragilisés qui doivent être assistés, ce qui est en soi tout à fait louable, a eu recours depuis des dizaines d’années à la participation des magistrats. Les magistrats ne doivent jamais oublier que les victimes sont pour eux des justiciables dont les intérêts peuvent être en conflit avec ceux d’autres justiciables. Le juge ne doit pas ignorer que sa contribution à des actions conduites en faveur des victimes peut le disqualifier pour le jugement des procès qui les opposent aux responsables de leurs préjudices.
Plus généralement, vous devez rester en éveil sur tous les genres de conflits d’intérêts possibles que peut faire naître la participation du juge au mouvement associatif.
La loi organique du 08/08/2016 est intervenue pour aider le magistrat à se préserver de ces risques. Elle a fait du président de votre tribunal et du premier président de votre cour d’appel le référent de vos interrogations. Utilisez pleinement ce canal, lui-même complété par les services déontologiques mis en place par la loi et par le Conseil supérieur de la magistrature.
Vos chefs de cour et de juridiction ont besoin de vous aussi pour réfléchir : la gestion quotidienne, ses contraintes et ses servitudes, les éloignent souvent eux aussi des questions essentielles à l’institution.
Et vous aussi individuellement, soyez toujours vigilants et exigeants avec vous-même, sur votre absolue neutralité, sur sa réalité telle que vous devez la vivre intérieurement et sur l’apparence positive que vous devez en donner.
L’activité quotidienne, faite de pénurie de moyens et de traitement des stocks, présente un autre risque : celui de vous habituer aux procédures telles quelles sont, et d’émousser votre esprit critique.
L’activité législative et réglementaire est le produit d’influences diverses et contradictoires.
Il en va ainsi notamment en ce qui concerne les règles qui encadrent le procès où les réformes et les pratiques des dernières décennies ont conduit, en matière aussi bien civile que pénale, à une complexité croissante et à l’allongement des délais de jugement. Il en résulte une forte incompréhension du public qui voit souvent le fonctionnement de la justice comme une source d’impuissance, quand ce n’est pas d’incompétence, surtout quand les affaires atteignent un certain degré de complexité.
Exercez toujours votre regard critique sur ces questions.
Les débats publics d’intérêt général sont ouverts aux magistrats. Ne craignez pas de faire connaître les défauts du système.
Votre seule obligation à cet égard est d’être crédibles grâce au contenu et à la forme de votre expression.
De cette manière, vous aiderez nos concitoyens à ne pas confondre les magistrats avec les textes qu’ils appliquent, comme ils ont trop souvent tendance à le faire.
Pour cela, vous disposerez d’organisations professionnelles nombreuses que vous aurez la responsabilité de crédibiliser toujours plus en y portant une parole forte marquée par la hauteur de vue.
Non ! Les besoins de la justice ne sont pas seulement une affaire financière pour régler des difficultés matérielles. C’est d’abord une réforme juridique globale inscrite dans la continuité et sur laquelle un consensus doit se former à partir d’une réflexion exigeante et technique guidée par le savoir-faire.
En d’autres termes, refusez la banalisation de l’autorité judiciaire comme celle d’un service à aménager selon les opinions de tout un chacun au gré des alternances politiques.
Soyez une force de réflexion neutre, professionnelle et audible pour gagner le respect et l’écoute du public.
Ne soyez pas des magistrats habitués et assoupis.
Vous contribuerez ainsi, par votre action et votre réflexion, à redonner à l’autorité judiciaire la place institutionnelle qui est la sienne au sein de l’Etat.